Il y a 100 ans ....
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Raccourcis vertigineux ....

S'il en est un qui me fait sourire, c'est bien celui-là.

Celui qui va de la mise en évidence de l'alcoolisme populaire, que l'on se targue d'endiguer, du côté des autorités comme des ligues hygiénistes, à coup de campagne de presse, d'affiches voire de leçons prodiguées aux enfants des écoles, à la ration quotidienne que l'on attribuera au poilu - d'un quart de litre au début de la guerre à trois-quart en 18 ; pour remonter le moral des troupes !

 

Où l'on retrouve tous les registres se télescopant : de l'économie qui trouvera dans les rations militaires de quoi écluser les surplus de production au mythe du courage et de la force accordant à la dive bouteille non seulement des vertus métaphysique mais aussi guerrières et patriotiques.

Comment ne pas songer à Barthes ?

Le vin est senti par la nation française comme un bien qui lui est propre, au même titre que ses 360 espèces de fromages et sa culture. C’est une boisson-totem correspondant au lait de la vache hollandaise ou au thé absorbé cérémonieusement par la famille royale anglaise. (…) Pour le travailleur, le vin sera qualification démiurgique de la tâche (« avoir du cœur à l’ouvrage »). Pour l’intellectuel, il aura la fonction inverse : « le petit vin blanc » ou le « beaujolais » de l’écrivains seront chargés de le couper du monde trop naturel des cocktails et des boissons d’argent (le seul que le snobisme pousse à lui offrir) ; le vin le délivrera des mythes, lui ôtera son intellectualité, l’égalera au prolétaire ; par le vin, l’intellectuel s’approche d’une virilité naturelle, et pense ainsi échapper à la malédiction qu’un siècle et demi de romantisme continue à faire peser sur la cérébralité pure ( on sait que l’un des mythes propres à l’intellectuel moderne, c’est l’obsession « d’en avoir »). (…) croire au vin est un acte collectif contraignant. (…) Dès qu’on atteint un certain détail de la quotidienneté, l’absence de vin choque comme un exotisme : M. Coty, au début de son septennat, s’étant laissé photographier devant une table intime où la bouteille Dumesnil semblait remplacer par extraordinaire le litron de rouge, la nation entière entra en émoi ; c’était aussi intolérable qu’un roi célibataire. Le vin fait ici partie de la raison d’État.(…) Car il est vrai que le vin est une belle et bonne substance, mais il est non moins vrai que sa production participe lourdement au capitalisme français, que ce soit celui des bouilleurs de cru ou celui des grands colons algériens qui imposent au musulman, une culture dont il n’à que faire, lui qui manque de pain. Il y a ainsi des mythes forts aimables qui ne sont tout de même innocents. Et le propre de notre aliénation présente, c’est justement que le vin ne puisse être une substance tout à fait heureuse, sauf à oublier indûment qu’il est aussi le produit d’une expropriation.
Barthes

C'est qu'il y a tout cela dans le vin - qui est sinon contradictoire en tout cas farouchement ambivalent : certes d'abord la terre que l'on défend et dont le vin est le symbole d'autant plus fort qu'il est associé au sud chaleureux et civilisé face au nord barbare et inculte ; certes une véritable culture qui tranche si vigoureusement avec le schnaps ou la bière de ces teutons si rustres que leur estomac ne supporte que des substances agressives ; mais surtout ce qui à la fois donne du courage et fait de vous un français authentique mais permet en même temps de supporter les horreurs des tranchées - au point que le bruit circulera bien vite qu'au céleste liquide on aura joint non seulement de l'eau mais aussi du bromure ! Signe finalement que l'on eut pas vraiment fini avec cette méfiance à l'égard du peuple, miraculeusement réuni en Août sous l'égide glorieux et joyeux de l'Union Nationale, mais qui pourrait tout aussi vite se reprendre - et qui le fera - à me sure que cette guerre s'éternisera.

Et tout à coup, ce qui était le signe même de la bestialité populaire, et de son indignité, ce qui valait misère et dégradation, est ce qui exhausse et ennoblit. Miracles de la guerre !

Autre raccourci, presque aussi vertigineux, que cette collusion violente entre le sabre et le goupillon. L'aumonier célèbre ici sa messe en se servant du canon comme autel si bien que l'on ne sait plus trop qui le soldat agenouillé vénère, le canon ou Dieu.

Oh, je sais bien que tous les moyens sont bons pour adoucir le sort des combattants et je ne doute pas que ces prêtres fussent d'excellents soutiens psychologiques dans ces moments où le silence méprisant des supérieurs devait être abyssal et sans doute en ces temps où la foi était vivace, la consolation spirituelle devait avoir son prix ; précieux.

Il n'empêche : cette église qui aura toujours été le soutien de toutes les monarchies et ne s'était rallié à la république que du bout des doigts ; cette église qui se trouva séparée de l'Etat depuis à peine dix ans, sembla alors retrouver son rôle central qu'elle désespérait de pouvoir conserver.

Entre exorde à l'obéissance, pinard frelaté et soporifère, et morgue mortifère des officiers .... décidément le poilu était dans de beaux draps !