Il y a 100 ans ....

« Les nazis feront tout pour écarter le souvenir de 1918 »

Arndt Weinrich est chercheur en histoire à l’Institut historique allemand, à Paris. Il est responsable de l’axe de recherche sur la première guerre mondiale. Avec Benjamin Gilles, il vient de publier 1914-1918. Une guerre des images, France-Allemagne (Ed. La Martinière, 288 p., 40 €), plongée dans l’univers visuel des Français et des Allemands de l’époque.

Le Monde

Quel a été le rôle de la victoire de Tannenberg, en août 1914, dans la mémoire collective allemande de l’entre-deux-guerres ? Y a-t-il eu une forme d’unanimité autour de cet événement ?

Tannenberg est primordiale dans la mémoire collective allemande de la Grande Guerre, bien au-delà des seuls nazis, parce que c’est la seule victoire de très grande ampleur dans un conflit qui demeure, quelle que soit la façon dont on le raconte, une défaite pour l’Allemagne. C’est sur le moment un événement majeur, non seulement pour l’armée, mais aussi pour l’opinion, qui y voit un coup d’arrêt décisif à la peur du « rouleau compresseur » russe, et ce pour toute la durée de la guerre. Elle crée enfin le mythe du tandem Hindenburg-Ludendorff, les concepteurs de la bataille victorieuse, qui pourront ainsi s’imposer peu à peu auprès du Kaiser Guillaume, puis du gouvernement.

C’est donc un élément de mémoire que l’on peut mettre en scène. Dès 1924 est posée à Tannenberg la première pierre d’un gigantesque monument inauguré en 1927, qui s’imposera peu à peu comme le lieu par excellence de la mémoire nationale de la Grande Guerre. Celle-ci est, dès l’armistice, extrêmement clivée, tant il est difficile de donner un sens à la défaite. L’extrême droite, le général Ludendorff en tête, met en avant la thèse, fausse, du « coup de poignard dans le dos », d’une armée invaincue mais trahie par « l’arrière » – les communistes, les sociaux-démocrates. La gauche et les républicains, eux, tentent de tenir un discours pacifiste de dénonciation de la guerre.

Impossible dès lors de se mettre d’accord sur une date ou un lieu de mémoire unique. Le monument de Tannenberg est d’ailleurs édifié par une souscription d’associations d’anciens combattants très marquées à droite, tandis que des monuments aux morts pacifistes sont érigés surtout dans des villes de gauche. Le Volkstrauertag, le « jour de deuil du peuple », est commémoré chaque novembre au Reichstag et le gouvernement y participe, mais cet événement reste l’initiative d’une association privée d’obédience conservatrice, par ailleurs chargée de gérer les sépultures militaires.

 

Comment les nazis se situent-ils dans cette mémoire clivée ?

Ils reprennent bien sûr la thèse du « coup de poignard dans le dos », en ajoutant les juifs à la liste des traîtres présumés qui auraient conduit l’Allemagne vers la défaite et la révolution. Mais ils sont, avant 1933 et l’arrivée d’Hitler au pouvoir, dans une certaine ambiguïté à l’égard du maréchal Hindenburg et des anciens combattants. Car Hindenburg, élu président en 1925 grâce au prestige de la victoire de Tannenberg, est aussi un adversaire politique. En effet, le parti nazi n’est pas un parti d’anciens combattants – en 1932, l’âge moyen de ses membres est de 30 ans – et il se présente comme un parti jeune et révolutionnaire, qui veut mettre à bas « l’ancien monde », ce qui ne peut qu’inquiéter les militaires prussiens de la génération précédente.

Mais Hitler parviendra habilement à fusionner dans un même type de cérémonial l’hommage aux Frontsoldaten (« anciens combattants ») et l’hommage aux « témoins du sang », ces militants nazis tombés sur le « front intérieur » contre les communistes. Il est ainsi rendu hommage, chaque 9 novembre, aux victimes du putsch de la Brasserie [en 1923, Hitler tente de prendre le pouvoir en Bavière], dans des cérémonies calquées sur celles des anciens combattants. En revanche, après 1933, et surtout après la mort d’Hindenburg un an plus tard, les nazis peuvent sans problème promouvoir le culte des anciens combattants, y compris à Tannenberg, où sont transférées les cendres du vieux maréchal.

Autre ambiguïté : les dirigeants nazis, souvent simples soldats ou sous-officiers en 1914-1918, rendent sans cesse hommage aux vertus militaires et au nationalisme guerrier, mais, dans le même temps, cela ne les empêche pas de mettre en avant leur expérience d’anciens combattants pour affirmer leurs intentions pacifiques sur le thème du « plus jamais ça ». Cet argument doit évidemment rassurer l’étranger, mais il s’adresse aussi à une opinion allemande traumatisée par la défaite, et qui ne veut absolument pas d’une guerre de revanche.

Le parti est ainsi très attentif, pendant la crise des Sudètes [territoires tchécoslovaques annexés par Hitler en 1938], aux expressions de crainte et de scepticisme de la population face au risque d’une nouvelle guerre, même si le régime totalitaire a alors les moyens d’empêcher toute expression publique de ce sentiment. Le thème mis en avant par les nazis après 1933 est donc le « redressement national ». Ce n’est qu’en juin 1940, après la débâcle française, que les nazis popularisent l’idée de l’effacement de la défaite de 1918 par les armes ! Hitler est alors au sommet de sa popularité dans une opinion allemande aussi surprise que lui d’une victoire si rapide.

