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Bombances

Il n'y a pas de fête, même triste par définition, qui ne comporte au moins un début d'excès et de bombance: il n'est qu'à évoquer les repas d'enterrement à la campagne. De jadis ou d'aujourd'hui, la fête se définit toujours par la danse, le chant, l'ingestion de nourriture, la beuverie. Il faut s'en donner tout son soûl, jusqu'à s'épuiser, jusqu'à se rendre malade. C'est la loi même de la fête. Caillois

C'est de parcourir ces photos croquant les Halles dans les années cinquante, prises par Doisneau que me vint à la fois la référence au Ventre de Paris et à ce texte de Caillois théorisant la fête.

Furieux vis-à-vis - car c'est loin d'être un dialogue, encore moins une confrontation - entre l'homme et la bête … ou ce qu'il en reste. Deux mondes qui se côtoient mais s'ignorent. Les Halles, c'est ceci aussi : cette preuve implacable de l'impossibilité de l'homme à vivre sans détruire autour de lui, tuer, et en faire le rituel d'une prise de pouvoir génératrice d'autant de plaisirs, que d'inégalités ; de forces que de rapports de force. Ce sera la grande habileté de l'après-guerre, mais aussi sa plus grande présomption, de croire pouvoir dérober à la vue de tous le spectacle hideux de ces mises à mort, de ses horreurs. De ses dégats.

Nous savons désormais combien ce réel que nous avons chassé par la porte et rentré par fenêtre dérobée et pointe de son doigt accusateur un avenir inquiétant.

Mais quand on prit la décision de déplacer les Halles ce n'était encore qu'arguments modernistes : favoriser l'automatisation de l'approvisionnement ; sa mécanisation …

Alors, oui, il y eut cette décision, tellement conforme à la dogmatique pompidolienne du tout voiture et du modernisme à tout crin, d'en finir avec les Halles et de les déplacer à Rungis où elles se trouvent toujours. Sans doute ceci signa-t-il la fin d'une époque, ce n'est pourtant pas la nostalgie qui m'inspire ici. C'est le lot de toutes les époques de passer ou notre lotde passer à travers les époques, qu'importe finalement. C'est au reste tout le paradoxe de la durée, tant banal qu'étrange, d'à la fois ne pas laisser de son passage résonner le moindre bruissement de pas quand pourtant nous nous lamentons épisodiquement de sa fuite. Laissons cela que chantent les poètes : après tout, cette douleur, aimablement contrefaite, est aussi le fruit délicieux de cette enfance qui remonte en nos âmes à mesure que nous nous en éloignons. J'aime assez que les défaillances de la mémoire se traduisent le plus souvent par l'incapacité d'enregistrer de nouveaux souvenirs ; jamais par l'accès désormais impossible aux événements du passé. Nous sommes l'intégration de tous ces souvenirs au même titre que la conscience n'est peut-être effectivement que l'intégrale des petites perceptions. Passé un certain seuil, l'ensemble en devient conscient. Parfois, oui, le vase déborde, la rupture n'est jamais que de continuités ensemencée, le fait que d'un empiétement soudain insupporté. Notre mémoire est affaire, oui, de ces petites perceptions. Nos nostalgies, aussi.

Je le sais, je le sens : vieillir c'est laisser s'étioler toute appétence pour le présent, l'actuel, l'acte. La vieillesse est anémie du désir.

 

Non, décidém ent, ce qui m'y frappe d'abord c'est l'excès et la bombance. A côté de ces clochards, grelottant de froid, l'étalage presque vulgaire du trop, du trop plein ; la graisse ruisselante …

S'il fallait prendre à rebours la sentence de Solon en appelant à la juste mesure qui caractérise si bien l'angoisse grecque de sombrer dans la démesure, on serait tenté de proclamer : tout ici en trop. De trop.

Tout y est bien réglé et la place de chacun, le rôle de que groupe, toisé au millimètre - les mireurs qui examinent les œufs ; les fraisiers et cabocheurs qui travaillent les têtes de moutons ; les forts, les tassiers ; les mandataires, les commissionnaires ou négociants … - tout un monde qui a ses postures nobles et ses places humbles, ses produits de luxe et les denrées reléguées en énième catégorie, jusqu'aux endroits où les étaler, les vendre : à l'intérieur du Pavillon ou à l'extérieur sur le carreau.

