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Vues d'en-bas

N'est-ce qu'affaire de vues ? Vraiment. On l'a vu, prendre les choses ou les êtres de haut, peut à la fois signifier vouloir les dominer - et il est vrai que ceci a pour effet de les rapetisser - ou simplement de prendre de la distance, pour mieux voir, mieux pouvoir juger, et demeurer sinon impartial, au moins pondéré.

Voir bien, c'est voir de loin écrivit Joe Bousquet.

Sans doute ! sauf à considérer que l'éloignement ne vous proposera jamais que des généralités … Telle est bien la leçon qu'avec Hegel ou Marx on put tirer des supposées leçons de l'Histoire : à mesure que l'on s'approche, la fière Raison à l'œuvre se fait de moins en moins claire. Aristote l'avait compris dès le départ : il n'est pas de science du singulier. Soit ! Optons pour l'universel mais que diantre ! cet universel-ci est peu bavard et étreint mal à force de vouloir tout embrasser.

L'écheveau est si intriqué des causes, des effets, des causalités objectives et des passions si troubles et troublantes qu'en réalité on n'y voit goutte.

Il y a pire !

C'est qu'effectivement voir de trop près c'est le plus souvent voir d'en-bas. L'art photographique nous enseigne que la contre-plongée magnifie le sujet, le grandit - parfois exagérément - mais, ici, on manque souvent de rapetisser. Voir de près, c'est non seulement ne rien voir , c'est ne voir que par le plus petit et misérable bout de la lorgnette/

Qui ne connaît Xanthippe, l'épouse de Socrate ? Le peu que l'on sache d'elle, que Xénophon s'est attaché à diffuser urbi et orbi, le peu que la tradition en a retenu, tient à son mauvais caractère si caricatural - sans doute un peu trop - qui fit que ce nom se termina en nom commun pour désigner la mégère, l'épouse acariâtre.

Un jour de dispute avec son époux, après l'avoir agoni d'injures, elle aurait cyniquement versé le contenu du pot de chambre sur la tête de Socrate. Voici scène sinon burlesque en tout cas scabreuse et bien peu flatteuse. La grande et belle figure qui inaugure la philosophie occidentale fielleusement rabaissée au rang d'époux négligent et dominé !

Il se trouvera, ici aussi, quelque militante émoustillée par les préjugés et injustices genrés comme ourson par miel pour dénoncer invisibilisation,ou pire encore, caricature des femmes … on n'aura pas tort même si les grecs n'y furent pas très originaux et que les seules femmes qui défrayèrent la chronique furent déesses ou relevèrent du mythe ; l'orient antique n'est pas particulièrement réputé pour la considération qu'il réserva aux femmes.

Reste, qui m'intéresse ici, l'homme. Derrière le penseur, l'homme qui, à l'instar des autres, cache comme il peut sa triviale épaisseur qu'un proche finira bien par éventer. Il n'est ni grand homme ni âme vertueuse sitôt que l'on s'approche de trop : l'habitude, la familiarité, la proximité ou le voisinage trop fréquent font écran et empêchent de considérer en l'autre courage, abnégation, générosité ou sagesse. Les mères ne verront que leur fils ; les proches qu'un familier et les épouses que celui qui partage encore leurs couches plus par habitude qu'enivrement.

Le quotidien déçoit ; ne ment pas mais dément tout. Désacralise voire profane.

"Tel a été miraculeux au monde, auquel sa femme et son valet n'ont rien vu seulement de remarquable. Peu d'hommes ont été admirés par leurs domestiques." Montaigne, Essais, 1588, Livre III, Chapitre 2 : Du repentir.

"On prétend qu'il n'y a pas de héros en face de son valet de chambre. C'est qu'un héros ne peut être compris que par des héros, et que les valets de chambre ne savent apprécier que leurs pareils." Goethe Affinités électivesGoethe comme Montaigne ne firent que répéter la leçon de Luc,4, 24 : En vérité, je vous déclare que nul prophète n'est bien reçu dans sa patrie. Mais cela en dit long sur le regard que réciproquement nous et autrui nous portons les uns sur les autres. Regardons où se plantent nos écrivains, peintres ou photographes pour dresser leurs portraits, on y devinera leurs intentions éventuellement malignes. La trop grande proximité déforme, enlaidit, dénonce. Tel déduira de la laideur ou de la petitesse de celui-ci la médiocrité de sa pensée ; tel autre de ses yeux mi-clos, un caractère sournois …: l'art du portrait est aussi celui des extrapolations hâtives et vertigineuses. Balzac, au moins, se retenait des pages entières à décrire la salle à manger de la pension Vauquer avant de dresser le portrait du Père Goriot ou celui, plus acide, de sa fille. L'art de la dithyrambe n'est pas seulement celui de l'emphase, mais de l'abstraction. Les héros sont de demi-dieux et leurs corps de pure idées dont à l'occasion ils peuvent changer et nos grands hommes n'ont ni embarras gastriques ni maladie grave et, si épouse il y a, elles font au mieux figure de décor sur les affiches électorales - le cas contraire laisserait accroire qu'elles fussent grises et illégitimes éminences.

Xanthippe, pour son malheur ou sa renommée posthume, est le grain de sable qui enraye la machine, écorne le mythe. La maïeutique remplacée par la philosophie du pot de chambre ! C'est moins élégant mais tellement plus drôle !

A Cohen dans les Valeureux faisait donner par Mangeclous une mémorable leçon de séduction amoureuse où il s'agaçait que les jeunes filles prissent pour romantiques émois ce qui n'était jamais que méticuleux décompte du nombre de bouts d'os que les jeunes amants dussent nécessairement posséder en leur bouche, où il alla jusqu'à proposer, pour éviter que les jeunes filles ne confondissent leurs troubles avec amours nobles et pures et tempérer ainsi leurs nobles ardeurs, de faire afficher à la place de Dubo, Dubon, Dubonnet, tous les 100 mètres dans les couloirs du métro, les amants aussi font extrêmement caca ! Derrière l'apparence scatologique de la galéjade, en vérité le même procédé : ne reste plus grand chose de la grandeur, de la noblesse ou de la pureté sitôt que l'on s'approche de trop près.

Le processus est le même en fin de compte : serait ce à dire que le corps ne supporte nulle allégorie, nulle légende ? Qu'il ne soit de grandeur que de l'esprit ? Qu'il en tout état de cause beaucoup d'ironie, de sarcasme et d'humour à l'adulé pour ne pas sombrer dans le ridicule de la flatterie et l'outrance de la vanité.

 


Curieuse représentation de la scène que celle-ci où Socrate est représenté écrivant, lui qui tançait la parole morte et ne jurait que par la parole vivante, orale !!!