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Un dimanche de Pentecôte

De son micro, arboré avec l'énergie d'un trophée de rock-star en fin de carrière, l'animal crachotait ses clichés et flagorneries à en faire trembler les piliers du Pont d'Iéna et émoustiller la curiosité un peu paresseuse d'une promenade dominicale plus soucieuse d'éviter la grisaille pluvieuse annoncée que de battre des records de tri-glycérides perdus dans l'effort.

Une course - de 10 km - partait de là et la jacasse tarifée en scanderait les départs successifs, plus d'une heure durant. De tels événements attirent la foule et il fallut bien la contenir derrière de symboliques grillages.

Je les regardais piaffer puis bondir non sans ce mélange - curieux chez moi - d'admiration suspecte et de raillerie incontrôlée.

Je cherchais, au fond, des visages, des regards qui m'aidassent à comprendre ce qui en réalité m'échappe.

Celui-ci, ou celui-là, que cherche-t-il? Qu'espère-t-il ? Faire le vide, simplement se divertir ; soigner son corps ou l'embellir ?

Je suis, décidément, d'une autre époque, d'une autre culture sans doute ; d'une morale désuète peut-être mais teintée d'un désir violent de justesse et d'engagement, dont l'imbroglio austère mais joyeux nonobstant m'éloigna - en réalité m'interdit - ce culte du corps dont j'allais ce matin observer l'un des rituels païens.

Mens sana in corpore sano, disait-on aux temps de mon enfance : c'était vouloir rappeler la juste place, à parité, de la culture physique dans l'arsenal pédagogique qui privilégiait l'intelligence, le raisonnement et subrepticement encore, l'esthétique. L'intention était louable : qu'on y crût véritablement est autre affaire. Le soin du corps demeurait souci hygiénique qu'imposait une médecine sinon comminatoire en tout cas bien conventionnelle … un simple moyen au service du déploiement de l'esprit, de l'intelligence, de la culture qui demeuraient la fin ultime. Il fallait en passer par là - et, parfois, on parvenait à s'y dérober - mais, non, décidément ! de là à faire du sport, de l'effort autre chose qu'un exercice, un entretien, ou un passe-temps tout juste bon à étancher les ardeurs juvéniles et la testostérone bouillonnante en ces jeudis après-midi de mon enfance où le patronage, ancêtre des actuels centres de loisirs, donnait à voir, en guise de spiritualité le curé relevant les bas de soutane pour jouer au foot avec ses futures ouailles entre messe et séance de catéchisme.

Je ne suis en rien représentatif de cette époque, mais pas non plus un cas d'école. L'atmosphère assurément, était plombée par cette certitude, jamais formulée, incroyablement efficace d'être aussi insidieuse, que la véritable frontière entre les classes passait par là : au peuple, aux enfants de mineurs qui formaient le groupe de mes camarades de classe, la gym, le ballon - le corps quoi !- à la bourgeoisie, à l'élite, les choses de l'esprit. Sans que jamais cela fût dit dans ma famille, je crains bien qu'on y reproduisît cette sentence prêtée à Stendhal : J'aime le peuple, je déteste les oppresseurs, mais ce serait pour moi un supplice de tous les instants que de vivre avec le peuple. Entre la ténacité maternelle à sortir de sa condition et l'aisance paternelle issue de la certitude de n'en être pas ; l'injonction tacite mais pesante d'être exemplaire à la fois parce que fils d'instituteur, bourgeois certes décadent mais éclairé ; juif enfin. Aimer le sport, s'enthousiasmer pour tel ou tel match - qui par ailleurs étaient rares en ces débuts de la TV - eût été sinon inconvenant en tout cas excessif. Ce n'était pas ici affaire de puritanisme quoique celui-ci dût assurément y prendre sa part mais de cette austérité pudique pour qui seules les choses nobles se devaient être exprimées et ainsi ni les sentiments, ni les émotions encore moins les emportements ludiques. Passe encore que la ferveur trouvât à se nourrir en telle cantate de Bach ou tel roman de Balzac mais à l'occasion d'un tournoi sportif, non !

Il m'est arrivé de dire combien je crus longtemps avoir été un pur esprit et n'avoir découvert que tard, si tard, que j'eusse un corps - sans d'ailleurs être parvenu jamais à m'identifier à lui en tout cas certainement pas à m'y résumer : ce n'était pas que boutade ! Ce corps où ne se jouait rien d'essentiel passait après tout le reste et ce qui s'y passait qui l'engageait devait mieux demeurer sous le sceau du silence. Aujourd'hui encore, y sacrifier, ne serait ce que pour ces promenades supposées m'entretenir, me paraissent encore trop surfaites pour que je n'y consente qu'avec peine et le désagréable sentiment d'y perdre mon temps. Il est ici un équilibre entre corps et esprit que je n'ai pas trouvé ; au moins suis-je persuadé que l'époque, quoiqu'en sens inverse, ne le trouva pas non plus.

Au moins ces courses échappent-elles - un peu - à la logique de la concurrence, de la performance : il s'y agit plus d'en être que d'y être le premier. Même si chacun, le téléphone obsessionnellement tenu dans les mains est consulté à tout moment soit pour se filmer en train de courir soit pour mesurer sa vitesse ou le nombre de calories, soit pour s'assurer que sa communauté comme on dit maintenant, fût dûment avertie et au courant de ce qu'il fait et où il se trouve.

J'aime que tout ceci ne serve à rien : ils ne vont nulle part, même en courant ; leurs performances ne leur rapportera rien sinon au mieux l'estime de leurs proches. Il en va ainsi de toutes les promenades et celles-ci ne font que rappeler celles, dominicales, à quoi leurs parents les contraignaient et préfigurent celles que, vieillards, ils feront parce que, comprenez-vous, il le faut bien ! Ceci je le respecterais volontiers n'était cette incroyable obsession à demeurer connecté, visible, repérable comme si la course n'était qu'une autre manière, quoique plus épuisante, de faire un selfie ou qu'ils sacrifiassent par tous les moyens à ce narcissisme benêt faisant la fortune des réseaux sociaux et la litière de tous les prédateurs possibles.

 

Est-il tant de différence entre cette jeune femme qui, en contre-bas sur les berges, adoptait pose contrefaite comme pour mieux embellir la tour en arrière-plan, et cette autre textotant ou lisant ses messages en courant ? Je ne cesse d'être surpris par cette frénésie de visibilité qui avait plutôt été vue comme le truchement insupportable d'un pouvoir autoritaire - Jean Valjean contraint de pointer à la gendarmerie ; le ministère de la vérité d'Orwell … - et passe désormais comme le nec plus ultra d'une modernité qui ne vous supporte plus que comme avatar bavard, mais repérable, des réseaux.

Je ne cesse de m'interroger sur cette absence de volonté, cette paresse ou cette veulerie poussant chacun à reproduire gestes, postures et regards vus à foison dans les magazines people, reportages TV ou photos dénichées sur les réseaux comme si la seule aspiration acceptable eût été d'être le stéréotype des comédies ordinaires …

Je ne cesse de m'inquiéter de cette inversion, qui est en réalité perversion, par quoi la représentation se substitue au réel et nos bavardages à notre identité. Il ne s'agit plus de participer à un événement pour lui-même ni de se réjouir qu'il en demeure quelque trace photographique ; mais de faire de l'événement le seul moyen - prétexte - de prendre photo, d'écrire texto, bref de dire j'y étais. Car le réel n'est plus ce qui résiste ; un truchement, à peine une image ; encore faut-il qu'elle le fût de soi.

Tout nous est désormais faire-valoir ! De quelles souffrances se paiera demain cette manière de solipsisme ?

Je m'amuse de penser que celui-ci, assurément, se demande ce qu'il fait là à souffrir dès le départ plutôt que de profiter - à ne rien faire - de ce week-end prolongé ; ou que cet autre, jeune intrépide, tant pressé d'en finir qu'à déjà consulter sa montre, n'est pas plus à son affaire que celui croqué par Pascal. Nous ne tenons peut-être pas au temps présent et ce n'est, qui nous distingue, qu'une question d'âge entre celui qui regrette un passé bien plus confortable et cet autre empressé de croquer un futur assurément meilleur que le présent puisqu'il serait son œuvre.

Peut-être, comme on disait autrefois, cherché-je la petite bête ! il n'y a rien ici à penser, ni certainement à critiquer.

Eux seuls le savent : à qui pensent-ils pendant qu'ils courent toutes celles et ceux qui courent ? A cette seule réponse dépend la pertinence de leurs efforts.