 

 

Quoi d'étonnant qu'étant ainsi concentré en un seul endroit l'approvisionnement d'une aussi grande ville que Paris, on y retrouve le même millefeuille social, les mêmes privilèges, les mêmes relégations, les mêmes princes, le même petit peuple glanant sur le carreau les miettes que les nantis avec complaisaisance leur abandonnaient ? Parmis eux les marchands d'arlequins qui n'étaient autres que des rogatons, les restes jetés des tables bourgeoises, restaurants voire administrations que ces marchands récupéraient, triaient, agrémentaient de manière appétissante. Ils apprétaient l'infâme ragoût en un salmigondis à peu près présentable : d'où le terme arlequins. Tout ceci constituant plat à très bas pris qui se vendait sans nulle peine. Jusque et y compris à des bourgeois avaricieux qui se reconnaissaient à leur allure fureteuse et ombrageuse.

Rien ne se perd ; rien ne se crée … ni plus là qu'ici ! ; Tout se transforme

Zola ne s'y était pas trompé. Son regard aiguisé qui donna toujours à voir, parfois crument, ce que d'aucuns se piquèrent de trouver vulgaire, qui n'était pourtant que cruel, cette réalité étrange à force de se vouloir naturelle où se télescopaient ombres et lumières, opulence indécente et misère acariâtre ; austérité et gaspillage … *

La belle Lisa resta debout dans son comptoir, la tête un peu tournée du côté des Halles; et Florent la contemplait, muet, étonné de la trouver si belle. Il l'avait mal vue jusque-là, il ne savait pas regarder les femmes. Elle lui apparaissait au-dessus des viandes du comptoir. Devant elle, s'étalaient, dans des plats de porcelaine blanche, les saucissons d'Arles et de Lyon entamés, les langues et les morceaux de petit salé cuits à l'eau, la tête de cochon noyée de gelée, un pot de rillettes ouvert et une boîte de sardines dont le métal crevé montrait un lac d'huile ; puis, à droite et à gauche, sur des planches, des pains de fromage d'Italie et de fromage de cochon, un jambon ordinaire d'un rose pâle, un jambon d'York à la chair saignante, sous une large bande de graisse. Et il y avait encore des plats ronds et ovales, les plats de la langue fourrée, de la galantine truffée, de la hure aux pistaches ; tandis que, tout près d'elle, sous sa main, étaient le veau piqué, le pâté de foie, le pâté de lièvre, dans des terrines jaunes. Comme Gavard ne venait pas, elle rangea le lard de poitrine sur la petite étagère de marbre, au bout du comptoir ; elle aligna le pot de saindoux et le pot de graisse de rôti, essuya les plateaux des deux balances de melchior, tâta l'étuve dont le réchaud mourait ; et, silencieuse, elle tourna la tête de nouveau, elle se remit à regarder au fond des Halles. Le fumet des viandes montait, elle était comme prise, dans sa paix lourde, par l'odeur des truffes. Ce jour-là, elle avait une fraîcheur superbe ; la blancheur de son tablier et de ses manches continuait la blancheur des plats, jusqu'à son cou gras, à ses joues rosées, où revivaient les tons tendres des jambons et les pâleurs des graisses transparentes. Intimidé à mesure qu'il la regardait, inquiété par cette carrure correcte, Florent finit par l'examiner à la dérobée, dans les glaces, autour de la boutique. Elle s'y reflétait de dos, de face, de côté ; même au plafond, il la retrouvait, la tête en bas, avec son chignon serré, ses minces bandeaux, collés sur les tempes. C'était toute une foule de Lisa, montrant la largeur des épaules, l'emmanchement puissant des bras, la poitrine arrondie, si muette et si tendue, qu'elle n'éveillait aucune pensée charnelle et qu'elle ressemblait à un ventre. Il s'arrêta, il se plut surtout à un de ses profils, qu'il avait dans une glace, à côté de lui, entre deux moitiés de porcs. Tout le long des marbres et des glaces, accrochés aux barres à dents de loup, des porcs et des bandes de lard à piquer pendaient ; et le profil de Lisa, avec sa forte encolure, ses lignes rondes, sa gorge qui avançait, mettait une effigie de reine empâtée, au milieu de ce lard et de ces chairs crues. Puis, la belle charcutière se pencha, sourit d'une façon amicale aux deux poissons rouges qui nageaient dans l'aquarium de l'étalage, continuellement. Chap 2 Mais il y a surtout cet éloge du gras, du replet comme s'il se fût agi d'un signe de santé, d'exubérance. Etrange mais bien connu paradoxe de nos sociétés qui vantent d'autant plus les corps épais, luisant de blancheur trouble, qu'elles sont sinon pauvres en tout cas très proches encore du seuil de simple reproduction ; qui se mettent soudainement à vanter minceur qui semble d'abord presque maladive sitôt l'opulence gagnée et la consommation érigée en valeur suprême.

