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Le phénomène Eric Zemmour : une bulle sondagière ?

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Election Présidentielle 2022dossier
Peut-on d’ores et déjà considérer le polémiste comme le troisième homme de la campagne ? Non, selon les spécialistes des sondages Alexandre Dézé et Michel Lejeune. Les enquêtes arrivent trop tôt et portent sur des effectifs non représentatifs et bien trop réduits.

 

par Alexandre Dézé, Maître de conférences en science politique à l’université de Montpellier, chercheur au Cepel (UMR 5112) et Michel Lejeune, Professeur honoraire de statistique de l’Université Grenoble-Alpes (UGA)
publié le 6 octobre 2021 à 20h20

L’incroyable buzz médiatique qui entoure Eric Zemmour est-il fondé ? Dernièrement, le polémiste d’extrême droite, qui n’est pas encore officiellement candidat à l’élection présidentielle de 2022, s’est vu créditer de 13 % à 17 % d’intentions de vote dans les sondages. Selon les résultats de l’enquête Ipsos-Steria parus dans le Parisien-Aujourd’hui en France du 2 octobre, il obtiendrait 15 %, devançant désormais Xavier Bertrand, 14 %, et talonnant Marine Le Pen, 16 % (1). Dans les pages du journal, on apprend encore que le sondage aurait eu l’effet d’une «bombe» à droite et qu’il consacrerait «l’effondrement d’Anne Hidalgo». Mais que valent ces résultats ? En réalité, pas grand-chose.

La première raison, c’est qu’un sondage réalisé à plus de six mois d’une échéance électorale n’a que peu de valeur. Depuis 1995, aucune enquête menée un an auparavant n’a jamais prédit correctement l’ordre d’arrivée du premier tour. Si l’on se base sur les sondages réalisés par l’Ifop et la Sofres six mois avant les élections présidentielles de 1965 à 2002, les résultats publiés n’ont correspondu aux résultats réels que dans 2 cas sur 16, comme le rappelle le sociologue Patrick Lehingue dans son ouvrage Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages (éditions du Croquant, 2007).

La deuxième raison, intimement liée à la première, c’est qu’à ce stade, les personnes interrogées sont évidemment encore très incertaines en ce qui concerne leur éventuelle participation à l’élection présidentielle mais également le choix de leur candidat·e. Il faut rappeler que les enquêtes actuellement menées placent les sondés dans une situation doublement chimérique. Non seulement parce qu’on leur demande pour qui ils voteraient «si le premier tour de l’élection présidentielle avait lieu dimanche prochain», mais en outre parce que la liste des prétendants n’est pas encore arrêtée, ce qui fait que l’on soumet aux personnes interrogées de multiples hypothèses de premier tour. Dans le sondage Ipsos-Steria, les sondés devaient ainsi se prononcer successivement sur trois hypothèses de candidatures à droite (Xavier Bertrand, Valérie Pécresse, Michel Barnier) et en même temps sur une hypothèse de candidature Eric Zemmour, puis de nouveau sur ces trois mêmes hypothèses de candidatures à droite mais sans l’hypothèse d’une candidature du polémiste. Soit 6 hypothèses au total, impliquant de se figurer à chaque fois des rapports de force différents. De fait, il faut un haut niveau d’intérêt et de connaissances politiques pour ne pas donner de réponses hasardeuses – haut niveau qui n’est pas forcément partagé par l’ensemble des répondants.

De la faiblesse des échantillons

La troisième raison porte sur la fiabilité des résultats, à supposer qu’ils aient un sens. On sait en effet que les sondages sont réalisés principalement par des panels internet possédant des biais importants. Ils n’incluent naturellement pas les personnes sans connexion ou peu aguerries à son usage. Or, d’après les données de l’Insee et de France Stratégie, en France, 12 % des individus de 15 ans et plus ne disposent d’aucun accès au Web, 16 % de la population française âgée de 18 ans et plus ne se connectent jamais, et 12 % en ont un usage distant. A l’inverse, les répondants qui ont une fréquentation plutôt élevée d’Internet sont plus exposés aux réseaux sociaux et tendent à être porteurs d’opinions plus radicales. Par ailleurs, les sondages en ligne sous-représentent les personnes faiblement insérées socialement et peu intéressées politiquement. Les résultats des enquêtes actuellement menées portent en outre sur des effectifs bien trop réduits pour mettre en évidence des différences significatives entre les candidats. Prenons une nouvelle fois l’exemple du sondage Ipsos-Steria. L’échantillon global comporte 1 500 personnes inscrites sur les listes électorales mais seules sont retenues les personnes déclarant être certaines d’aller voter et exprimant une opinion, soit entre 654 et 684 personnes, selon les différentes hypothèses de candidatures testées. L’échantillon apparaît donc trop faible pour être générateur de résultats pertinents. Si ce sondage avait été conçu de manière idéale (en respectant strictement les principes d’un tirage aléatoire) les différences de scores obtenus par Bertrand (14 %), Le Pen (16 %) et Zemmour (15 %) seraient dans tous les cas, d’un point de vue statistique, non significatives.

Les 15 % d’intentions de vote qui sont prêtés à Eric Zemmour (soit une centaine de personnes dans l’échantillon du sondage Ipsos-Steria) reposent donc sur des enquêtes fragiles, dont les résultats appellent d’importantes précautions dans leur interprétation. Permettent-ils de considérer Eric Zemmour comme le troisième homme de la campagne ? A ce stade, on peut en douter. Sans sous-estimer le potentiel électoral à venir du polémiste, il paraît clair que l’attention qui l’entoure se fonde surtout pour l’instant sur une «bulle sondagière».

(1) Sondage réalisé en ligne du 29 au 30 septembre 2021 «sur 1 500 personnes inscrites sur les listes électorales, constituant un échantillon représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus», d’après la méthode des quotas.

Alexandre Dézé est l’auteur du livre 10 leçons sur les sondages politiques, De Boeck, janvier 2022.

Michel Lejeune est l’auteur du livre la Singulière fabrique des sondages d’opinion, L’Harmattan, juin 2021