Il y a 100 ans ....

A l’est, l’Allemagne gagne une bataille

 

Début août 1914, les empires centraux ont l'initiative militaire. L'Allemagne, prise entre deux fronts, doit adapter sa stratégie. Il lui faut d'abord vaincre rapidement l'armée française, puissante et rapide à mobiliser, en traversant la Belgique pour la prendre à revers. Dans un second temps, il lui faudra rapatrier des renforts de l'Ouest pour battre à son tour l'armée russe, nombreuse mais lente à mobiliser, mal entraînée et mal équipée.

Dans sa phase initiale, le plan Schlieffen (plan d'attaque de la France mis au point au début du XXe siècle) est ainsi défensif à l'est pour être mieux offensif à l'ouest. Dans la pratique, les troupes allemandes progressent régulièrement à l'ouest malgré la résistance inattendue des Belges. De leur côté, les Français échouent dans leur offensive en Alsace et en Lorraine et sont contraints à la retraite. Pour eux, l'entrée en action de l'allié russe devient vitale. Or, celui-ci remplit largement ses engagements : la mobilisation s'est effectuée plus vite que prévu et, même si le gros de ses effectifs est concentré plus au sud, en Galicie (à l'extrême ouest de l'Ukraine), les troupes des Ire et IIe armées avancent en Prusse-Orientale jusqu'à menacer Königsberg, la capitale de la province.

Dans l'urgence de la déroute, le grand état-major allemand confie le sauvetage de la situation à Paul von Hindenburg, un illustre général sorti pour l'occasion de sa retraite (il a alors 66 ans), flanqué d'un chef d'état-major qui vient de se distinguer en Belgique, Erich Ludendorff.

Ce sont eux qui, à la tête de la VIIIe armée, mettent un terme au recul allemand et qui, parvenant à isoler chacune des deux armées russes, s'apprêtent à les réduire tour à tour. La première bataille est livrée du 26 au 30 août au sud de Königsberg : la Ire armée russe subit une défaite cinglante. Le bon calcul des vainqueurs tient alors autant dans la tactique mise en œuvre que dans l'idée de baptiser cette victoire du nom d'une localité des environs : Tannenberg.

 

UNE VICTOIRE QUI LAVE L'AFFRONT SUBI AU XVE SIÈCLE

C'est en effet à Tannenberg qu'en 1410 les chevaliers de l'Ordre teutonique avaient affronté une coalition polono-lituanienne qui leur disputait des territoires. Leur défaite avait été spectaculaire. L'ampleur des pertes et le montant des indemnités avaient scellé le déclin de l'ordre. Cette bataille — qui prit le nom de Grunwald en Pologne — permit à l'Union polono-lituanienne de devenir la puissance politique et militaire dominante dans la région. Elle marquait donc un renversement des rapports de force en Europe orientale. Pour autant, elle était dépourvue de tout enjeu national : elle opposait des princes unis par des liens de vassalité qui s'appuyaient sur des armées multiethniques.

Cette bataille du XVe siècle avait fait l'objet d'une redécouverte au XIXe siècle, dans un contexte d'affirmation des nations. Elle donne alors lieu de part et d'autre à une récupération éminemment politique. En Pologne, la victoire de Grunwald incarne un âge d'or perdu. Le territoire national est désormais démembré et divisé entre l'Autriche, la Prusse et la Russie, qui s'entendent pour interdire la constitution d'un Etat polonais. Grunwald devient un symbole de l'identité polonaise et de sa capacité de résistance à la « poussée à l'Est » de l'ennemi germanique.

En Prusse, puis en Allemagne, les chevaliers teutoniques sont considérés comme les champions de la germanité, à la pointe de la défense de la civilisation européenne face à la barbarie slave. La défaite de Tannenberg, attribuée à des divisions internes, devient une mise en garde contre le manque d'unité nationale, autant qu'une humiliation qui appelle une revanche.

Sous l'appellation commune de Tannenberg, la victoire allemande de 1914 lave donc l'affront de 1410. De nombreux éléments viennent renforcer le caractère symbolique de ce succès. Remportée sur le front Est alors que les combats font rage à l'Ouest, elle matérialise aux yeux des Allemands l'encerclement dont ils sont victimes de la part des Alliés. Seule grande bataille de la guerre à se dérouler sur le territoire du Reich, elle donne un coup d'arrêt à l'invasion par l'ennemi et justifie du même coup la posture défensive de l'Allemagne.