Ces jeunes femmes que l'on vient d'élire reines d'un jour, ces jeunes femmes aux visages sans âge, aux traits déjà épaissis, aux grâces épuisées déjà de femmes mûres ayant déjà renoncé à toute espérance, sont beaucoup plus que ces bras et ces mains qui derrière leur étal vous servent ; elles sont les grandes intermédiaires, les ambassadeurs de leurs produits. Malingres, émaciées, elles eussent invariablement attiré suspicion sur la fraîcheur et la qualité de la viande qu'elles proposaient. Zola, non, ne s'y trompe pas qui érige cette adipeuse épaisseur en objet de désir entre les reflets de la belle Lisa et la charcuterie ruisselante de gras. Elles en sont comme le prolongement ; comme l'incarnation. S Zweig avait compris qu'en ces temps-là on détestait la jeunesse, ou, plutôt, on la redoutait pour les débordements de sensualité qu'elle impliquait. Les jeunes gens arboraient tôt fière ventripotence et précoce moustache et barbes ; les jeunes filles sous ces chignons de belle-mères soupçonneuses et ces regards renfrognées transpiraient le bonheur d'un huissier trouvant porte close.

En ces temps-là il fallait faire vieux pour être sérieux. Cette époque qui se croyait belle, qui se voulait de progrès et de science et qui, d'ailleurs le fut, avait résolument besoin, pour compenser la vitesse avec laquelle le monde changeait sous ses pas, avait besoin oui de signes stables ; de morale compassée et de mœurs respectueuses. Bref de tradition.

Chair opulente mais triste.

C'est ceci qu'encore dans les années cinquante un Doisneau peut croquer parce que sans doute cette France de la Libération ressemble toujours étrangement à la France d'avant ; au monde d'autrefois ! Mutations, évolutions, progrès même n'affectent pas tous en même temps ni de la même manière les différentes strates de cet étonnant objet que l'on nomme société.

Ce sont encore de vieilles dames qui vendent leurs production. Emmitouflées tant il fait froid, mais au labeur sur le carreau où la hiérarchie si fine des Halles leur compte chichement une place. Elles sourient parfois ou en miment l'aménité - dame on est commerçant quand même ! - mais par leurs invraisemblables tenues, bigarrées révèlent autant empressemenr, pauvreté que renoncement à toute élégance.

Elles sourient encore un peu ! Elles sont le peuple ; ce petit peuple de la banlieue, ce petit peuple de maraîchers qui a totalement disparu ; ce petit peuple dont on retrouve parfois encore les lointains échos sur les marchés, dans la gouaille d'une poissonnière de la Mouffe, dans le geste entendu de la charcutière ; dans le bavardage incessant de la boulangère …

Alors, oui, un beau jour on détruisit tout mais soyons honnête l'époque s'était déjà chargée de balayer tous ces petits métiers, ces petits producteurs, ces petites gens. La banlieue a offert leurs places et champs aux petits pavillons et grands ensembles pour cette armada d'employés que la nouvelle division du travail - auto-proclamée moderne - venait de créer.

Alors oui, sans doute cet étalage démesuré de tant de victuailles, ces fourmis qui imperturbablement vibrionnent et mettent en scène, comme en un théâtre cathartique, toute la distinction mais donc aussi toute l'injustice sociale, ressemblent-ils à ce que l'on sait de la fête. Dans cette culture qui avait pris tant soin de reléguer les plaisirs dans l'ordre de l'intime voire les geôles de l'interdit, toute exhibition était obscène.

Sauf celle-ci justement. Tout ce que nous passons notre conscience à camoufler, à taire ou à atténuer, le commerçant en fait étal sans vergogne. D'où sans foute le plaisir partagé par tant de consacrer partie de ses loisirs à faire du shopping, faire les magasins … Sauf à considérer que désormais ces commerces ont été relégués à l'arrière des parking de gigantesques centres commerciaux, avalés par les hypermarchés que ne ponctuent que pour l'ornement les commerces des galeries adjacentes. La vente en gros avait déjà été reléguées à Rungis ; la vente en détail suivra de très près. C'est désormais autre spectacle ; autres tensions.

Il se trouvera bien demain d'autres photographes pour y trouver poésie.

Même le trou, en dépit des volatiles qui le traversent tels des charognards, ou grâce à eux parce qu'ils ressemblent plus à des badauds goguenards, finira en spectacle et ne comptera pas pour rien dans le folklore parisien.


 


 comme en ce passage

Il leva une dernière fois les yeux, il regarda les Halles. Elles flambaient dans le soleil. Un grand rayon entrait par le bout de la rue couverte, au fond, trouant la masse des pavillons d’un portique de lumière ; et, battant la nappe des toitures, une pluie ardente tombait. L’énorme charpente de fonte se noyait, bleuissait, n’était plus qu’un profil sombre sur les flammes d’incendie du levant. En haut, une vitre s’allumait, une goutte de clarté roulait jusqu’aux gouttières, le long de la pente des larges plaques de zinc. Ce fut alors une cité tumultueuse dans une poussière d’or volante. Le réveil avait grandi, du ronflement des maraîchers, couchés sous leurs limousines, au roulement plus vif des arrivages. Maintenant, la ville entière repliait ses grilles ; les carreaux bourdonnaient, les pavillons grondaient ; toutes les voix donnaient, et l’on eût dit l’épanouissement magistral de cette phrase que Florent, depuis quatre heures du matin, entendait se traîner et se grossir dans l’ombre. A droite, à gauche, de tous côtés, des glapissements de criée mettaient des notes aiguës de petite flûte, au milieu des basses sourdes de la foule. C’était la marée, c’étaient les beurres, c’était la volaille, c’était la viande. Des volées de cloche passaient, secouant derrière elles le murmure des marchés qui s’ouvraient. Autour de lui, le soleil enflammait les légumes. Il ne reconnaissait plus l’aquarelle tendre des pâleurs de l’aube. Les cœurs élargis des salades brûlaient, la gamme du vert éclatait en vigueurs superbes, les carottes saignaient, les navets devenaient incandescents, dans ce brasier triomphal. A sa gauche, des tombereaux de choux s’éboulaient encore. Il tourna les yeux, il vit, au loin, des camions qui débouchaient toujours de la rue Turbigo. La mer continuait à monter. Il l’avait sentie à ses chevilles, puis à son ventre ; elle menaçait, à cette heure, de passer par-dessus sa tête. Aveuglé, noyé, les oreilles sonnantes, l’estomac écrasé par tout ce qu’il avait vu, devinant de nouvelles et incessantes profondeurs de nourriture, il demanda grâce, et une douleur folle le prit, de mourir ainsi de faim, dans Paris gorgé, dans ce réveil fulgurant des Halles. De grosses larmes chaudes jaillirent de ses yeux. Emile Zola - Le Ventre de Paris - chapitre 1

** la figure de la poissonnière a toujours été haute en couleur

Un matin, la bonne de Madame Taboureau, la boulangère, cherchait une barbue (poisson de mer plat, proche du turbot) à la poissonnerie. La belle Normande, qui la voyait tourner autour d'elle depuis quelques minutes, lui fit des avances, des cajoleries.

