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De l'amitié

Pourquoi revenir sur la chose que je crois avoir déjà évoquée sinon pour avoir retrouvé dans ma bibliothèque ce petit livre offert par un ami, précisément, que je n'avais pas lu, mes yeux ne me le permettant plus alors que malaisément. Retrouvant ceux-ci j'ai pu entreprendre celui-là.

Des grandes professions d'amitié, nous en connaissons tous. Et les textes qui en traitent ont évidemment des auteurs consacrés tant par leur qualité propre que par leur histoire : Cicéron, bien sûr ; Montaigne évidemment ou en contre-point l'atrabilaire Pascal … quelques horreurs nietzschéennes ou savantes analyses aristotéliciennes … mais tellement rébarbatives.

Il en va de même de ces grandes amitiés, parfois improbables, qui égayèrent notre histoire. Qu'on nous montra en exemple, à peu près autant que les haines recuites de ces ennemis jurés qui s'opposèrent avec telle admirable fidélité qu'on ne peut que leur supposer connivence secrète.

Sans compter celles que nous connûmes nous-mêmes.

Alors pourquoi y revenir ?

On aimerait croire la cause jugée et finalement simple ! on croirait presque pouvoir en éliminer les faux problèmes, en extirper les questions oiseuses - notamment celles de sa différence avec l'amour. J'ai craint que le livre ne me tombât vite des mains … non ! Une façon rapide d'écrire de courts chapitres ; une perspective moins vieux moraliste IIIe Répu qui mettait un peu d'air frais à tout cela.

Surtout des références à des auteurs que je n'attendais pas à trouver ici : E Reclus que je connaissais pour ses textes anarchistes ; G Bachelard dont j'avais oublié la si délicieuse musique poétique.

 

J'avoue ne m'être jamais beaucoup appesanti sur Reclus dont je connaissais vaguement l'attachement anarchiste, sa proximité avec Bakounine, puis Kropotkine … sans plus ; sans surtout l'avoir véritablement lu autrement qu'en passant. 19 volumes pour sa Géographie Universelle - quand même ! - mais qui, de ma génération en tout cas, pouvait aimer la géographie qui à côté de l'histoire manque singulièrement de passions, ou en regard de l'économie, d'intérêt, du moins l'avons-nous sottement cru ! mais pas lu non plus ses Histoire d'un ruisseau et Histoire d'une montagne qui me paraissent aujourd'hui inventer manière singulièrement vivante d'écrire la géographie.

« J'étais triste, abattu, las de la vie. La destinée avait été dure pour moi, elle avait enlevé des êtres qui m'étaient chers, ruiné mes projets, mis à néant mes espérances. Des hommes que j' appelais mes amis s'étaient retournés contre moi en me voyant assailli par le malheur ; l'humanité tout entière, avec ses intérêts en lutte et ses passions déchaînées, m'avait paru hideuse. Je voulais m'échapper, soit pour mourir, soit pour retrouver, dans la solitude, ma force et le calme de mon esprit.

Sans trop savoir où me conduisaient mes pas, j'étais sorti de la ville bruyante et je me dirigeais vers les grandes montagnes dont je voyais le profil denteler le bout de l'horizon»

mais surtout …

J'avais quitté la région des grandes villes, des fumées et du bruit; derrière moi étaient restés ennemis et faux amis. Pour la première fois depuis bien longtemps, j'éprouvais un sentiment de joie réelle [ ... ]. Je ne me promenais plus seulement pour échapper à mes souvenirs, mais aussi pour me laisser pénétrer par les impressions du milieu et pour en jouir comme à l'insu de moi-même

Je tentai de comprendre aussi ce que la montagne avait été dans la poésie et dans l'histoire des nations, le rôle qu'elle avait eu dans les mouvements des peuples et dans les progrès de l'humanité tout entière. Ce que j'appris, je le dois à la collaboration de mon berger, et aussi, puisqu'il faut tout dire, à la collaboration de l'insecte rampant, à celle du papillon et de l'oiseau chanteur. Si je n'avais passé de longues heures, couché sur l'herbe, à regarder ou à entendre ces petits êtres, mes frères, peut-être aurais-je moins compris combien est vivante aussi la grande terre qui porte sur son sein tous ces infiniment petits et les entraîne avec nous dans l'insondable espace»

