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Des tortures et des jours

Oh tout simplement parce que servitude eût été exagéré et que souffrances n’en furent point absentes.

Une réunion ce matin. Sur Zoom. Bah les réunions me sont déjà laborieuses d'ordinaire. Même si celle-ci fut d'information plus que de décisions à prendre, la prolifération d'écrans noirs, parfois de photos ; la quasi-absence de caméra me fit inéluctablement songer aux limites du distanciel.

Une réunion sur le BUT, nouveau diplôme, en 3 ans cette fois, supposé succéder au DUT et aux licences professionnelles, supposé offrir à ceux qui entament un parcours technologique, la possibilité de le faire à l'instar des autres sur trois ans. Ça n'a l'air de rien ; cela bouleverse tout.

J'ai bien du en son temps m'opposer à la chose mais quelle importance ceci a-t-il désormais. On a déjà pointé chez moi un péché conservateur ! était-ce de cela dont il s'agissait ? Oh, certes, avec l'âge j'avoue parfois m'épuiser devant l'intempérant bougisme de tous ceux qui, voulant marquer leur espace ou leur passage, traquent avec obstination tout ce qu'ils pouvaient faire évoluer, changer … bouleverser. Comment le leur reprocher ? Je dus bien autrefois céder à cette trouble inclination même si, de tout temps, j'aurais préféré les changements lents, discrets, presque insensibles. Les mouvements félins s'évitent souvent les brusques réactions qui vous ramènent au point de départ : les révolutions disent toutes cela. Ou bien plutôt l'obstination cartésienne de tout torturer avec l'acide du doute ?

Qu'importe au fond ! tout ceci n'est en réalité que question de perspective, de position. Il n'est pas de lumière sans ombre ; ni donc de mouvement sans repère. Depuis quand et pourquoi les jalons seraient-ils d'opiniâtres zélateurs de l'immobile ? Certes je me méfie depuis que les réformes se piquent de camoufler de sombres régressions sociales voire démocratiques : la réforme n'est pas un principe ni le changement, vertu se fondant par elle-même. Le mouvement ressemble si souvent à l'inertie …

Passons !

Intervint alors une jeune femme dont je veux oublier le nom qui ne nous offrit pas même le plaisir d'une photo mais dont la diatribe claqua d'un argumentaire clinquant, tonitruant, joliment acrimonieux, inversement proportionnel à la discrétion de son écran noir. Qu'elle fût opposée à cette réforme, on l'aura vite compris … ce qui est légitime, après tout ; mais jusque dans son principe même … ce qui semble un peu tardif néanmoins ; extrapolant d'un article - le 4 je crois - que le diplôme se fût servilement mis sous les ordres des impératifs économiques et des intérêts évidemment sournois du MEDEF. L'hyperbole était manifeste ; le pas de côté évident.

Je ne déteste pas le verbe haut ; la rhétorique brillante ; l'argument moral teinté de cette once de mauvaise foi sans quoi toute vertu serait fadasse … mais là !

A côté du sempiternel soupir c'était mieux avant, elle s'affaira ici d'exciper de la pureté innocente du savoir ; de l'exception de la connaissance face au complot avaricieux des affairements ordinaires. Sur le mode laïc, certes, la dame nous rejoua la règle contre le siècle ; la parousie contre l'œuvre ; la vieille franchise universitaire ; la lumière de la Cité de Dieu contre les ombres de la cité des hommes. Le salut par la seule grâce ! Il y avait du Torquemada là dessous.

J'ai bien cru qu'on allait nous rejouer la vieille dichotomie de la lutte des classes ; c'était bien pire encore. Autour du bûcher de Montségur s'agitaient de bien acrimonieux croisés.

Outre que ce débat sur les missions de l'Université est sans doute aussi vieux que l'Université elle-même ; que la possibilité pour elle de ne pas ignorer superbement les réalités mais au contraire de pouvoir concilier à la fois la production de savoir et sa transmission mais de surcroît de préparer l'entrée dans la vie active par le biais de savoir-faire, de techniques enseignées et améliorées, aura justement été au centre de la création des IUT dans les années 60 - des unité de formation, certes technologiques mais universitaires ; outre que notre histoire atteste précisément qu'est possible et réussie la conciliation de la technique, de la recherche et de l'enseignement universitaire sans qu'aucun des termes ici en jeu ne vienne à souffrir du voisinage des autres … oui, outre tout ceci, je perçus, qui me gêna, un dogmatisme non pas tant étroit que frustré et revanchard.

A l'instar des couples faux amis tels matérialisme/idéalisme, inné/acquis, bien/mal, nature/culture, concret/abstrait que je croyais pourtant définitivement rangés dans l'arrière-boutique de la sottise ordinaire, le binôme théorie/pratique resurgissait comme pour l'ultime combat eschatologique où la pureté messianique de l'une viendrait enfin à bout de la perversion diabolique de l'autre. Où le sacrifice mystique consacrerait enfin une société de Parfaits seule à même de consumer l'hérétique intérêt pour le siècle.

Nous voici dévalant, à l'envers, l'échelle encyclopédique, biffant les boucles de rétroaction de la pensée complexe, les sournois retournements de la dialectique, jusqu'aux invectives enfiévrées des disputes médiévales.

Voici revenu le temps des croisades … tout juste sortis de la caverne platonicienne : nous voici condamnés à contempler le Souverain Bien.

Ce n'était pas le lieu et, de toute manière, le propos fût resté inaudible mais comment dire combien complexe, fascinante et féconde demeure la spirale qui indéfiniment relie théorie et pratique ; pensée et action. Combien seule la théorie est aveugle et la pratique imbécile … mais en réalité les adjectifs sont ici interchangeables !

A entendre cette jeune femme pérorer ainsi sur le promontoire de ses certitudes toute drapée de la vanité de son statut, et de l'orgueil blessé de sa formation, comment ne pas songer au cycle tragique du temps grec. Eternel retour du même ; incapacité à dépasser le cercle des mêmes controverses. Le poids le plus lourd ! Nous n'étions plus très loin de la querelle des universaux. Je crois bien - mais ne le crains pas - que tout fut, à peu de choses près, déjà pensé par les grecs et que le développement de nos connaissances et l'étonnante réussite des sciences ne se firent jamais que dans les termes posés depuis Parménide, Héraclite ou Démocrite.

Je crois bien mais ne le redoute pas plus qu'il n'est pas lutte qui ne soit, de génération en génération, à reprendre ; à recommencer. Rien n'est jamais acquis : ni les libertés ni les victoires sur l'intolérance … Il n'est pas plus de progrès dans la connaissance qu'il n'en est dans les arts ou la moralité. Les formes changent ; demeurent les erreurs, les horreurs parfois ; les sottises si souvent.

La sagesse si rare.

Le lendemain …

Nouvelle réunion au sujet de la mise en place d'un nouveau dispositif technique. Accord global des intéressés mis à part un doute sur le trop court délai de son installation ; sur les implications concrètes de l'application et ses éventuelles contraintes. Rien que de très normal en somme.

Autre oriflamme de la doxa moderne qui ne manqua pas d'être brandie : cette foi - je ne dirai pas aveugle mais obsessionnelle - en l'outil. Toute réticence, tout vœu, toute demande d'ajustement fut immédiatement interprétée, ici encore, comme un refus du changement ; une procrastination veule ; un repli sur de confortables habitudes. Outre que s'agacerait plus d'un, l'intéressé lui-même, à qui on ferait telle prétentieuse leçon de morale, comment ne pas voir ici perversité même du jugement qui fait de l'outil une fin en soi.

L'argument de l'impossibilité technique et l'objurgation à changer, se changer, à s'adapter ! Vieille et atroce scie de la modernité qui fait fit de l'humain, de son épaisseur comme de sa dignité. Mais quoi, quand l'outil ne facilite rien, mais contraint plus qu'il ne rend possible, n'est-ce pas plutôt ce qu'on appelle un obstacle ? Mais quoi ? qu'est un outil qui oublie l'homme qu'il est supposé servir ? sinon une arme ? Décidément depuis que l'humain n'est plus considéré que comme une ressource, il pèse bien moins que les rouages de la machine.

Sans doute fut-ce ici maladresse dans le cours de la discussion … mais maladresse tellement révélatrice …

Maladresse exactement en miroir de la précédente, finalement : entre la sainte contemplation de l'une et la démarche à coup de marteau de l'autre, observons seulement les stigmates de la paresse, de la prévention, de la précipitation … Tiens comme les causes de l'erreur chez Descartes.

Sur le même canal où circulent savoirs, techniques, paroles et marchandises, un être qui tantôt facilite tantôt obstrue la relation. C'est peut-être le même, ou la vision inversée, en miroir de la même réalité. Je sais pourquoi symbole est l'antonyme de diable ; pourquoi traduire dit (presque) la même chose que trahir ; pourquoi Paraclet voisine avec parasite.

Pourquoi, oui, l'enfer est pavé de bonnes intentions.

Pourquoi, oui, prudence - φρόνησις - est vertu cardinale, à l'intersection précisément de l'acte et de la pensée.