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Histoire de perdants
Bribes de conversation saisies au vol entre deux quinquagénaires, sans doute à propos d'autre chose : Tu sais, ce n'est pas difficile de deviner qui sera le gagnant ! Pourquoi ai-je alors pensé aux prochaines présidentielles et à cet article de Libération parcouru peu avant ?
Il faut dire que l'affaire semble bien emmanchée. Tout ce que Paris compte de bonimenteurs en tout genre, de vendeurs d'espérances et de prédictions sondagières, de pisse-copies prompts à relayer n'importe quelle rumeur s'est mis soudainement à frétiller comme le moindre pré-adolescent au printemps frémissant : Zemmour serait passé devant ! Devant X Bertrand mais devant M Le Pen aussi !
Avec une gauche plus divisée que jamais, un Macron qui ne semble pouvoir conserver d'avenir que dans son tandem infernal avec Le Pen, un Xavier Bertrand aussi onirique qu'un dégât des eaux mal assuré, subitement l'improbable serait-il condamné à se produire ?
Tout ceci n'est cependant que galimatias journalistiques.
Jamais les prévisions neuf mois avant le scrutin n'ont su anticiper les résultats finaux. Comment le pourraient-elles d'ailleurs tant les candidats en lice ne sont pas encore déterminés ce qui oblige à des combinatoires invraisemblables de questions ? Au reste, toutes les dernières élections l'attestent, l'électorat commence seulement à se fixer, et donc les rapports de force entre les candidats, vers janvier ou février. Une élection présidentielle est une forme de tragédie - où d'ailleurs tous les coups sont permis - dont les protagonistes tardent à prendre leurs places avant même que ne se noue la confrontation. La presse, avec sa série de plus en plus précipitée et frénétique de sondages, tend à transformer la campagne en une course-poursuite dont l'issue serait déterminée par le plus habile, le plus fort … ou le plus sournois. Rien n'est plus outrageusement faux ni stupide. Il y va, en cette rencontre d'un peuple, d'une nation avec l'idée qu'elle se fait d'elle-même et les hérauts qui se targuent d'en porter l'espérance, quelque chose de bien plus profond, j'allais écrire archaïque, où l'anthropologie a sa part, la violence mimétique autant que les pulsions sacrificielles. Sorte de fête, où le quotidien est suspendu aux paroles parfois délirantes, aux promesses souvent inconsidérées, aux invectives outrancières, fête du politique durant laquelle le peuple se réunit dans la mise à mort du sortant et la sacralisation de l'impétrant, et s'offre pour quelques instants, du reste de plus en plus courts, le mirage d'une unité qui s'effritera aux premières décisions prises.
Mais, Girard l'a bien montré, l'identité du sacrifié a bien peu d'importance ; guère plus que celui du nouvel élu dont le pouvoir ne tient qu'à l'étroit interstice s'insinuant entre le moment de l'investiture et celui du sacrifice prochain. Il n'y a rien à pardonner ici : ils savent bien ce qu'ils font, tous ces macabres scénaristes : donner quelque pâture à la vindicte publique, déplacer pour quelques instants, le centre de gravité des méfiances, animosités et engouements passagers, et paraître régler derrière son dos, le destin d'un peuple décidément moins crédule que condamné à tergiverser d'entre folle crainte et espérances de plus en plus ténues.
C'est bien pour cela, je le crains, qu'il s'agit plus d'une tragédie que d'un simple drame .
Pour ceci qu'à cette question - qui sera le gagnant ? - je préfère me demander qui sera le perdant !
Ils sont en réalité nombreux :
- la gauche d'abord, qu'il vaudrait mieux égrener au pluriel ; une gauche qui ne s'est jamais remise de ses divisions éclatées au grand jour avec le référendum de 2005 - 2017 n'en étant jamais que l'ultime péripétie. Si le clivage gauche/droite a un sens indépassable, en revanche parce que la gauche, de s'être égarée dans les compromis du social-libéralisme, elle ne sait plus de quoi elle est l'espérance et n'a plus d'alternative à offrir aux dérives du monde contemporain qu'à ronronner un air démodé, inaudible.
- la droite classique qui entre un Ciotti qui n'a plus de Républicain que le nom et un X Bertrand qui surjoue la sinistrose, sent bien le terrain se dérober sous ses pieds. Jamais la droite n'a été aussi puissante puisque l'enjeu semble ne devoir se jouer que dans ses rangs mais jamais non plus ses chances de l'emporter n'auront été aussi faibles - le prix à payer, sans doute, d'avoir laissé les digues sauter et de n'avoir pipé mot ni avec Sarkozy ni avec Fillon
- l'écologie qui n'est toujours pas parvenue à s'extirper de son dogmatisme puriste ; qui hésite entre se lier à la gauche au risque de se perdre et d'être accusée de trahison ou à s'adonner à son péché originel de la légèreté - pour ne pas écrire paresse - intellectuelle, doctrinale ou programmatique, de tout entendre à travers le prisme exclusif de la question environnementale et d'oublier que, complexe, la réalité s'enchevêtre d'économie, de politique, de social, de passions bien plus souvent que de raisons …
- la République surtout : entre Zemmour et Le Pen d'un côté, et un Macron qui confond urgence et autoritarisme et s'est lové dans son Comité de défense comme une demi-mondaine en sa garçonnière trop aisément acquise, le moins qu'on puisse dire est que, crises aidant, notamment climatique, mais géopolitiques et économiques inévitables demain, l'argument de l'urgence prévaudra à coup sûr qui finira de malmener un Parlement déjà croupion. L'incantation autour d'un Etat fort et efficace rappelle de bien odieux souvenirs. J'entends déjà ricaner tous ceux pour qui dictature n'a jamais été un gros mot et en deviendrait presque horizon souhaitable.
- la raison enfin : à bien les entendre ce sont moins des arguments qui prévalent que de sourdes mais sombres passions : peur, insécurité, menaces que ferait peser tel ou tel groupe humain - l'Islam pour être précis - le fonds de commerce de ces boutiquiers du malheur a de quoi faire frémir.
On ne dira jamais assez combien délétère aura été cette curieuse configuration politique qui après avoir évidé les partis de tout programme ou projet politique, les avoir réduits à de simples organisations électorales pas mêmes responsables des promesses faites en leur nom, aura conduit les électeurs à ne même plus véritablement pouvoir choisir leur champion mais seulement à écarter celui qui lui semblait le plus dangereux.
Non, décidément, c'est bien la démocratie la grande perdante assurée ! Le ragoût qu'on nous promet a un fumet détestable.