Il y a 100 ans ....

 

Quand Paris et Londres refaisaient le Moyen-Orient sur le dos des Arabes
Pierre Haski Rue 89

C’est une page d’histoire vieille d’un siècle qui est en train de se refermer progressivement, dans les fracas de la guerre. En 1916, en plein conflit mondial et dans le plus grand secret, Français et Britanniques redessinaient la carte du Moyen-Orient post-ottoman en s’attribuant des zones d’influence : ce sont les célèbres accords Sykes-Picot que les convulsions actuelles de l’Irak menacent, de facto, de détruire.

Sykes-Picot : ces noms reviennent si souvent dans les discours sur le Moyen-Orient depuis un siècle qu’on en oublie les personnages et les circonstances qui les ont inscrits dans l’Histoire.

En 1916, l’Empire ottoman finissant est l’allié de l’Allemagne, et les alliés français et britanniques, les deux principales puissances coloniales, rivaux historiques mais engagés ensemble dans la « grande guerre », pensent déjà à se partager les dépouilles alléchantes de la Sublime Porte.

Rappel historique utile, tiré de l’Atlas géopolitique du Moyen-Orient et du monde arabe, sous la direction de Philippe Lemarchand, dont sont extraites ces cartes :

« Du XVIe au XIXe siècle, l’Empire ottoman contrôla, de la Grèce au Levant et à l’Algérie, la majeure partie du bassin méditerranéen. Devenu l’“homme malade de l’Europe” aux débuts de l’expansion coloniale, l’Empire, qui contrôlait de plus en plus mal ses provinces lointaines, fut progressivement dépecé par les puissances. »

François Georges-Picot et Mark Sykes

Deux hommes laisseront leur nom à ce remodelage de la carte :


François Georges-Picot, avocat puis diplomate français, en poste à Copenhague, Pékin, puis consul de France à Beyrouth au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Il était membre du « parti colonial », ce comité de notables et d’élus français de tous les bords qui se donnait pour mission d’influencer les décisions politiques dans le sens de l’expansion (et par ailleurs, pour la petite histoire, grand-oncle de Valéry Giscard d’Estaing...) ;

Il négocie les accords secrets sur le Moyen-Orient au nom du ministère des Affaires étrangères, et sera par la suite haut-commissaire en Palestine et en Syrie (il était partisan déclaré d’une grande Syrie allant de l’actuel Liban jusqu’à Mossoul, dans le nord de l’Irak, évidemment sous contrôle français). Il sera ensuite ambassadeur en ... Argentine !


Mark Sykes, lieutenant-colonel de l’armée britannique, spécialiste du Moyen-Orient et membre du Parti conservateur.
Cet aristocrate anglais a participé à la guerre des Boers, au tournant du siècle, opposant l’armée britannique aux descendants de colons néerlandais pour le contrôle de l’Afrique du Sud, avant de se tourner vers le Moyen-Orient. Il visite en particulier à deux reprises le Kurdistan avant le début de la Première guerre mondiale.

Pendant la guerre, il est rattaché au War Office britannique, au nom duquel il négocia les accords secrets avec la France. On lui attribue un rôle dans la déclaration Balfour qui garantissait un « foyer national » aux juifs, mais aussi, selon l’historien israélien Tom Segev, une déclaration de mépris vis-à-vis des juifs dans un courrier adressé au futur roi Fayçal d’Irak...

Il mourra à l’age de 40 ans, en 1919 à Paris où il participait aux négociations de paix, victime de l’épidémie de grippe espagnole qui fit des millions de victimes. Son corps fut exhumé, avec l’accord de sa famille, en 2008, dans l’espoir de récupérer à des fins scientifiques des informations sur ce virus.

Les accords secrets franco-britanniques

L’état d’esprit concernant le futur Moyen-Orient est parfaitement résumé dans un article du Monde diplomatique de 2003, par Henry Laurens, professeur au Collège de France et grand connaisseur de l’histoire de cette région :

« Un certain nombre d’esprits romantiques du Caire, dont le plus célèbre sera T.E. Lawrence, le futur Lawrence d’Arabie, misent sur une renaissance arabe qui, fondée sur l’authenticité bédouine, se substituerait à la corruption ottomane et au levantinisme francophone.

Ces Bédouins, commandés par les fils de Hussein, les princes de la dynastie hachémite, accepteront naturellement une tutelle britannique “bienveillante”. Londres leur promet bien une “Arabie” indépendante, mais par rapport aux Ottomans.

De leur côté, les Français veulent étendre leur “France du Levant ‘ à l’intérieur des terres et construire ainsi une grande Syrie francophone, francophile et sous leur tutelle.’

Français et Britanniques ont un intérêt commun à rallier à leur camp les tribus arabes, pour les retourner contre les Ottomans. Mais tout en leur faisant de grandes promesses, ils négocient secrètement, derrière leur dos, leurs futurs zones d’influence.

Mark Sykes et François Georges-Picot s’y attellent pendant plusieurs mois de négociation difficile, pour aboutir en 1916 à la signature d’un accord signé par l’ambassadeur de France à Londres, Paul Cambon, et le secrétaire au Foreign Office, Edward Grey.

‘Les prétentions de Picot sont absurdes’

Fin 1915, toutefois, comme le raconte Jeremy Wilson, auteur d’une formidable biographie de Lawrence d’Arabie (éd. Denoël, 1994), un négociateur britannique résume l’impasse dans un mémorandum :

‘Ainsi que vous le verrez, les choses ne démarrent pas très favorablement, ce qui n’est pas très surprenant avec Picot comme représentant français. Les prétentions de Picot sont absurdes et ses arguments valent pratiquement zéro’.”