Comme dans ce passage de Bachelard, relevé plus loin, c'est bien de notre rapport au monde dont il s'agit, aux choses, à la nature, aux autres … aux êtres quels qu'ils soient. Depuis toujours, depuis Rome, en tout cas, mais Jérusalem et Athènes déjà, la ville avait été synonyme de civilisation, de culture, de connaissances, de pouvoirs et de plaisirs ; à l'inverse, tout recul de la ville, tout retour vers la campagne, et la forêt surtout, était vécu comme une régression ; une perte ; une sanction. Un repaire de la barbarie. Il n'est qu'à considérer comment la Renaissance déprécia le Moyen-Âge : obscurantiste, disait-on.

Rien d'étonnant à ce qu'un homme comme Reclus, géographe mais anarchiste aussi, suspectant invariablement dans la ville la cristallisation de tous les pouvoirs, le ferment de tous les conflits pervers et inutiles, qui jetaient les hommes les uns contre les autres en ruinant par là-même toute saine socialité, en inverse ainsi la perspective. Depuis Rousseau - et Nietzsche n'arrangera rien - il y a toujours eu un côté Rêveries d'un promeneur solitaire, chez ces grands concepteurs d'alternatives. A les lire, il ne prend pas l'envie de marcher à quatre pattes ; pourtant la certitude demeure que cet étal d'une nature éternellement bonne est aussi douteux que le panégyrique convenu de la ville. Chacun ses mythes, dira-t-on ! sauf que pour les générations d'autrefois, la ville était destination presque fatale, qu'elle le fût volontairement ou non, et la campagne une origine qu'il avait fallu quitter  ; que pour celles d'aujourd'hui, perspective inverse, la campagne n'est plus lieu d'enfance et ne rappelle rien sinon quelques instants de villégiature estivale. Si le mouvement devait durablement se prolonger, ce ne serait pas seulement un étonnant revirement mais une crise, radicale, qui ne cesserait pas pour autant de faire de nous d'étranges immigrés.

C'est pourtant d'autre chose dont il s'agit. Reclus l'écrit : l'expérience malheureuse cesse dès lors qu'il entreprit d'écouter : insecte ou oiseau, ruisseau ou berger, tous eurent quelque chose à lui dire qui a rapport à la confiance, à la disponibilité. A Guigot relie ceci à sa thèse d'une amitié originelle.

Je ne suis pas certain que nous possédions disposition naturelle, je veux dire spontanée, à cette confiance ; je suis plutôt convaincu que, d'être au monde, mais surtout de l'être consciemment, nous met au contraire dans cette posture incroyablement contradictoire d'avoir toujours à nous définir et de ne le pouvoir qu'en niant ce qui n'est pas nous, et donc le monde alors même que nous ne subsistons que par lui et l'altérité qu'il suppose. D'être dans cet atermoiement tragique de ne pouvoir que scier la branche sur laquelle nous sommes juchés, de le savoir, d'en mesurer les périls et de ne pouvoir néanmoins nous en abstenir.

C'est exactement le sens du Décalogue qui ne fit qu'ouvrir chemin pour métamorphoser - sublimer ? - cette négation en quelque chose de positif, pour non pas seulement canaliser mais dépasser cette violence désastreuse. C'est exactement le sens que, je crois, ont ces deux commandements - qui résumeraient tous les autres Mt 22, 37-40 - et qui s'entendent tous deux autour de ἀγαπάω - aimer - le premier concernant Dieu l'autre le prochain.

Voici : il n'aurait pas été utile de l'ériger en loi si telle disposition avait été spontanée ; elle représente donc sinon un effort en tout cas tension volontaire. Le premier commandement engage ainsi notre rapport au monde et je crois bien qu'il fonde cette solidarité sans quoi nulle assise n'est possible ; le second notre rapport à l'autre et fonde cette réciprocité sans quoi nous ne pourrions faire ni groupe, ni histoire ni même racine.

L'amitié, au sens où le philosophe aime l'entendre, a partie liée à ces agapes-ci. Que tantôt ce soit l'autre qui nous ramène et rapproche au monde que nous aurions perdu sinon oublié, ou au contraire que ce soit le monde qui nous réconcilie avec l'autre, c'est affaire de circonstances, de trajectoires ou d'errances, je sais seulement que solitude radicale, tel le mur de Planck, demeure insupportable, sinon impossible en tout cas impensable.