- Venez donc me voir, je vous arrangerai... Voulez-vous une paire de soles, un beau turbot ?

Et, comme elle s'approchait enfin, et qu'elle flairait une barbue, avec la moue rechignée que prennent les clientes pour payer moins cher :

- Pesez-moi ça, continua la belle Normande, en lui posant sur la main ouverte la barbue enveloppée d'une feuille de gros papier jaune.

La bonne, une petite Auvergnate toute dolente, soupesait la barbue, lui ouvrait les ouïes, toujours avec sa grimace, sans rien dire. Puis comme à regret :

- Et combien ?

- Quinze francs, répondit la poissonnière.

Alors l'autre remit vite le poisson sur le marbre. Elle parut se sauver. Mais la belle Normande la retint.

- Voyons, dites votre prix.

- Non, non, c'est trop cher.

- Dites toujours.

- Si vous voulez huit francs ?

La mère Méhudin, qui sembla s'éveiller, eut un rire inquiétant. On croyait donc qu'elles volaient la marchandise.

- Huit francs, une barbue de cette grosseur ? On t'en donnera, ma petite, pour te tenir la peau fraîche, la nuit.

La belle Normande, d'un air offensé, tournait la tête. Mais la bonne revint deux fois, offrit neuf francs, alla jusqu'à dix francs. Puis, comme elle partait pour de bon :

- Allons, venez, lui cria la poissonnière, donnez-moi de l'argent.

La bonne se planta devant le banc, causant amicalement avec la mère Méhudin. Madame Taboureau se montrait si exigeante ! Elle avait du monde à dîner, le soir ; des cousins de Blois, un notaire avec sa dame. La famille de Madame Taboureau était très comme il faut ; elle-même, bien que boulangère, avait reçu une belle éducation.

- Videz-la moi bien, n'est-ce pas ? dit-elle en s'interrompant.

La belle Normande, d'un coup de doigt, avait vidé la barbue et jeté la vidure (les entrailles) dans le seau. Elle glissa un coin de son tablier sous les ouïes, pour enlever quelques grains de sable. Puis, mettant elle-même le poisson dans le panier de l'Auvergnate :

- Là, ma belle, vous m'en ferez des compliments.

Mais, au bout d'un quart d'heure, la bonne accourut toute rouge ; elle avait pleuré, sa petite personne tremblait de colère. Elle jeta la barbue sur le marbre, montrant, du côté du ventre, une large déchirure qui entamait la chair jusqu'à l'arête. Un flot de paroles entrecoupées sortit de sa gorge serrée par les larmes.

- Madame Taboureau n'en veut pas. Elle dit qu'elle ne peut pas la servir. Et elle m'a dit encore que j'étais une imbécile, que je me laissais voler par tout le monde... Vous voyez bien qu'elle est abîmée. Moi, je ne l'ai pas retournée, j'ai eu confiance... Rendez-moi mes dix francs.

- On regarde la marchandise, reprit la belle Normande.

Et comme l'autre haussait la voix, la mère Méhudin se leva.

- Vous allez nous ficher la paix, n'est-ce pas ? On ne reprend pas un poisson qui a traîné chez les gens. Est-ce qu'on sait où vous l'avez laissé tomber, pour le mettre dans cet état ?

- Moi, moi !

Elle suffoquait. Puis éclatant en sanglots :

- Vous êtes deux voleuses, oui, deux voleuses ! Madame Taboureau me l'a bien dit.

Alors, ce fut formidable. La mère et la fille, furibondes, les poings en avant, se soulagèrent. La petite bonne, ahurie, prise entre cette voix rauque et cette voix flûtée, qui se la renvoyaient comme une balle, sanglotait plus fort.

- Va donc ! ta Madame Taboureau est moins fraîche que ça ; faudrait la raccommoder pour la servir (...) Et, à toute volée, elle lança la barbue à la tête de l'Auvergnate, qui la reçut en pleine face. Le sang partit du nez, la barbue se décolla, tomba à terre, où elle s'écrasa avec un bruit de torchon mouillé."