Dans ce choc des puissances coloniales, plus habituées à se combattre depuis des siècles qu’à coopérer, le personnage de François Georges-Picot cristallise les ambitions contradictoires. Le 10 décembre 1915, un négociateur britannique écrit à son ministère :

“Le choix de Picot pour les représenter est une indication décourageante de l’attitude des Français. Sur la question syrienne, Picot est un fanatique notoire et il est absolument incapable de participer à un règlement mutuel sur la base du sens commun raisonnable qu’exige la situation actuelle.”

Les Britanniques redoutent que l’affichage des ambitions françaises sur la Syrie, incarnées par François Georges-Picot, ne rendent plus difficile le soulèvement des tribus arabes contre l’Empire ottoman auquel s’active Lawrence d’Arabie. Ils ont appris qu’un diplomate français en poste au Caire a déclaré à un notable arabe de Damas que le gouvernement français n’accepterait jamais que la Syrie fasse partie d’un empire arabe.

Ce diplomate, selon Londres, aurait annoncé la couleur :

“La Syrie sera sous le protectorat de la France et nous enverrons bientôt une armée pour l’occuper.”

Un accord de circonstances

Quelques mois plus tard, néanmoins, l’accord se fait entre Sykes et Georges-Picot, ratifié par les deux gouvernements qui font passer leur intérêt à gagner la guerre en Europe avant leurs rivalités au Moyen-Orient. D’autant que, selon Jeremy Wilson, les Britanniques se disent que cet accord a toutes les chances de ne pas être appliqué...

Les conclusions résumées par Henry Laurens :

les Français administreront directement une zone allant du littoral syrien jusqu’à l’Anatolie ;

la Palestine sera internationalisée (condominium franco-britannique de fait) ;

la province irakienne de Basra et une enclave palestinienne autour de Haïfa seront placées sous administration directe des Britanniques ;

les Etats arabes indépendants confiés aux Hachémites seront partagés en deux zones d’influence et de tutelle, l’une au nord confiée aux Français, l’autre au sud aux Britanniques ;

la ligne dite Sykes-Picot, qui divise le Proche-Orient, doit aussi permettre la construction d’un chemin de fer britannique de Bagdad à Haïfa.

 

Ces conclusions sont néanmoins tenues secrètes, y compris au sein des deux administrations, française et britannique, et auprès de leurs alliés au Moyen-Orient maintenus dans l’illusion que Londres s’opposera aux visées françaises. En particulier le chérif Hussein, émir de La Mecque, dont ils espèrent le soulèvement.

“L’hostilité du chérif à toute influence française”

Les termes du dilemme britanniques sont ainsi exposés au Foreign Office :

“Faysal [fils d’Hussein et futur roi d’Irak, ndlr] se propose d’opérer dans une zone que nous avons définitivement laissée à la France. Si l’on songe à l’hostilité déclarée du chérif à toute influence française, comment pouvons-nous justifier notre action devant les Français si nous introduisons dans leur zone une force qui, inévitablement, s’opposera à leurs objectifs ?”


Lawrence d’Arabie décide alors de révéler la teneur des accords Sykes-Picot à Faysal, de sa propre initiative comme il le fera à plusieurs reprises dans son épopée. Son biographe, Jeremy Wilson explique :

“Tôt ou tard, la vérité se ferait jour, et, s’il mentait, ses relations avec Faysal seraient constamment en péril. De plus, il serait particulièrement difficile de tromper un homme tel que lui. [...]

La connaissance des clauses du traité Sykes-Picot amena un changement fondamental des plans de Faysal. Désormais, il savait qu’il était vital pour la cause arabe qu’il s’emparât de Damas, Homs, Hama et Alep, les quatre cités énumérées dans les clauses du traité Sykes-Picot.

La décision de dévoiler ce renseignement secret à Faysal ne dut pas être facile à prendre, car les conséquences auraient pu en fait en être très sérieuses. Lawrence fut probablement influencé par sa certitude que Faysal serait le chef arabe le plus étroitement impliqué dans les affaires syriennes. La franchise était la seule démarche réaliste, et, à la longue c’était certainement elle qui servirait le mieux les intérêts britanniques.”

L’histoire bascule à Mossoul

On connaît la suite. L’Empire ottoman perdit la guerre et disparut, la France et le Royaume-Uni furent un temps les deux puissances coloniales dominantes, avec une modification de taille par rapport à la carte initiale, puisque la région de Mossoul (et son pétrole...), qui devait être rattachée à la Syrie française, fut finalement intégrée à la Mésopotamie britannique qui devait devenir l’Irak.

Et c’est à Mossoul que l’Armée islamique d’Irak et du Levant (EIIL), avec son raid surprise le 6 juin dernier, a proclamé sa volonté de détruire l’ordre post-colonial. Ce vieux rêve auquel se sont heurtés pendant des décennies le nationalisme arabe et le panarabisme, est aujourd’hui incarné par les djihadistes, avec de surcroît le prisme de leur conflit ancestral avec les shiites.

Le Proche et le Moyen-Orient n’en finissent pas de payer les conséquences du dépeçage de l’Empire ottoman par des puissances voraces et prédatrices, qui ont laissé, à force de duplicité et de conflits d’intérêts, des bombes à retardement en Palestine, au Liban, en Syrie, en Irak ou dans la péninsule arabe.

Les guerres fratricides d’Irak peuvent nous sembler bien lointaines et déconnectées de nous ; elles sont pourtant toujours reliées à une histoire dans laquelle la France et la Grande-Bretagne assument une sacrée responsabilité.