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Renouer les liens

Etrange sensation que celle-ci de se retrouver en cet endroit sans autre légitimité qu'une lointaine ascendance - avec le réconfort, certes, de n'en avoir pas à rougir mais sans fierté pourtant qui m'eût semblé indécente, imméritée en tout cas. Ce n'est pas la première fois que je viens à Schirmeck mais à chaque fois me hantait l'idée que cette histoire que j'allais y chercher n'était pas - tout-à-fait - la mienne, quand même ce fût celle de ma famille.

Je récuse à jamais l'idée de racine : je ne suis pas un arbre. Et éprouve bien plus de soin et parfois de souci à ce que l'autre devient, ainsi que moi-même, plutôt que d'interroger ce qu'il est, d'où il vient. Et si l'on devait me demander à quoi tient cet attachement à la judéité, je n'aurais à jamais que deux choses simples à confier : ma fierté d'appartenir à une culture où l'identité est toujours plutôt une question qu'une réponse quand même ceci dût se payer parfois du risque d'en faire question unique et obsessionnelle ; la responsabilité, que ceci suppose, de transmettre, encore et toujours ; d'enseigner. J'aime que ce mot murmure ces signes qu'il nous faut apprendre à lire autant qu'à offrir.

J'aime encore mieux que le grec écrive logos, λόγος où nous pensons raison, parole parce que le mot, d'abord, dit rassembler, recueillir ; j'aime qu'entre tous, il pense agapao, ἀγαπάω pour aimer parce que le mot signifie d'abord cette grâce sans pesanteur qui n'attend rien, ne demande rien ; offre. Je sais qu'il est en hébreu autant qu'en araméen mots qui équivalent puisqu'ils dessinent ensemble la figure même de l'universel : le geste antique du tisserand qui noue fil de trame et fil de chaine ; geste immémorial, au moins autant, celui du berger qui d'un cri et d'aboiements empressés de ses chiens rassemble ses brebis égarées - il y en a toujours - des mots qui ensemble esquissent la pensée qui éclot et la main qui se tend à l'approche de l'autre. Des mots qui font le monde n'être jamais silencieux mais cet ornement qui ouvre les portes du temple.

C'est ce que nous faisons ici, aujourd'hui : non pas seulement rendre hommage à ces acteurs incroyables, à ces hasards étonnants - mais qui sans doute ne le furent pas tout-à-fait - qui permirent à ces rouleaux de revenir en ces lieux … aussi abîmés qu'eux mais aussi vivants. Mais mot après mot, tisser le texte de l'être.

C'est ce que je fais ici avec vous, humblement : renouer avec cette famille venue de Bavière, installée à Thann d'abord puis ici à Schirmeck avec Joseph le premier arrivé ici, enterré là-haut mais dont je n'ai pas même photographie. Renouer avec son fils Camille, qui fut bien un peu la fierté de la famille : pensez donc, industriel, président de la Communauté, puis député, maire, même si brièvement , qui n'oublia jamais ce qu'il devait aux siens mais sut le conjuguer avec sa gratitude immodérée pour cette France qui avait osé les émanciper. Glücklich wie Gott in Frankreich murmurait-on autrefois ! Renouer avec son fils, mon grand-père, qui disparut comme tant d'autres dans la furie du siècle passé mais sut demeurer tête haute et nuque raide. Renouer avec mon père qui en réchappa non sans indicibles blessures et promena sa vie durant son regard étonné sans cesser jamais d'être père admirable et aimant, de cet amour que seuls les taiseux savent nourrir.

Oui c'est bien même œuvre que nous accomplissons ensemble ici : tels vous tout-à-l’heure qui vous passâtes les rouleaux de main en main avant de les déposer. Comme si ce chant, entonné depuis l'aube de toutes les aubes devait être, note après note, repris par chacun d'entre nous ou que nous dussions, dans le silence de nos âmes ou la ferveur de nos prières, perpétuer non pas une promesse mais un geste - celui-là même de la grâce, de la main qui s'ouvre à l'autre.

Il n'est pas de note sur la portée qui ne résonne encore de celle qui la précéda ni n'annonce celle qui la suivra. Il n'est pas, nous le savons tous, de mélodie sans cela, sans cet écho que réverbère chaque note et fait du passé un à venir.

Ainsi sommes-nous la musique de l'être et nous efforçons de le demeurer

 

 

Je cherche, c'est vrai le lien entre ces deux photos ! Celle des jours heureux, en cette somptueuse villa, sur ce perron où Camille pose entre ses deux fils, tous trois élégants comme on n'imaginait pas de ne pas l'être et celle-là, à droite, prise un siècle plus tard d'une maison désormais désertée avant d'être divisée en appartements, où seul un chat, sourcilleux jusqu'à la caricature, semble vouloir en préserver le souvenir.

Ou seulement son olympienne tranquillité.

Comme j'ai cherché, hier, quai Zorn à Strasbourg, le lieu où sa femme, Marthe, finit ses jours et où fut prise cette photo.

Vieille dame, toute rapetassée mais dont l'élégante dignité le disputait encore à la joie malicieuse d'être là encore au milieu de ses arrière petits-enfants. La mission était accomplie : elle avait perdu son époux depuis bien longtemps ; et son aîné, atrocement. Elle ne s'en remit pas. Elle couva seulement mon père, d'une incroyable tendresse parce qu'elle le savait meurtri comme elle et se rassura de le voir, malgré tout, malgré cela, réapprendre la vie ; cette vie dont nous faisions partie.

C'est pour tout cela, tous ces petits bouts de fil rabibochés, ces souvenirs qui remontent comme autant de pudiques rémanences, cet entêtement à l'œuvre dont vous fîtes preuve, que je tenais à être là ; que je tenais à vous remercier.