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Comprendre ; se faire comprendre … entendre.

J'ai toujours été fasciné par l'usage, classique dans la langue, d'entendre pour comprendre. Je vois bien ce qu'il y a de saisie, de préhension, dans l'acte intellectuel puisque de toute manière c'est un acte - que l'on retrouve dans concept autant que dans l'équivalent allemand Begriff. D'Aristote à Bachelard la chose est à peu près claire même si nous tenons de Descartes ce mépris injustifié pour une sensibilité nécessairement fallacieuse et passive. En réalité raison comme sens relèvent de l'acte tant il est vrai que nous ne voyons que ce que nous voulons ou sommes habitués à voir et comprendre que ce qui est conforme à notre tournure de pensée - à la conformation de nos préjugés.

Qu'on y consente ou s'y résigne, penser est d'abord cet acte de retournement - de conversion - par quoi initialement l'on se met en danger puisqu'il vous met en porte-à-faux tant vis-à-vis de la doxa, que de soi-même. Ce geste, parce que c'en est un, qui vous fait non pas nécessairement douter mais vous interroger : ce que je vois est-ce bien ce qui est dans la réalité ? que vaut ce que je pense et que vaut même ma capacité à m'en poser la question ?

J'aime assez que τρόπος -le trope - désigne ce retournement, la direction, cette manière de faire, de chanter ou de dire. J'aime encore plus que l'acte de trouver dérive de ce trope au même titre que trouvère ou troubadour. L'acte de la connaissance et celui qui le précède - la recherche, l'interrogation - sont tout sauf spontanés, simples ou aisés. Il va falloir préalablement se tordre, courber l'échine - ou le feindre - bifurquer et emprunter des voies insolites. C'est bien ce que fait Moïse qui, entendant une voix qui l'appelle, quitte le chemin tout tracé ; s'éloigne. Il faut beaucoup se perdre pour trouver quelquefois.

Quel enseignant ne rêva jamais qu'il eût suffi de parler pour se faire entendre ? quel cuistre supposé intervenant professionnel qui ne le crût au point d'y entrevoir seulement manœuvres ou habiletés de communicant ? Si l'enseignement est un métier ou un art au sens d'une technique supposant création c'est bien de l'avoir toujours su qui impliquât, qu'à la répétition, toujours se joignît bienveillance et patience. Jamais le maître n'est autant ridicule qu'en l'oubliant, en se hissant malencontreusement sur promontoire trop élevé pour lui, en se rengorgeant non sans pédanterie de son savoir … qui révèle seulement sa risible suffisance. Sans doute faut-il se méfier de ceux qui s'affublent du titre de grand même si les ministres - du culte ou d'autre chose - dissimulent toujours très mal leur ambition sous le drapé bien trop peu timide de leur modestie. Pourquoi oublie-t-on si souvent que le préférer une tête bien faite à une tête bien pleine de Montaigne s'adresse au maître ; pas à l'élève.

Il est pourtant des lieux - à moins que ce ne soit des instants fugaces - où le message circule si parfaitement qu'il semble avoir été saisi presque au moment où il fut émis, sans qu'aucun parasite ne le pervertisse, ni trahison ne le trouble.

Ceux-ci parlent langage étrange tout écorniflé de lettres grecques, de chiffres arabes, d'équations sibyllines et de formules interminables et pourtant, quoique venus des contrées les plus exotiques, ils se comprennent et colloquent. Il aura fallu qu'ils s'inventent langage propre pour s'entendre. La mathesis était bien universelle qui parlait la langue du monde. Et cette langue était affaire de rythme. Ceux-là, sagement assis en rangs serrés, regardent mais écoutent surtout cet étonnant violoniste chinois dérouler les mystères du rythme mozartien sans que jamais leur différences de culture et d'histoire n'entrave en rien le plaisir éprouvé par ces grands bourgeois américains. Voici autre langage, inventé par on ne sait qui, qui lui aussi ouvre le chemin du message avec une fidélité mais facilité déconcertante.

A comparer, nos amours autant que nos amitiés, nos ententes autant que nos collaborations achoppent au moindre écueil qui évide nos bonnes volontés à la première maladresse : nos gestes gourds le disputent à nos mots si approximatifs au point qu'ils nous surprennent de rêver pouvoir nous en tenir à l'inertie du silence. Quelle misère !

Ne serait ce pourtant que ceci !

