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De la délation

Qui connaît Apelle ou même seulement son histoire ? Peu d'entre nous, assurément. Pourtant son histoire a marqué celle de la peinture et on en trouve mention chez Cicéron, Sextus Empiricus et Pline l'Ancien.

Est-on seulement certain qu'il ne s'agisse d'un autre Apelle né,quant à lui, à Colophon. En revanche si sa réputation semble acquise, rien de ses œuvres ne nous est parvenu. Quant à sa biographie … bien peu qui paraît plus tissée de légendes que de faits avérés même si l'on peut s'accorder sur sa renommée de son vivant et l'affection que le grand Alexandre lui voua au point de ne pas s'offusquer d'être tombé amoureux, en la peignant, de Campaspe, la favorite d'Alexandre.

Je n'en aurais sans doute jamais rien su si, repérant ce tableau de Botticelli; intitulé la Calomnie d'Apelle, je ne m'étais enquis de l'objet de ce tableau et des circonstances qu'il est supposé retranscrire.

Est-ce ceci qui me fascina - qui en rebat fâcheusement des prétentions de la science moderne, ivre de faits et de preuve ? Voici histoire dont on est peu certain, qui ressemble plus à un mythe qu'à un fait historique, concernant un personnage n'ayant laissé aucune trace sinon quelques ouï-dire complaisamment répétés par les auteurs antiques, répétant un mensonge, une délation ou une rumeur et un tableau dont on a perdu trace mais savamment décrit par Lucien de Samosate

Nous savons tous qu'il ne faut pas sourire des mythes - bien plus sérieux que ce que le scientisme ambiant veut laisser accroire : à leur manière, ils racontent à la fois notre passé et la manière dont autrefois se pensait le temps.

Reprenons :

Il se dit qu'un jour, un peintre concurrent d'Apelle, un certain Antiphile, pourtant renommé selon Pline mais soucieux de s'en débarrasser ou de se venger de la trop grande considération que le roi lui accordait, fit répandre le bruit, la rumeur, qu'Apelle l'eût trahi en participant à une conspiration à Tyr. Le roi, de peu de jugeote - qu'eût bien eu à gagner d'un complot un peintre par ailleurs gâté par la fortune - céda aux sirènes du courtisan et envoya Apelle en prison, fulminant contre l'ingratitude éhontée du peintre. En quelle contrée et quel époque se révéla-t-il jamais monarque qui sût résister aux flatteries, flagorneries et autres courtisaneries ? Il dut bien se présenter, par hasard, fortune ou entregent, Prince moins sot, plus habile, de quelque intelligence et de plus ample bienveillance pour son peuple que de souci à préserver fortune et renommer pour l'Histoire, sans doute. Fort peu mais sans doute. Ce qui est, en revanche, avéré, pour tous, ladres, mesquins, dégénérés, dépravés ou avaricieux, demeure l'inclination coupable pour la flatterie et l'obséquiosité qu'ils furent tous disposés à entretenir à grands frais : ce qui se nomme la Cour. Revenant plus tard à la raison - mais l'histoire ne dit pas qui, en son entourage, sut lui écarquiller les yeux - il gratifia Apelle d'une coquette somme d'argent mais, surtout, lui donna le délateur en esclave.

Le peintre, en artiste qu'il fut, se vengea à sa manière : il traduisit sa colère en œuvre. La grandeur de l'artiste est peut-être ici : en passant du matériel au logiciel, en représentant la violence plutôt qu'en l'exerçant, à la fois il se grandit mais prolonge surtout, pour la nuit des temps, l'opprobre de son délateur. Le tableau qu'il peignit alors étalait au monde l'essence même de la délation.

La description que Lucien se Samosate dresse de ce tableau est précisément le seul souvenir que nous en ayons mais aussi la source d'inspiration de nombreux peintres :

Sur la droite est assis un homme qui porte de longues oreilles, dans le genre de celles de Midas : il tend de loin la main à la Délation qui s’avance. Près de lui sont deux femmes, l’Ignorance sans doute et la Suspicion. De l’autre côté on voit la Délation approcher sous la forme d’une femme divinement belle, mais la figure enflammée, émue, et comme transportée de colère et de fureur. De la gauche elle tient une torche ardente ; de l’autre elle traîne par les cheveux un jeune homme qui lève les mains vers le ciel et semble prendre les dieux à témoin. Il est conduit par un homme pâle, hideux, au regard pénétrant ; on dirait d’un homme amaigri par une longue maladie. C’est l’Envieux personnifié. Deux autres femmes accompagnent la Délation, l’encouragent, arrangent ses vêtements et prennent soin de sa parure. L’interprète qui m’a initié aux allégories de cette peinture m’a dit que l’une est la Fourberie et l’autre la Perfidie. Derrière elles marche une femme à l’extérieur désolé, vêtue d’une robe noire et déchirée : c’est la Repentance ; elle détourne la tête, verse des larmes, et regarde avec une confusion extrême la Vérité qui vient à sa rencontre. C’est ainsi qu’à l’aide de son pinceau Apelle représenta le danger auquel il avait échappé.

Qu'importe au fond l'interprétation qu'on en peut donner ! Qu'importe que cette femme à gauche, pointant le ciel du doigt invoque la Vérité ou l'incarnät, elle ressemble trop à Vénus naissante pour que ce soit un hasard ; qu'à côté d'elle, cette femme toute de noir vêtue représente pénitence ou remord, elle détourne la tête de la scène odieuse en même temps qu'elle avance ses poignets vers l'homme à terre ; qu'importe qu'à droite sur l'autel, le roi semble accablé, quoique sollicité constamment par ces deux femmes - ignorance et suspicion : c'est un mauvais juge, ses oreilles d'âne le suggèrent, mais il ne cesse pourtant de tendre la main vers cette femme superbe et richement vêtue qui d'une main tire le cheveux de sa victime et de l'autre tend fièrement une torche, ardente ; oui, qu'importe au fond, puisqu'il s'agit ici de la représentation d'une représentation ; qu'importe puisqu'on assiste ici au déploiement de ce qui constitue l'art en son essence.