Les amis sont compagnons de racines écrit Guigot : oui, nous construisons ces racines dont nous avons tant besoin, qui nous rendent le monde habitable et ce qui se noue en ces anfractuosités ouvre nos mains et nos âmes si profondément que la confiance - qui est foi, fides ne l'oublions pas - ne saurait plus jamais s'éteindre.

L'amitié n'a effectivement nul besoin de quelque protestation de fidélité, d'affection ou que sais-je encore. Je crois qu'elle se passe de mots, de preuves comme de craintes. Il arrive parfois qu'elle s'oublie mais elle ne récuse jamais rien ni n'efface aucune trace. J'ai toujours pris soin de n'avancer jamais poings fermés, de m'y efforcer sans nécessairement y parvenir toujours. Or je sais aussi que c'est gloire, bien malaisée parfois, que de savoir recevoir ; de solliciter le moins possible et de n'attendre rien, devinant que ne pouvait échoir que ce qui saurait être reçu. C'est ainsi, et ainsi seulement, que jamais l'on ne saurait être seul. Que la consolation, l'épaule où s'appuyer, la saillie d'où se dresser gisent dans le frémissement des fleurs, l'angulosité fière de la montagne ou la proximité discrète de l'ami, elle réside, je le sais, rarement dans l'acte (elle n'en a pas besoin) jamais dans la parole (si vulgairement subsidiaire, trop souvent rodomonte) mais dans la présence qui est avancée vers l'être, perpétuelle oscillation où s'invente l'épuisement du négatif, le dépassement de la pesanteur.

Amitié est l'autre mot pour dire exister …

J'aime l'idée de ces compagnons de racines parce qu'il n'est pas de vie où, meurtrissures, déceptions, égarements ou aveuglements - lot de nos affairements ordinaires - nous font besoin - et parfois soupir - de nous asseoir et recueillir. Je ne suis pas sûr que nous ayons toujours la modestie de recevoir les conseils quand ils s'offrent, ni d'ailleurs de sages en notre entourage prompts à les formuler mais je sais que ces instants de pause, de silence ou de recueillement - c'est tout un - sont en fait espaces où nous tentons de rassembler ce qui fut éparpillé. C'est ici, au reste, le sens profond de logos !

Ami, que m'importe que tu retrouves confiance en méditant allongé dans l'herbe frémissante des printemps prometteurs, en scrutant les gestes pétris de patience d'un berger ou du laboureur, en faisant chuchoter à nouveau les souvenirs enfouis d'une enfance suffisamment lumineuse pour t'offrir encore élan et douleur de recommencer ou qu'enfin tu daignes lever les yeux, écouter sous les voûtes ce qu'un ciel de cantiques peut t'offrir d'horizon, oui, que m'importe car c'est tout un et que ces racines sont d'amitié pour ne jamais t'engoncer mais pour permettre de t'élancer.

 

 


L'enfance se constitue par fragments dans le temps d'un passé indéfini, gerbe mal faite de commencements vagues. Le tout de suite est une fonction temporelle de la pensée claire, de la vie qui se déroule sur un seul plan. En méditant la rêverie pour descendre jusqu'aux sécurités de l'archétype, il faut la "pro fonder", soit dit pour nous servir d'une expression que certains alchimistes aimaient à employer.

Ainsi, prise dans la perspective de ses valeurs d'archétype, replacée dans le cosmos des grands archétypes qui sont à la base de l'âme humaine, l'enfance méditée est plus que la somme de nos souvenirs. Pour comprendre notre attachement au monde, il faut ajouter à chaque archétype une enfance, notre enfance. Nous ne pouvons pas aimer l'eau, aimer le feu, aimer l'arbre sans y mettre un amour, une amitié qui remonte à notre enfance. Nous les aimons d'enfance. Toutes ces beautés du monde, quand nous les aimons maintenant dans le chant des poètes, nous les aimons dans une enfance retrouvée, dans une enfance réanimée à partir de cette enfance qui est latente en chacun de nous. Ainsi, il suffit du mot d'un poète, de l'image neuve mais archétypement vraie, pour que nous retrouvions les univers d'enfance. Sans enfance, pas de vraie cosmicité. Sans chant cosmique, pas de poésie. Le poète réveille en nous la cosmicité de l'enfance » ( Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie).