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Des légendes, des récits, des représentations

Visite hier de l'église Saint-Pierre de Montmartre qui m'avait résisté jusqu'ici et qui est, après St Germain-des-Prés, la plus ancienne église paroissiale de Paris.

De nombreuses légendes lui sont attachées : d'avoir été bâtie sur le site d'un ancien temple dédié à Mars et d'y succéder à une basilique mérovingienne dédiée à St Denis dont cinq chapiteaux et quatre colonnes en marbre ont été réemployés dans l'église actuelle.

La basilique est citée dès 850 dédiée à Saint Denis et l'on sait que les textes les plus anciens signalent son martyr en ces lieux même au point d'expliquer que Montmartre signifia Mont des martyrs.

Tout y est ici : de l'origine incertaine - s'agit-il véritablement de Denys l'Aéropagite que Paul eut converti lors de son passage à Athènes ? non sans doute mais quelle plus belle manière de tremper cette histoire dans les fondations les plus nobles ! - à la persécution imbécile en passant par les mors vertueuses, les tortures et la fière attitude pieuse et fidèle. Ne manquait que le miracle ! Ah que le saint homme qu’on venait juste de décapiter se baissât pour prendre sa tête à pleine main et parcourût ainsi plusieurs lieues jusqu'à celui occupé désormais par la Basilique Saint Denis où il fut enseveli, voici qui conférait à la chose cette once de miraculeux et de signe divin qui permit en même temps de rassembler d'un même geste la piété la plus profonde et la dignité royale.

Ma première réaction fut de considérer la représentation un peu ridicule … je ne suis pas loin de penser que le récit est bien plus roboratif que cette statuaire trop blanche et trop ostensiblement apaisée pour être sincère.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'événement, pour symbolique qu'il soit de la christianisation difficile des parisii, n'est pas représenté si fréquemment qu'on pourrait l'imaginer. Pourtant il est au cœur du lien longtemps indéfectible entre l'église et la monarchie française.

On a souvent souligné combien les cathédrales étaient d'incroyables encyclopédies ou si l'on préfère des livres ouverts : loin des temples austères, l'église catholique raconte inlassablement la même histoire celle de la Passion évidemment, et les 14 stations du chemin de croix qui ornent souvent les bas-côtés et, plus généralement la vie du Christ et l'hommage rendu à ceux qui le servirent de leur vivant ou après sa mort : des apôtres aux saints en passant par Marie … tout y est pour enserrer le fidèle dans un univers de récits épiques autant que fantastiques où le martyrologe le dispute à la vertu, lui offrant autant d'exemples à imiter.

Sans compter les grands de ce monde, comme ci-contre à la Madeleine, à qui elle fit sans toujours trop regarder de près, place réservée et gloire facile. Le catholicisme ne s'est jamais totalement écarté du quotidien profane.

D'où l'invraisemblable culte à Jeanne d'Arc et les stèles à la mémoire des morts durant les deux dernières guerres - mais s'est toujours attachée à lui conférer signification spirituelle comme si le présent ne pouvait s'avancer vers le futur qu'en reposant soigneusement ses pas dans le passé évangélique, indépassable en son message comme en sa portée.

Les huguenots reprochèrent aisément aux catholiques des cultes qui l'éloigneraient du monothéisme - s'agissant notamment du culte marial - ils n'eurent pas totalement tort - le reproche sera d'ailleurs repris par l'Islam - mais ils passèrent néanmoins en partie à côté de l'essentiel qui tenait en cet univers, propre à l'espace ecclésial, qui en tout point arrachait le fidèle au monde profane en lui offrant à la fois souvenir édifiant à quoi demeurer fidèle et espérance métaphysique consolatrice. Au même titre que l'année liturgique parcourt indéfiniment les grands épisodes de l'itinéraire christique, de la même manière l'existence du chrétien - qui serait parfaite s'il savait procéder en toute chose à l'Imitation de Notre Seigneur Jésus Christ - suit un chemin - ou le devrait - de chapelle en chapelle, de confession en prière, de déambulation en génuflexion, parcourt autant d'espace que de temps, de paysages que d'histoires mais ces paysages sont intérieurs ou bientôt intériorisés.

Il ne faut pas chercher ailleurs la grande invention de la religion : sous l'aune du rassemblement (ecclesia) elle trace un espace qu'elle sépare du profane - tel est bien le sens de temple qui désignait la portion de ciel dessinée par le bâton des augure à l'intérieur de quoi les dieux feraient voir leurs signes. Et c'est dans cet espace, répétition après répétition, rite après rite - n'est-ce pas, après tout grâce à ces imitations répétées que s'opèrent l'éducation, l'apprentissage et l'édification morale ? - en faisant invariablement tourner en rond les fidèles en processions si lentes qu'on les pourrait croire éternelles que la religion s'assure l'emprise des âmes bien avant que le monarque ne s'assure le pouvoir sur les corps. L'éthique désigne en grec le séjour habituel des chevaux que l'on dresse ; chevaux qu'eux aussi l'on domestique en les faisant invariablement tourner en rond. Leur manège est le nôtre !

Je souris de me souvenir que la répétition est ainsi à la fois, vecteur d'apprentissage et source de violence. Mais Girard nous avait alerté sur les rapports troubles de la violence et du sacré.


Mais l'histoire de St Denis raconte bien autre chose encore. Ce corps qui se redresse et saisit sa tête à pleine main pour s'en aller chercher lieu où être enterré ne saurait être anodin même si est rappelé que c'est sous la double conduite de Dieu et d'un ange. Martyr en grec dit d'abord le témoignage. Le martyr chrétien est celui qui témoigne jusque dans son corps et la souffrance infligée sa fidélité à Dieu. Il est celui par qui les choses deviennent vraies, patentes, assurées. Flagellation, gril enflammé, animaux féroces prompts à les dévorer et mise en croix font partie de ces signes, nécessairement ostensibles, que la légende doit retenir et qui frapperont demain l'imagination et la crainte des fidèles. Mais cette tête qui résiste ; qui au contraire fait se redresser et poursuivre le chemin en indiquant la seule direction qui vaille, dit bien plus que la supériorité de l'esprit sur le corps ; elle dit l'essence de l'humain se dressant pour récuser toute injustice, toute bassesse ; toute violence. M Serres voulut y voir ce seul organe s'étant substitué à tous les autres, reflétant la contrainte où nous nous serions mis de devoir être intelligents, inventifs, libres. Paradoxe que ceci pour autant que la religion nous a plutôt entraînés à la soumission et à la stricte observance du même mais paradoxe apparent seulement pour autant qu'il y a, dans le christianisme comme dans toutes les religions révélées en tout cas, comme dans toutes les religions sans doute, une voix insistante et entêtée, qui dit non, s'insurge, refuse de se soumettre à un sens auquel elle n'eût pas contribué. Une voix qui rappelle que son royaume n'est pas de ce monde.

Tel est peut-être le secret du religieux de savoir ainsi en appeler, d'un même tenant, à la révolte et au service.

Mais ceci est une autre histoire.