Non pas copie pâle du réel mais métamorphose tantôt d'une réalité en émotion, idée voire ferveur ; tantôt la transfiguration d'une idée, d'un souvenir, d'une histoire en une réalité si épaisse et noire qu'on la pourrait croire objet, événement ; vision.

Au même titre qu'un Montaigne peut écrire : je n'enseigne point, je raconte, ainsi Apelle sans doute, mais à la suite tous ceux qui à la Renaissance s'inspireront de la narration qu'en fit Lucien de Samosate, ne juge pas, ne parle pas. Montre. Donne à voir, à sentir, ce qui, au delà des mots seul sait ébranler l'âme.

Nous savons tous ce qu'est la délation. L'avons peut-être rencontrée ; en avons parfois même été victime. Nous savons bien qu'avec le mensonge, dont elle relève, la délation appartient au registre du mal. Mais nous nous arrêtons là ! Savons-nous au moins la distinguer de la calomnie sinon que nous savons - depuis Beaumarchais - combien dangereuse elle peut être parce qu'irrésistible ?

Mais nous le savons mal.

Lucien de Samosate eut, en tout cas, la pertinence de rappeler que la délation suppose trois acteurs : le délateur, la victime de l'accusation et l'oreille attentive qui prêtera foi à la délation. Je crains néanmoins qu'il n'ait oublié un quatrième acteur, crucial car c'est lui qui conférera quelque ampleur à l'accusation : le public, ce qu'on nomme aujourd'hui l'opinion publique, le spectateur. Qu'eût été le sort de Salengro sans la presse qui lui rendit insupportable l'idée même de poursuivre et d'être ainsi sali encore et encore ? De ces femmes, un peu marginales sans doute, que la vindicte populaire qualifia vite de sorcières ?

Rappeler ceci seulement : delatio, en latin, dérive de defero : c'est une accusation, une dénonciation et implique l'autorisation de déférer devant la justice. Or defero indique d'abord l'action de porter d'un lieu élevé vers un lieu plus bas. Ainsi, la délation n'implique pas nécessairement mensonge mais en revanche accusation. Mérite néanmoins qu'on s'interroge sur cet abaissement. Le grec dit διαϐολή pour accusation - qui signifie d'abord division, brouille, inimitié, aversion, avant de désigner l'accusation aussi bien fondée que non fondée. C'est bien entendu de ce terme que nous tirons diable - qui est à la fois le grand diviseur et accusateur.

Je veux en tirer deux indications-force : on se situe ici à l'opposé du λόγος qui lui rassemble, réunit, et ainsi à l'antonyme exact du symbole. L'acte d'accusation peut être fondé, on l'a dit, il n'est pas nécessairement fallacieux ; en revanche il est toujours négatif. C'est un acte d'exclusion, de rejet ; le contraire de l'appel de l'autre. C'est ensuite un abaissement : pas seulement pour cette part obscure que l'on excipe de soi en le croyant faire de l'autre ; parce que la délation est couarde de remettre à un tiers, plus ou moins consentant, le soin d'abattre le glaive. Je ne m'étonne pas que la délation rode sitôt que conflits d'influence ou de pouvoir se font jour mais toujours de l'infinie pleutrerie de la malignité. Que la justice soit nécessaire pour trancher des conflits que nous ne parvenons pas équitablement à départager, je le conçois aisément et c'est par ce biais finalement que les sociétés se fondent et se maintiennent - Rousseau avait vu juste.

La délation est notre part d'ombre ; celle donc, aussi, de la justice.

Revenons à l'essentiel : à ce que, au-delà du discours, l'imagination créatrice transmet parce qu'il lui importe peu que la chose se fût réellement passée. Les légendes - ce qu'il faut lire - sont toujours ce qui nous permet de comprendre des cartes autrement muettes.

La violence n'est pas que la pulsion maligne d'un individu croyant habile de résoudre ses problèmes par la force. L'extrême jalousie d'Antiphile aurait sans doute seulement rongé son âme si le relais n’avait été pris par le collectif. Regardons bien : Antiphile n'est même plus ici. Nul n'est plus besoin de lui. Autour de la victime, toute la bigarrure des passions humaines : le remord, la méchanceté, le mensonge, la fourberie, la séduction, le soupçon, la duperie, l'ignorance, la haine et l'envie. Ensemble, ils assistent ou insistent. Ils sont tous la : oui, la violence est collective ; est toujours l'affaire du collectif.

J'aimerais pouvoir écrire qu'Apelle fut le plus sage de tous en se refusant de rendre coup sur coup. Oui, c'est vrai, par son tableau il fait passer la violence du matériel au logiciel et la sublime en œuvre.

Oui, mais il ne renonce pas à la vengeance. Il n'a même pas besoin que son tableau lui survive : l'opprobre ne cessera jamais et pour l'éternité, Antiphile sera un salaud ; le roi un benêt ridicule et sa cour une auge putride. Qui est le plus violent ?

Alors !

 

 


Ghisi

 

 

Bruegel l'Ancien

 

 

Maerten de Vos

 

Rembrandt

 

Andrea Mantegna

 

Albrecht Dürer