Il y a 100 ans ....
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Guerre

Objet étrange pour tous ceux de ma génération qui ne l'on pas connue et pourtant fascinant en tant qu'objet d'étude, assurément, et pour certains, nostalgiques, comme objet d'une gloire à conquérir, d'un héroïsme à revêtir ....

Troisième leçon - à ne jamais omettre si l'on veut comprendre quelque chose à nos réactions - ceux de ma génération auront finalement été les premiers depuis longtemps - depuis la guerre de Troie affirme M Serres - à ne pas avoir connu la guerre. Quant chacun de nos prédécesseurs aura vu sa vie brisée, bouleversée en tout cas par une guerre qui finissait toujours par surgir, quand la génération de mes grands parents en aura subi deux mondiales et pour leur compte spécifique, changé deux fois de nationalité, nous avons grandi quant à nous à l'ombre des Trente Glorieuses ,puis à la pénombre d'une crise interminable mais toujours dans les lueurs d'une évolution technologique que notre naïveté érigea paresseusement en progrès.

La succession rapide de deux guerres mondiales, le déchaînement de la violence, la bombe et le génocide, a eu raison pour quelques décennies, du désir de guerre qui apparut longtemps comme ce qui était politiquement ce qu'il fallait prioritairement éviter. La construction européenne se fit dans ce contexte : elle est fille de la guerre. Car on ne me fera pas croire que la guerre est possible sans un désir de guerre : certes, longtemps elle demeura le fait d'une caste étroite, celle des aristocrates, et si elle affectait invariablement le peuple qui en payait le coût humain et matériel, ce ne fut longtemps pas lui qui la fit. Avec la guerre moderne et la conscription qu'inventa la France, avec le mythe révolutionnaire de la nation en arme et de la Patrie en danger, il fallut bien obtenir l'assentiment des masses d'où le mythe construit mais pas totalement imaginaire des soldats partant la fleur au fusil.

Une exception ? pas vraiment

On peut toujours être surpris par le parallèle facilement traçable entre l'économie et la guerre : l'idée que les crises économiques ne soient pas des maladies du système, des exceptions défaillantes, l'envers du décor ou sa part d'ombre mais soient au contraire la manière même dont le capitalisme parvient à assurer sa survie, est avancée très tôt par Marx mais en réalité toute la pensée de la fin du XIXe la reprendra. C'était une autre manière, quitte à le regretter, de lui assurer quelque normalité : de catastrophe, elle devient passage ; de pathologie elle devient phase de croissance. Il en ira de même pour la guerre dont Clausewitz pourra affirmer tranquillement qu'elle est continuation de la politique par d'autres moyens. Phase détestable peut-être, pénible assurément mais tellement nécessaire de la vie des peuples ... La prendre pour une variable d'ajustement c'est d'abord la rendre possible. C'est souvent la rendre presque désirable.

Quand on regarde l'approche que R Caillois 1 propose de la fête, on ne peut qu'être tenté de l'y assimiler. La guerre, et l'enrôlement qu'elle implique, dispose une socialité totalement inversée : tout ce qui est interdit est désormais préconisé : tuer ; tout ce qui est souhaité est désormais prohibé : affirmer son individualité libre. Tout se passe comme si, enrôlé, le citoyen perdait tous ses attributs essentiels - jusque et y compris sa capacité et son droit à un recul critique - pour ne demeurer plus que chair à canon, pion stratégique dans les jeux emberlificotés des états-majors.

La guerre est la fête des fêtes : le grand exutoire des sociétés. Comme s'il fallait, pour rendre le réel supportable, proposer un envers du décor ; désirable ici, détestable, là ! d'où cette grande fabrique de héros et de sacré que la guerre draine derrière elle inexorablement. Grouillement de masses, agitation frénétique, où l'on se plait d'autant plus à détruire qu'on y aura mis plus de patience et labeur à le construire ; gaspillage et violences, oui, forment les canons de cette représentation en négatif du fait social.

