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Strasbourg

Depuis quand ? Sans doute la mort de ma mère… en partant, elle m'en a retiré toute raison. Pourquoi diantre avons-nous besoin de prétextes pour faire les choses ? suis-je si empesé encore de devoir puiser raisons et arguments ?

Je m'étais dessiné périple avec quelques lieux bien précis où puiser pépites de mémoire et, comme souvent, arrivé sur place, je procédai autrement. Il faut dire que m'était resté comme un goût amer, ma dernière visite à la cathédrale comme si elle avait été lieu surfait, vide et prétentieux. Je devais y revenir, je ne pouvais en rester là.

On dit juste lorsque l'on parle de rencontre puisqu'il faut être deux pour qu'elle ait lieu : ce jour-là décidément quelque chose en moi m'y contrevint. Ou quelqu'un ? L'encontre n'a pas toujours signifié l'opposition mais parfois simplement le vis-à-vis, la direction vers quoi on se dirige ou celle de qui s'approche. A l'instar de concurrence qui a souvent signifié l'action d'aller dans le même sens, je ne déteste pas, ces ambivalences - ces ruses ? - qui font aux mots dire souvent l'un et son contraire. Nous obligeant à n'en être pas dupes ; nous obligeant à choisir.

Heureusement la magie - le miracle ? - l'émotion en tout cas était au rendez-vous. Je m'écartai soigneusement de ce qui traditionnellement affole le touriste - l'horloge astronomique - et me satisfis des vitraux et de la rosace. Qu'on le veuille ou non le grès donnera toujours à ces lieux de prière une chaleur paradoxale en ces terres austères que Calvin aura tant piétinées et Luther labourées qu'exprimer ses émotions, même pour un catholique, demeurera toujours comme une transgression douloureuse.

Bien entendu c'est du gothique et en ces temps qui affectent de ne jurer que par le roman, ceci sonne comme un péché originaire, au pire, une faute de goût, au mieux.

Rien, évidemment, n'égalera l'épure massive de ces murs mesurant chichement la lumière qu'ils s'autorisaient à laisser passer. N'y avait-il pas pourtant de quoi terrasser ces âmes inquiètes sans pour autant dessiner toujours ce que la foi, pourtant, peut illuminer d'espérances ? Et puis, quoi ? c'est affaire d'époque au mois autant que de géographie … Suis-je handicapé d'avoir ainsi grandi à l'ombre de celle-ci, vécu de nombreuses années en voisin de celle de Chartres ou senti comment Paris se sera construit autour de la sienne, débordant des rives de l’île quand il ne fut plus possible d'y construire d'autres églises ?

Strasbourg ne se résume cependant pas à sa cathédrale et porte jusque dans l'ordonnancement de ses rues et quartiers la trace des ambitions royales et impériales qui la firent osciller jusqu'au vertige entre les lignes d'une frontière qui n'avait pourtant pas grand sens. Je songe évidemment au contraste que dessinent les façades de la Petite France qui exhalent les ultimes rémanences d'un Moyen-Age moins sot qu’on ne l'a dit, les tours des Ponts couverts et le barrage Vauban en amont qui avancent leur modernité guerrière bientôt tellement meurtrière et vengeresse et dont on aimerait écrire qu'ils sont si typiquement français, et cette Neustadt aux grandes avenues rectilignes à deux chaussées séparées d'arbres, voulue par les autorités allemandes et qui firent sortir la ville de ses frontières historiques dessinées par l'Ill et le fossé du faux remparts et triplé par la même occasion de superficie.

Quoi de plus emblématique que cette longue avenue qui mène de la nouvelle gare au Rhin ou,surtout, que l'église Saint Paul, plantée au confluent de l'Aar et de l'Ill, dont les hautes tours pointent toutes les perspectives, église de garnison réservée initialement aux militaires protestants et comptant autant de portes - seize - que de grades alors dans l'armée impériale. Que dire de cet incroyable quai Zorn, qui débute à gauche, et parcourt dans un silence impressionnant - on se trouve pourtant très proche du centre ville - un monde qu'on pourrait croire arraché à jamais à toutes les turbulences, pour mener paisiblement au parc des Contades. Quartier cossu, évidemment, où les villas fières le disputent au plaisir du quant-à-soi : on se trouve ici, dans un espace parallèle à celui du quai Rouget de l'Isle où les miens - je veux dire la partie aisée - élirent domicile après avoir quitté Schirmeck. Où naquit mon père, notamment.

Ce n'est pas l'aisance qui, ici, me fascine : d'entre les deux mondes qui constituèrent en miroir mes côtés de Combray et de Méséglise, je me sais aujourd'hui encore, demeurer plus proche de la Krutenau que de cette parodie d'aisance trop satisfaite d'elle-même, même si désormais le quartier s'est lui-même fortement embourgeoisé au point de n'être plus honteux d'y planter ses guêtres.

Non ! ce qui me fascine c'est la capacité de l'Aar comme de l'Ill qui coulent ici leur cours parallèle, d'absorber toute agitation, tout bruit bien sûr, mais toute excitation comme si nul ne pouvait entrer ici s'il n'était assagi.

Il faut n'être jamais au centre d'aucun espace pour présenter de telles bariolures … Je les ai observées à Budapest … qui s'en étonnera ?

Etre au centre c'est n'être nulle part. Sans doute ce centre, les grecs l'inventèrent à la fois pour penser et parler. Ils y inventèrent autant la démocratie que la philosophie et les mathématiques. Mais ce point qui est virtuel et sait pour cela maintenir à égale distance toute velléité d'emprise, ce point s'enrichit de la diversité qui s'y retrouve.

Etre des bordures, frôler constamment la ligne, se savoir plus riche à califourchon que superbe à en mourir au creuset d'une identité déjà moribonde. Il faut avoir frôlé ces lignes pour comprendre qu'elles ne signifient rien ; que, sans doute, la position la meilleure quoique la plus inconfortable, demeure celle, au milieu du gué, en ces lieu et instant où il n'est pas meilleure raison d'avancer que de rebrousser chemin car c'est celle où, toute certitude bue, vient comme une évidence l'accueil de l'autre ; celle du funambule qui ne peut ignorer combien l'équilibre est geste continué car tout lui est permis fors l'inertie.

Que ces lieux soient en même temps ceux de souvenirs qui ne cessent de ré-émerger me rend la ville plus précieuse encore