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Comédie humaine …

C'était vendredi sur le toit des Galeries La Fayette d'où l'on peut s'offrir une vue plutôt impressionnante des toits de Paris. Jolie trouvaille d'ailleurs que cette terrasse aménagée où l'on peut profiter de sièges - quand il en reste qui soient libres - pour rêvasser, bavarder ou simplement profiter de la vue ; déjeuner même ; d'où, surtout, et c'est bien ce que j'espérais, l'on peut prendre quelques jolies photos - en tout cas tenter d'en réussir. quelques unes. La perspective est aussi large que des terrasses de Montmartre même si d'une hauteur bien moindre qui vous fait malaisément dépasser la ligne de crêtes dessinée par les cheminées.

Les touristes étaient là empressés de prendre des photos et je ne vois pas pourquoi je les en blâmerais puisque, moi-même j'étais venu pour cette identique raison.

Sauf à considérer que ceux-là tenaient moins à la perspective qu'au souvenir ; moins à la vue panoramique qu'à leur présence devant la perspective. Moins à la réalité qu'à leur image. Figure à peine dévoyée du selfie, triomphe incroyable de la trop impérative subjectivité ; onirisme masochiste de Narcisses prétendument modernes ne pouvant pourtant jamais rien y comprendre : ce qui leur importe est moins la Tour, la passerelle, le palais ou l'église que leurs trognes faussement naturelles au sourire figé comme celui d'une starlette un peu trop botoxée plantées béatement comme utilités surfaites devant le monument.

Affaires de touristes, me dis-je. La photographie a toujours été l'arme du touriste, l'est simplement beaucoup plus aisément depuis que les smartphones ont pris le relais des appareils photos. Ce qui a changé sans que ces bélîtres en eussent même conscience c'est l'angle de prise de vue. Nous vivons sous l'empire de l’ego gonflé comme une outre !

Ces deux-là je faillis les trouver mignons … il fallait pourtant y regarder à deux fois ! Jeunes, mais pas trop, de vêture simple, faussement décontractée mais plutôt élégante - cette chemise rose portée sur un pantalon pour une fois pas trop étriqué ; ces chaussures à talons juste assez pour conférer port altier sans être inconfortables pour autant, ce sac, tenu avec un naturel presque désinvolte de la même main au restr que le téléphone, qui décidément n'avait pas été acheté à la Foir'fouille, tout ceci respirait une aisance qui n'était pas que morale ; un négligé-chic qui trahissait non pas le touriste besogneux trimbalant avec lui sa théorie de mômes et son bric-à-brac de consommateur effréné mais bien plutôt la promenade en voisin que peuvent s'offrir tous ceux qui, par éducation ou orgueil, se sentent chez eux partout.

Ils ont un côté on regarde ensemble dans la même direction, certes, mais lui, main gauche dans la poche, tenant presque par inadvertance, un appareil de sa main droite, semble traquer le bon angle qui lui permettra de prendre la photo qui mettra en évidence ses goût et habileté.

Très vite, ils prendront la pose. Enfin, très vite, lui se soumettra au cliquetis obstiné de la dame.

Elle, trouvera vite, l'idée de la contre-plongée. Comment mieux mettre en évidence la haute qualité du bellâtre que de l'opposer ainsi, par cette vue ascendante, à tout ce qui en contre-bas n'est déjà plus bon qu'à servir de décor.

La chose est savoureuse : il la regarde d'abord comme le ferait n'importe quel touriste pour la photo d'usage mais très vite prend une pose qui se veut professionnelle : la main toujours dans la poche, le bras droit accoudé à la balustrade transparente mais surtout cette tête détournée comme s'il tenait à afficher son meilleur profil ou bien à contrefaire une spontanéité que tout son port, altier, dément pourtant.

Il ne lâche pas son appareil, feint même de l'avoir oublié. Pourtant, pendant qu'elle le mitraille et qu'il s'obstine à regarder ailleurs, il la croque en retour, l'air ne n'y pas songer ni croire.

Je m'amuse à penser que lui, s'amuse avec un beau Reflex quand elle doit se contenter de son téléphone. Eussé-je quelques velléités genrées, j'aurais sans barguigner extrapolé ici la mise en scène flatteuse du mâle dominant. Je ne crois même pas qu'il s'agisse de cela : de la simple imposture seulement de poses imitées pour ne pas dire singées.

Parlons comme les jeunes : pour faire genre !

Je ne voudrais pas que l'on croie que je pratique ici satire caustique un peu facile de qui se croirait à l'abri de tout ridicule. Point de mépris ici, encore moins de critique. Je regarde seulement sans me croire en rien meilleur ou moins sot que mes congénères. Je les regarde. Je les regarde, surtout, se regarder. Et profite de ce que la photographie peut offrir, jusqu'au détail, qui sur l'instant vous avait échappé, ce petit rien qui fait que l'imagination peut s'enflammer.

Tout est dans cette prise finale : plus de mise ici. Sourires éclatants de se voir.

Ils tournent le dos au cadre. Plus rien n'a d'importance désormais sinon eux-mêmes ; sûrement plus la ville qui déroule piteusement ses charmes sous les lampions de leur vanité.

Comment ne pas penser au héron de la fable, ou de la fille, dans la suivante, qui, tous deux, balayèrent l'objet de leurs désirs escomptant toujours s'étancher à meilleure source ?

Nous errons ainsi, jour après jour, dans le brouhaha de nos affairements ordinaires, sous les projecteurs aveuglants de nos vanités et, sans même en prendre conscience, nous avons perdu le monde.

C'est aussi cela que désignait Arendt en évoquant l'homme moderne comme étant Weltlos - acosmique.