De la fête ...

L'analogie peut paraître douteuse ; elle n'est cependant pas sans fondement. Le vérifier c'est tenter de retrouver dans la guerre les mêmes fonctions que celles de la fête.

Purgation, catharsis ? Ce qui transparaît dans la description que Caillois fait de la fête et qui m'apparaît derechef commun avec la guerre c'est cette capacité à se nourrir de ses propres manifestations et qui en fait, en tous les cas, un phénomène difficilement maîtrisable - ce que le récit que Leroy-Ladurie avait donné du carnaval de Romans illustre parfaitement - dont la fonction désirée, programmée échappe presque toujours à ses protagonistes autant qu'à ses concepteurs. La fête est par définition dans l'outrance, l'excès, dit Caillois ; la guerre aussi, nous y reviendrons. Elle est par essence transgressive ; la guerre aussi.

La question est moins celle du comment que celle du pourquoi de cette transgression.

la fête, représentant un tel paroxysme de vie et tranchant si violemment sur les menus soucis de l'existence quotidienne, apparaisse à l'individu comme un autre monde, où il se sent soutenu et transformé par des forces qui le dépassent.

Dans l'homme et le sacré , Caillois distingue finalement trois fonctions principales à la fête : il n'est pas de société, affirme-t-il, qui n'ait besoin, à intervalle régulier de se ressourcer, de mettre en scène le pacte qui a présidé à sa naissance ; bref à rejouer ses propres fondations. On pourrait y voir, comme Girard, l'occurrence d'une crise mimétique ; on peut simplement y considérer le renouvellement d'une alliance qui se fût tellement perdue dans les limbes du passé qu'il fallût le renouveler pour qu'il puisse continuer à produire ses effets. La chose est aisément compréhensible qui illustre combien il n'est jamais vraiment d'ordre mais des organisations ; combien l'on a toujours affaire à des processus ; jamais à des états.

- le recours au sacré : par son excès même, par les états de transes et d'exubération où il se met, l'individu découvre à la fois cette autre part de lui-même qui le dépasse et cette autre temporalité qui n'obéit à aucune des nécessités ordinaires. Temps uniquement consacré au divin, que ce soit dans sa préparation ou dans le déroulement même de la fête, il s'agit bien d'une configuration où l'on tente d'échapper aux nécessités quotidiennes : jeûnes, méditation et, le plus souvent, renversement des interdits.
Cette transgression, partout visible, pourrait n'être qu'un exutoire, une manière de supporter les temps ordinaires par la mise en scène d'une réalité compensatrice qui en serait l'exact négatif photographique - ce qui expliquerait assez bien que ces fêtes soient d'autant plus exubérantes que les conditions de vie ordinaires soient difficiles - mais il en va de bien plus. Pour que les rites puissent en appeler à la magie et donc faire advenir ce temps exceptionnel, nul moyen ordinaire ne saurait suffire. L"excès est vu comme la condition et la forme même du renouvellement. Car c'est bien de ceci dont il s'agit, qui concerne à la fois la nature et la société : renouveler, purifier revient à mimer les temps originaires, à retrouver ce moment où tout fut possible. La fête est ainsi la représentation même d'un ordre surgissant du chaos mais d'un ordre purificateur autant que destructeur qui dans protubérante profusion n'est pas sans rappeler l'enfance.

- Recréation simulée du monde, la fête ouvre l'accès aux temps originaires mais donc aussi aux forces vives : d'où ces lieux privilégiés, ces moments arrachés à l'ordinaire, totem, temple, où l'on va mimer l'acte créateur originel dans toute son ambivalence puisqu'il est à la fois création et destruction ; chaos et organisation. La fête est ainsi, toujours, la dramaturgie des origine où se donne à vivre l'acte à la fois créateur et purificateur, où naît le héros mais où se transmettent également les gestes, les rites et les savoirs qui rendent possibles le renouvellement de cette création, le resourcement de cette puissance originelle. Nostalgie des origines, la fête recrée ce moment où nul interdit ne prévaut puisqu'il va les instituer tous.

- La débauche, en tout cas la transgression - mais ce mot a-t-il un sens puisque précisément plus aucun ordre ne prévaut d'autre que la puissance créatrice des origines - a donc cette double fonction de permettre de retrouver la vigueur et le temps des origines. Elle peut concerner avec une symbolique plus ou moins prononcée tous les actes publics ou privés et revêt toujours la signification d'une régénérescence nécessaire ; on la retrouve jusque dans les actes à rebours où le puissant devient le miséreux et inversement - songeons au roi d'Argot dans le carnaval médiéval - la même obsession d'une force originaire à recouvrer par la mise à plat de l'ordre social. Période où l'on mange trop, où l'on gaspille, mais où en même temps on échange, donne à profusion parce qu'est là le moment de la gratuité pure, tout ici indique la suspension de la règle ce pourquoi il est toujours plus ou moins difficile d'en finir avec la fête qui revient toujours à un retour brutal à l'ordre ancien.

Autant dire que la fête revêtira d'autant mieux ces caractéristiques de profusion, de dérèglement que le quotidien sera ardu et difficile. Caillois voyait dans nos fêtes un reflet lointain et affadi qu'expliquait assez bien la richesse de nos organisations même si l'on peut retrouver dans nos vacances modernes quelque chose de la fête archaïque, en tout cas dans la levée des rigueurs du quotidien ...

... à la guerre

Mais, à bien y regarder c'est la guerre qui réunit au mieux ces trois caractéristiques de la fête et, d'ailleurs, une note de Caillois à la fin de l'ouvrage, le confirme, qui voit la guerre assurer désormais les fonctions autrefois dévolues aux fêtes - sans qu'on puisse d'ailleurs y voir plutôt un signe d'espérance ou une menace.

C'est qu'effectivement la guerre :

- est fabrique d'héroïsme et d'individus exceptionnels. Placés dans des situations exceptionnelles, il voit l'occasion de se révéler à lui-même. Et ceci est valable identiquement pour le combattant, le civil et pour le politique : il suffit de se rappeler les Justes ou tout simplement les résistants pour comprendre que la guerre offre à chacun l'opportunité que le quotidien ne présente jamais de situations si tranchées, si caricaturales que précisément il a l'opportunité de se dépasser et de se révéler à lui-même. Il suffit de recenser les grands hommes que l'historiographie nous propose : on verra que ce sont presque toujours des hommes de guerre et s'il est classique de déplorer que nos politiques ne soient que des seconds couteaux, il n'est pas difficile de réaliser que ceux que nous appelons des bêtes politiques ( Roosevelt, Clemenceau, de Gaulle, Churchill, Staline etc ) furent tous contemporains de grandes guerres et révélés par elles. Fabrique en même temps d'un ordre spécifique, où l'impératif militaire l'emporte sur tout le reste : organisant une économie où l'arrière est au service du front, le poilu soumis et obéissant même aux ordres les plus absurdes ou monstrueux - ce pourquoi les mutineries de 17 auront été si inconcevables, si insupportables mais auparavant, la grève de la guerre et le pacifisme d'un Jaurès si insultants pour la politique ordinaire qu'ils expliquent son assassinat, quitte d'ailleurs à créer un autre héros - une justice militaire avec son propre code à la place de la justice civile et évidemment une morale différente où la violence cesse d'être l'interdit majeur ; où, pour le moins, la liberté d'expression et de jugement est mise entre parenthèses.

- elle est encore régénération : il est assez aisé de montrer que toute guerre, pour un temps plus ou moins long, rebat les cartes de tous les rapports de force ; redistribue les richesses et les situations ; crée un nouveau monde. Ce qui est frappant, que Clemenceau avait vu mais raté en 19, c'est combien gagner la guerre ne suffit pas ; qu'il importe également de gagner la paix et que toute guerre qui ne parvient pas à établir un ordre nouveau - fût-il provisoire - est une guerre ratée : c'est bien après tout aussi ce qu'on peut dire de celle de 14 qui déboucha inexorablement sur celle de 39 même si le nazisme confère à cette seconde guerre une dimension tragique supplémentaire. Au même titre que les grandes Révolutions, qui suscitent d'ailleurs les mêmes enthousiasmes, les mêmes débordements mais aussi les mêmes régénérations sociales et politiques, les guerres sont non seulement des accélérateurs de l'histoire, mais surtout de véritables armes de néguentropie susceptibles de réveiller les belles endormies, de revivifier des sociétés où progressivement la banalité de l'ordre finit par l'empêcher de seulement de se reproduire. On trouvera toujours ceci dans le discours belliciste, plutôt de droite extrême - Barrès, Maurras - plus ou moins conscient ou rationalisé, qu'une bonne guerre est, après tout, la meilleure manière de redonner vigueur à une société repue. Ce qui est avéré, que nul ne conteste, c'est qu'effectivement 19 ne ressemble plus en rien à 14 ; ni 45 à 39.

- est moment de la débauche se joue dans la guerre plutôt dans l'hyperbole de la violence, dans la justification de la sienne, dans la diabolisation de celle de l'ennemi, mais finalement dans la ressemblance inexorable des protagonistes ; dans ce que Clausewitz nomme la montée aux extrêmes. (2) Il y a bien deux aspects ici, qui se conjuguent dans l'un ne s'entend effectivement que sous l'aune de la théorie de la violence mimétique de Girard mais dont l'autre - l'incommensurabilté de la violence déchaînée au prétexte qui l'a enclenchée (dépêche d'Ems en 70 ; Sarajevo en 14) - s'entend avec la théorie de la fête et explique que s'il est finalement assez aisé de débuter une guerre, il est extraordinairement malaisé de l'achever et que personne ne peut se garantir d'en maîtriser durablement les phases de développement. La guerre est toujours d'abord ce qui échappe à ses instigateurs et nul en la débutant ne sait véritablement,t où il va. Guillaume II s'exclamant après la guerre je n'ai pas voulu cela dit à la fois qu'on ne sait jamais l'histoire que l'on fait ; qu'on ne retient aucune leçon de l'histoire, et que, la guerre, parce que phénomène total qui engage la totalité de la société sous tous ses aspects, demeure essentiellement ce qui vous dépasse ; vous échappe, surtout. Nul plus que le XXe siècle n'aura expérimenté cette débauche immaîtrisable de la violence, non tant parce qu'il fût plus que d'autre proie de la malignité que parce que l'évolution technique et économique lui en offrît l'opportunité. Il n'y a, dès lors, pas à s'étonner que les métaphores les plus souvent usitées renvoient presque toujours soit aux grandes épopées, soit aux holocaustes bibliques soit encore aux affres apocalyptiques. (3)

Tout ceci explique pourquoi la guerre ne saurait être tout à fait un objet comme les autres : elle plonge trop dans nos racines culturelles les plus enfouies pour ne pas être à la fois fascinante et intrigante. Pourquoi, en dépit des apparences et des morales qui nous poussent à l'écarter, elle demeure à la fois la menace suprême et la tentation inavouée. D'autant plus séduisante qu'on n'en a pas éprouvé les horreurs et les drames, symbole ultime du pouvoir aussi qui demeure, qu'on le veuille ou non, celui du coup que l'on peut porter ....

Augurer que la guerre soit la fête de la socialité ... qu'est-ce à dire ?

Qu'il n'est pas étonnant, d'abord, que nos sociétés laïques si impropres à fabriquer du symbolique autour pourtant de quoi doit se souder le lien social, n'aient réussi à inventer de célébrations qu'autour des guerres : 11 Novembre ; 8 Mai et, dans sa dimension politique, le 14 Juillet ; qu'en dépit de la disparition progressive des vétérans, il soit si difficile évidemment d'en supprimer la célébration mais même d'en changer la signification. Les guerres sont nos rituels de fondation ou de refondation.