 

Pourtant, la révision du traité de Versailles est présentée comme l’une des principales raisons du soutien de la population allemande à la marche à la guerre dans les années 1930…

La critique contre le traité est peut-être le seul aspect de la Grande Guerre qui n’est pas clivant dans la mémoire politique allemande : tout le monde est contre, même s’il y a des nuances. Elle donne à Hitler sa première tribune publique d’envergure lors de la négociation du plan Young d’étalement du paiement des indemnités de guerre, en 1929 ; le retour régulier de la question des réparations dans l’actualité permet aux nazis de l’utiliser sans cesse à leur profit auprès d’une opinion hostile au traité. Mais pas au point de faire la guerre. Après 1933, la politique nazie de révision du traité – réarmement, remilitarisation de la Rhénanie – ne rencontre l’adhésion populaire que parce que ces révisions sont obtenues sans recourir à la force, puisque les Alliés ne réagissent pas !

 

Quelle est la place de la guerre de 1914 dans la façon dont les nazis conduisent celle de 1939-1945 ?

La guerre de 1914 est pour les nazis à la fois un modèle de valeur militaire et d’héroïsme et un repoussoir. Ils en tirent la leçon qu’il faut absolument éviter ce qui s’est passé en 1917-1918. Ils feront tout pour écarter le souvenir de la défaite. Cela les amènera à ne tolérer aucune considération humanitaire et à pousser la violence à son paroxysme, sur le front comme à l’arrière : la faiblesse n’est pas permise, puisque, dans leur imaginaire, c’est elle qui a conduit à l’effondrement de 1918. L’armée allemande ne compte que quelques dizaines de soldats fusillés en 1914-1918 pour mutinerie ou désertion, bien moins que l’armée française ; il y en aura 15 000 entre 1939 et 1945 ; et on sait l’ampleur des horreurs commises par le IIIe Reich par ailleurs.

De la même façon, l’autonomie totale sur le plan économique vis-à-vis du monde extérieur – principe central dans la conception nazie de l’économie – est liée au souvenir du blocus de 1914-1918, qui a limité l’effort de guerre et conduit les Allemands au bord de la famine. Pendant la première guerre, les Allemands ont été contraints de choisir entre le beurre et les canons ; pendant la seconde, les nazis font tout pour qu’ils aient le beurre et les canons. Au prix d’une mise à sac sans précédent de l’Europe entière.

La mémoire de la Grande Guerre intervient également dans la politique d’occupation : lors de la conquête de la Pologne, des pays baltes, de la Biélorussie et de l’Ukraine, en 1917-1918, les officiers allemands ont déjà découvert cet espace oriental qu’ils considèrent, selon les clichés de l’époque sur les Slaves, comme inorganisé et arriéré. Ludendorff y conçoit un projet d’Etat militaire qui permettrait à grande échelle de façonner, faire fructifier, bref coloniser ces territoires au profit de l’effort de guerre allemand. Les nazis sont les héritiers de ce projet ; ils y ajoutent cependant une dimension radicalement nouvelle : celle de la conquête de l’espace vital, de la marche vers l’Est et de la réorganisation raciale. C’est cette transformation par les notions fondamentales du fanatisme nazi qui explique le visage incommensurablement plus violent de la seconde guerre mondiale.

 

Après les revers militaires et les premiers bombardements alliés, comment les civils peuvent-ils encore soutenir un régime nazi qui n’a pas tenu sa promesse d’éviter le cauchemar de 1918 ?

Les bombardements ont certes écorné la crédibilité de la Luftwaffe et de son commandant en chef, Hermann Goering, qui devaient garantir la protection du ciel du Reich, mais ils accréditent aussi la thèse nazie de la guerre totale, du risque d’annihilation du peuple allemand et de la nécessité de rester unis ; c’est ce qui explique que, même si le soutien populaire au parti nazi s’érode à la fin de la guerre, la fidélité à Hitler comme chef de guerre et de l’armée reste dominante. Rappelons aussi que la puissance et la brutalité de la répression dissuadent toute contestation ouverte, et que la peur de l’invasion soviétique soude le peuple allemand et ses dirigeants. Les nazis, aveugles à leur propre échec, sont jusqu’au bout convaincus d’avoir évité un nouveau 1918, un nouveau « coup de poignard ». C’est de cette manière qu’il faut comprendre ce mot d’Heinrich Himmler durant la seconde guerre mondiale : « Nous savons combien il nous serait dur aujourd’hui, en plus des attaques aériennes, du fardeau de la guerre et des privations, d’avoir encore toutes les villes pleines de juifs, ces saboteurs secrets, ces agitateurs et ces fauteurs de troubles. »

Pensez-vous que la défaite de 1918 et le traité de Versailles rendaient la seconde guerre mondiale inévitable pour l’Allemagne, suivant ce qui est très souvent avancé dans les représentations classiques de l’entre-deux-guerres et l’historiographie ?

Non, je ne crois pas à un lien aussi direct entre les deux conflits. En 1918, la République de Weimar n’est pas condamnée d’avance. N’oublions pas le score extrêmement faible du Parti nazi en 1928, moins de 3 %. Mais la légitimité de la République s’émiette au fil des nombreuses crises qu’elle subit, la plus importante étant le krach de 1929. Les liens entre les deux conflits sont certes multiples, et la première guerre mondiale est bien sûr une condition nécessaire à l’éclatement de la seconde. Mais elle n’est pas une condition suffisante.