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Hauteur

L'expression sied à leurs éminences : après tout altesse signifie d'abord cette hauteur supposée incarner la prééminence.

S'y joue quelque chose de la dignité également : ne conseille-t-on pas, à qui veut conserver quelque dignité ou retenue, de prendre de la hauteur ?

Mais le plus souvent, c'est vrai, le terme renvoie au pouvoir. Je me souviens avoir lu autrefois dans le Journal de Gide combien les dictateurs éprouvaient prédilection pour les hautes cîmes. L'analogie est un peu facile mais qu'il y ait de la domination en celui qui surplombe son temps ou ses congénères on le peut aisément concevoir.

Sans doute Berchtesgaden a-t-elle laissé traces en nos mémoires que le souvenir baroque de Louis II de Bavière n'effacera jamais tout-à-fait. Pourtant, de Chambord à Versailles, nos monarques surent s'inventer dorures à leur(dé)mesure sans pour autant céder à la fascination de l'altitude.

Pourtant comment nommer cette sensation qu'offre, au détour d'un chemin, la perspective élargie du Malzieu-Ville, arpenté à maintes reprises en son centre si bien entretenu mais qui suggère ici apaisement. Est-ce du à mes souvenirs d'enfance ou bien encore à ces vacances prises en hautes montagnes lors de période de canicule ? Je sais en tout cas ce que signifie prendre de la hauteur qui ne tient pas uniquement en cette distance digne et vertueuse par rapport à l'autre ou aux choses qui vous tourmenteraient ; non ! qui dit seulement la sensation réconfortante même si passablement lâche d'avoir laissé en-bas l'ensemble de ses tourments.

Sans doute nos expressions n'ont-elles pas toujours suivi l'invention de la géométrie euclidienne : nous continuons à parcourir un espace qui à nos âmes autant qu'à nos sens n'a définitivement rien d'homogène. Haut et bas se le partagent comme Paradis et Enfer et même si les grecs mettaient tout son prix à l'ancrage au sol quitte à opposer divinités chtoniennes et olympiennes, on y retrouve le même vis-à-vis - lumière/ténèbres - que dans le christianisme médiéval. On sait la démocratie s'inventer en même temps que la géométrie euclidienne : on n'a pas dit pourtant, combien, ici comme ailleurs, notre perception s'attarde résolument en des figures archaïques. Il n'est pas que la durée qui démeure obstinément rétive à toute régularité arithmétique mais l'étendue elle aussi, qui est bien une forme mais seulement une forme, Kant avait raison, à quoi s'arriment nos mots comme nos rêves. Désire-t-on souligner les origines modestes de quelqu'un ? il sera de basse extraction ! Fustiger ses mœurs dissolues : il aura cédé à ses plus bas instincts. Ourdit-il quelque complot ou utilise-t-il des manigances peu honnêtes ? on parlera de basses manœuvres … A l'inverse veut-on désigner le courage d'un homme ? on parlera de ses hauts faits d'arme ! D'études très poussées ou difficiles ? on évoquera les Hautes études ! Veut-on marquer le mépris pour quelqu'un ou quelque chose ? on le prendra de haut ! Evoquera-t-on la noblesse d'âme ou la vertu on évoquera une haute élévation d'esprit … J'aime assez que le latin bassus désignât d'abord l'embonpoint, l'obésité : nous ne sommes jamais très loin de la physique d'Aristote pour quoi ce qui pesait était entraîné vers le haut, quand ce qui était léger - mais donc aussi noble - était porté vers les cieux.

Les âmes nobles, décidément, sont vouées à l'ascension ; à l'apothéose.

Pourtant, à regarder certaines de mes photos récentes, je comprends que c'est moins l'orgueil insolent d'une quelconque supériorité ou les signes d'une prééminence quelconque que je cherche mais bien plutôt ce recul, cette distance qui vous fait mieux voir.

Sans conteste, les sciences expérimentales purent-elles commencer à réaliser d'incontestables progrès dès lors, qu'avec l'éprouvette, elles purent mettre l'observé à l'écart et à l'abri de l'observateur. On voit mieux de loin … même Descartes le savait qui se mis sous la haute protection de son doute. Sans évidemment oublier Thalès qui, involontairement, en tombant dans le puits, fit éclater la lumière.

Voici bien le paradoxe de la connaissance : le sens commun voudrait qu'on recopiât la réalité le plus fidèlement possible pour s'en faire une connaissance juste. Mais cette approche est une impasse. Le nez collé à l'objet, l'on n'en perçoit que la noirceur épaisse.

J'aime cette idée que pour connaitre l'autre il faille identiquement s'en éloigner … autre manière de constater qu'entre acte et connaissance, définitivement, il y a incompatibilité. Agir sur l'autre c'est s'interdire de le connaître ; vouloir le connaître c'est manquer à jamais de lui pouvoir seulement tendre la main. Heisenberg l'avait compris : l'acte même de la connaissance altère son objet.

 

L'attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité.
Joe Bousquet