Qu'il est logique qu'elles en épousassent les formes : à mesure que ce réalisa la généralisation puis la mondialisation des échanges, on vit se transformer les guerres. D'abord cantonnées à l'espace étroit du champ de bataille, au temps possible de la confrontation (jour, printemps, été etc) et à la caste des guerriers (l'aristocratie) on la vit progressivement concerner le peuple entier, les nations et fourbir des armes que les progrès techniques auront rendues plus efficaces. Le code de la guerre va changer progressivement, le respect des populations civiles s'amenuiser et disparaître, le champ de bataille s'élargir à l'ensemble de l'espace disponible pour en arriver au terrorisme qui est la forme effectivement extrême de la guerre où il n'y a plus d'ennemi assigné parce que tout le monde l'est, ni plus de champ d'opération puisqu'au nom de la saisie de l'opinion publique internationale on va pouvoir attaquer des populations non seulement civiles mais surtout totalement étrangères au conflit. Et l'on ne mentionnera même pas combien l'échange économique est perçu, lui-même, comme forme épurée, substitutive et civilisée de la guerre tant il n'y est question que de conquêtes, de stratégies ....

Que, poncif des stratégies politiques à courte vue, l'on cherche spontanément à résoudre à l'extérieur des problèmes que l'on ne parvient plus à résoudre à l'intérieur, la guerre demeure une menace permanente d'autant plus cruelle qu'on en aura oublié la gravité des conséquences. La dimension absolue de la terreur nucléaire a pendant un demi-siècle écarté le passage à l'acte en repoussant sur des conflits locaux la tentation toujours vivace ; la dimension désormais planétaire des crises économiques mais aussi environnementales risque bien demain de laisser paraître adaptée le recours à des solutions globales dont la guerre n'est pas la moindre, d'autant que la sagesse des nations n'est jamais qu'une aimable plaisanterie.

Qu'il ne soit pas inutile de commémorer une guerre fondatrice est évident encore faudrait-il pouvoir s'accorder sur ce que l'on va célébrer. Il n'en reste pas moins avéré que les rituels par la mise en scène qu'elles produisent ne sont jamais que des tentatives de canaliser la violence mimétique qui toujours finissent par échouer. Ce que les passions nationalistes renaissant ici et là ; les furies identitaires exacerbées ça et là, et les haines communautaires renaissantes ainsi que le racisme désormais fièrement proclamé illustre jusqu'au dégoût ...

C'est ici sans doute le plus inquiétant.


1)Caillois L'homme et le sacré

de ce dernier on regardera avec intérêt ce long entretien accessible sur l'INA

Il n'y a pas de fête, même triste par définition, qui ne comporte au moins un début d'excès et de bombance: il n'est qu'à évoquer les repas d'enterrement à la campagne. De jadis ou d'aujourd'hui, la fête se définit toujours par la danse, le chant, l'ingestion de nourriture, la beuverie. Il faut s'en donner tout son soûl, jusqu'à s'épuiser, jusqu'à se rendre malade. C'est la loi même de la fête. Dans les civilisations dites primitives, le contraste a sensiblement plus de relief. La fête dure plusieurs semaines, plusieurs mois, coupés par des périodes de repos, de quatre ou cinq jours. Il faut souvent plusieurs années pour réunir la quantité de vivres et de richesses qu'on y verra non seulement consommées ou dépensées avec ostentation, mais encore détruites et gaspillées purement et simplement, car le gaspillage et la destruction, formes de l'excès, rentrent de droit dans l'essence de la fête. Celle-ci se termine volontiers de façon frénétique et orgiaque dans une débauche nocturne de bruit et de mouvement que les instruments les plus frustres, frappés en mesure, transforment en rythme et en danse. Selon la description d'un témoin, la masse humaine, grouillante, ondule en pilonnant le sol, pivote par secousses autour d'un mât central. L'agitation se traduit par toute espèce de manifestations qui l'accroissent. Elle s'augmente et s'intensifie de tout ce qui l'exprime: choc obsédant des lances sur les boucliers, chants gutturaux fortement scandés, saccades et promiscuité de la danse. La violence naît spontanément. De temps en temps des rixes éclatent: les combattants sont séparés, portés en l'air par des bras vigoureux, balancés en cadence jusqu'à ce qu'ils soient calmés. La ronde n'en est pas interrompue. De même, des couples quittent soudain la danse, vont s'unir dans les taillis voisins et reviennent prendre leur place dans le tourbillon qui continue jusqu'au matin. On comprend que la fête, représentant un tel paroxysme de vie et tranchant si violemment sur les menus soucis de l'existence quotidienne, apparaisse à l'individu comme un autre monde, où il se sent soutenu et transformé par des forces qui le dépassent. Son activité journalière, cueillette, chasse, pêche ou élevage, ne font qu'occuper son temps et pourvoir à ses besoins immédiats. Il y apporte sans doute de l'attention, de la patience, de l'habileté, mais plus profondément, il vit dans le souvenir d'une fête, et dans l'attente d'une autre, car la fête figure pour lui, pour sa mémoire et pour son désir, le temps des émotions intenses et de la métamorphose de son être. Aussi est-ce l'honneur de Durkheim d'avoir reconnu l'illustration capitale que les fêtes fournissaient en face des jours ouvrables, à la distinction du sacré et du profane. Elles opposent en effet une explosion intermittente à une terne continuité, une frénésie exaltante à la répétition quotidienne des mêmes préoccupations matérielles, le souffle puissant de l'effervescence commune aux calmes travaux où chacun s'affaire à l'écart, la concentration de la société à sa dispersion, la fièvre de ses instants culminants au tranquille labeur des phases atones de son existence. En outre, les cérémonies religieuses dont elles sont l'occasion bouleversent l'âme des fidèles. Si la fête est le temps de la joie, elle est aussi le temps de l'angoisse. Le jeûne, le silence sont de rigueur avant la détente finale. Les interdits habituels sont renforcés, des prohibitions nouvelles sont imposées. Les débordements et les excès de toutes sortes, la solennité des rites, la sévérité préalable des restrictions concourent également à faire de l'ambiance de la fête un moment d'exception. L'étude de M. Mauss sur les sociétés eskimos fournit les meilleurs exemples d'un violent contraste, entre ces deux genres de vie, toujours sensibles au reste chez les peuples que le climat ou la nature de leur organisation économique condamne à une inaction prolongée pendant une partie de l'année. En hiver, la société eskimo se resserre: tout se fait ou se passe en commun, alors que pendant l'été chaque famille, isolée sous sa tente dans une immensité quasi désertique, trouve sa subsistance à l'écart sans que rien ne vienne réduire la part de l'initiative individuelle. En face de la vie estivale, presque entièrement laïque, l'hiver comme un temps d'exaltation religieuse continue, comme une longue fête. Chez les Indiens de l'Amérique septentrionale, la morphologie sociale ne varie pas moins avec les saisons. Les clans disparaissent et font place aux confréries religieuses qui exécutent alors les grandes fêtes rituelles et organisent les cérémonies tribales. C'est l'époque de la transmission des mythes et des rites, celle où les esprits apparaissent aux novices et les initient. Les Kwakiutl disent eux-mêmes:« En été, le sacré est au-dessous, le profane est en haut; en hiver, le sacré est au-dessus, le profane au-dessous». On ne saurait être plus clair.

2) écouter par exemple la conférence de R Girard donnée en 2007 à l'occasion de la sortie de son livre Clausewitz où il évoque la montée aux extrêmes :

3) Blum Notes d'allemagne

Et nous répondons en menant la guerre comme vous avec une rage exaspérée: de part et d'autre elle prend la figure des exterminations bibliques.