Sur quel massif rocailleux la Parole ne se fracassa-t-elle sans que même elle en renvoyât infime écho ? En quel déluge la Parole s'engloutit-elle que les naufragés ne perçurent pas même ? Sur quel chemin interminable de sueur, d'épuisement et de faim, ce peuple ne s'égara-t-il pas pour finalement ne pas comprendre et se prosterner devant l'idole la plus vulgaire ? Quelle tragédie ! même le désert ne leur fit rien entendre.

En cette grâce infinie où se donne la vie et s'invente l'être, de murmures en retrait, de Parole en silence assourdissant, le dialogue ne parvient pas à se nouer , ou si malaisément, ou pour des temps si courts ; et les regards se détournent et les âmes se murent. Car les Ténèbres ne l'ont pas reçue

Observons bien : ici rien ne se construit ni ne se saisit. Au contraire, Parole, sens et image s'offrent et devraient se recevoir ; simplement. Mais rien ne sera jamais simple. Il faudra s'y reprendre à de multiples reprises et le chemin sera jonché de cadavres. Et les Ténèbres ne l'ont pas reçue.

Chavouot la fête des semaines célèbre le moment où la Parole fut offerte sur le Sinaï. La Pentecôte chrétienne, ce moment étrange, raconté par les Actes, où l'Esprit Saint, enrobe puis exhausse les Apôtres qui soudain s'expriment en toutes langues, inconnues d'eux, mais compréhensibles par tous ceux, étrangers ou non, qui se trouvaient là à ce moment.

Certains voient en cet instant le véritable commencement de l’Église parce que signale l'ensemencement universel d'une Parole qui se veut adresser à tous, d'un apostolat qui justifie le nom - catholique - que se donne cette église.

Rome ne comprendra jamais cette étrange religion où un Dieu, quoique tout puissant et créateur, peut se laisser bafouer ainsi, assassiné bien sûr, mais surtout peut échouer. Rome ne le peut, non plus que nous, parce que cela ne se peut tant ceci heurte, qu'on y croie ou non, toutes nos représentations de la divinité. La moindre compréhension de la puissance.

Je vois pourtant dans ce moment bien autre chose qui résume selon moi l'essence du don.

Rien de la relation de Dieu à l'homme ne nous est véritablement compréhensible même si quelques pistes nous sont offertes dans la relation de l'homme au divin. Je ne sais s'il faut y croire et n'en ai cure. Et n'ai en tout cas nulle envie de vouloir convaincre quiconque. Mais dans les échecs successifs de la loi noachide, du décalogue, des 613 mitsvot, dans cette série interminable de prophètes que l'on n'écoute pas et d'un messie que l'on assassine, je devine au moins la puissance retenue qui laisse sa chance, sa place à la liberté humaine, fût-elle celle de dire non. Qui n'entend ceci, n'entend rien. C'est sans doute pour cette même raison que je me retrouve plus aisément dans la représentation que la Kaballe donne de la création que dans celle plus classique et explosive qu'en transmet la Bible. Le tsimtsoum, ce processus par lequel le divin se retire pour permettre, hors de lui, au monde d'exister relève de la même indicible générosité. Mais la conséquence en est que, de manière constante et répétée, une énergie, que je ne saurais nommer, doit empêcher le monde d'être en retour attiré, comme avalé par le divin. La grâce, curieusement, nous serait fatale si elle n'était pas contre-balancée par notre pesanteur. La générosité est ici : au commandement répond l'Alliance ; à la contrainte, la Parole ; à la puissance, le libre-arbitre.

Socrate n'aimait pas l'écriture où il voyait une pensée morte. Il n'avait pas tort ; se trompa néanmoins du tout au tout. Non pas tellement parce que l'histoire le démentit et que l'écriture occupa bientôt tout l'espace. Parce que surtout, l'écriture, pour vous saisir et enflammer, pour vous augmenter, doit bien à son tour avoir reçu quelque chose de cette force, de cette flamme.

Car ce que révèle cette glossolalie, c'est, dans la magie du retrait, une présence infinie.

C'est pour cela, qu'à distance, mais avec une fidélité totale, je célèbre, à ma façon, cet indicible don de la force, de la force de l'être. C'est pour cela que je voue à la langue cette dévotion qui peut paraître outrancière ; qui est seulement la reconnaissance ultime que la pensée doit à l'être. Pour cela qu'avant de me taire, j'aimerais laisser textes courts, épurés prolongeant de patience et de liberté ce que j'aurai reçu de générosité et de sens.