 

LE CULTE DU MARÉCHAL HINDENBURG

Cette victoire contre des troupes russes décrites comme des hordes sauvages réactive la lutte séculaire des Germains civilisés contre les Slaves barbares. Elle est attribuée à la détermination des combattants allemands alliée à la compétence de leurs chefs. Obtenue dans une situation critique, elle permet enfin de mettre en scène une unité nationale qui aurait fait défaut cinq siècles plus tôt.

La victoire de Tannenberg provoque plus qu'un soulagement : elle apparaît comme le lieu où la nation allemande a été sauvée. Il est vrai que Tannenberg est un tournant sur le front Est : l'armée tsariste s'en tient désormais à une attitude défensive de plus en plus précaire.

Mais la bataille n'a pas eu d'effet décisif sur le cours de la guerre : elle a même sans doute contribué au coup d'arrêt porté à l'avancée allemande lors de la bataille de la Marne, en septembre 1914. Il reste que cette victoire renforce la confiance des Allemands dans les autorités militaires. Hindenburg est un héros et il est fait maréchal. En 1916, après les batailles de Verdun et de la Somme, lorsque l'empereur réorganise l'état-major, c'est à lui et à Ludendorff qu'il fait appel pour former le commandement suprême de l'armée.

Le nouveau maréchal devient l'objet d'un véritable culte. Il prétend incarner l'unité nationale et le nom d'Hindenburg reste associé à une victoire, même après 1918. L'engouement qu'il suscite va dès lors de pair avec le refus de la défaite et la thèse d'une armée invaincue : c'est parce que l'idée du « coup de poignard dans le dos » est appuyée par le héros de Tannenberg qu'elle peut gagner en audience.

UN MONUMENT REVANCHARD

Ce culte trouve son aboutissement dans l'édification, à Tannenberg, d'un imposant monument financé par les dons de la droite nationaliste pour commémorer la victoire et son artisan, et rappeler la solidarité du Reich à l'égard des provinces désormais isolées par le traité de Versailles. Inauguré en présence d'Hindenburg le 18 septembre 1927 — le même jour que l'ossuaire de Douaumont (Meuse) auquel il entend répliquer —, ce monument est trop revanchard pour obtenir le soutien des républicains allemands.

Parvenu à la chancellerie, Hitler exploite la popularité du vieux maréchal au profit de sa propre légitimité : lors de la « journée de Tannenberg », le 27 août 1933, il se met en scène aux côtés d'Hindenburg. Quand celui-ci décède un an plus tard, Hitler ordonne son inhumation au monument de Tannenberg, bientôt transformé en « monument national du Reich ».

Quant aux Polonais, ils attendent 1945 pour effacer la confiscation mémorielle subie en 1914 : la victoire contre les agresseurs nazis est fêtée comme un second Grunwald. Alors que le monument de Tannenberg a été détruit par la Wehrmacht en déroute, ses pierres sont utilisées pour la reconstruction de Varsovie. Les célébrations et les mémoriaux se multiplient en Pologne comme autant de revanches symboliques pour rappeler dans un même mouvement les victoires de 1410 et de 1945.

 

Ce motif mémoriel suit cependant les fluctuations des relations germano-polonaises. Par exemple, en Pologne, la référence à Grunwald se renforce quand la République fédérale d'Allemagne, volontiers désignée comme l'héritière de l'ordre teutonique, refuse de reconnaître la ligne Oder-Neisse comme frontière ; elle reflue en 1990, dès lors que l'Allemagne réunifiée reconnaît sa frontière orientale.

Outre-Rhin, la référence à Tannenberg est surtout le fait des expulsés des territoires polonais après la guerre ; elle n'évoque cependant plus grand-chose pour les jeunes générations. Dans le contexte européen actuel, l'intérêt des deux pays repose sur la réconciliation et la coopération. Dès lors, l'imaginaire d'opposition devient obsolète et le potentiel émotionnel de la bataille décline : aujourd'hui, Tannenberg a cessé d'être un enjeu de mémoire.

Elise Julien