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D'où parles tu ?

« D’où tu parles, camarade ? » Qui, parmi les plus anciens n'aura pas entendu cette incroyable admonestation lors d'AG ou de débats ? Sinistre subterfuge qui permettait, presque à coup sûr, de renvoyer son interlocuteur à ses chères études en lui rappelant qu'il n'avait pas suffisamment de quartiers non de noblesse mais de sang prolétarien pour prétendre parler.

On peut toujours jouer, avec le recul, les vieux sages revenus de tout et s'étonner qu'on ne vît pas alors ce que de tels procédés avaient à la fois de ridicule et de dangereux. Signe en tout cas simplement qu'alors comme aujourd'hui, on peut se croire à la pointe du combat pour la liberté - et l'être même parfois - en ne cessant pas d'utiliser les armes parfois sulfureuses du pouvoir.

Foucault qui avait un sens aiguisé de ces inclinaisons-là, le rappela lors d'une ITV qui accompagna la sortie de son Surveiller et Punir. Derrière ces soupçons identitaires, il y avait la voix du pouvoir :

Quand je suis rentré de Tunisie, l'hiver 68-69, à l'université de Vincennes il était difficile de dire quoi que ce soit sans que quelqu'un vous demande : « D'où tu parles ? » Cette question me mettait toujours dans un grand abattement. Ça me paraissait une question policière, au fond. Sous l'apparence d'une question théorique et politique (« D'où parles-tu ? »), en fait, on me posait une question d'identité (« Au fond, qui es-tu ? », « Dis-nous donc si tu es marxiste ou si tu n'es pas marxiste », « Dis-nous si tu es idéaliste ou matérialiste », « Dis-nous si tu es prof ou militant », « Montre ta carte d'identité, dis au nom de quoi tu vas pouvoir circuler d'une manière telle qu'on reconnaîtra où tu es »). Ça me paraît finalement une question de discipline. Et je ne peux pas m'empêcher de rabattre ces graves interrogations sur la justification du fondement à la vilaine petite question : « Qui es-tu, où es-tu né ? A quelle famille appartiens-tu ? » Ou encore : « Quelle est ta profession ? Comment est-ce qu'on peut te classer ? Où dois-tu faire ton service militaire ? » Voilà ce que j'entends, chaque fois qu'on demande : « De quelle théorie te sers-tu ? Qu'est-ce qui t'abrite ? Qu'est-ce qui te justifie ? » J'entends des questions policières et menaçantes : « Aux yeux de qui seras-tu innocent, même si tu dois être condamné ? » Ou bien : « Il doit bien y avoir un groupe de gens, ou une société ou une forme de pensée, qui t'absoudra, et dont tu pourras obtenir la relaxe. Et si ceux-là t'absolvent, c'est que nous devons te condamner ! » « L'individualité, l'identité individuelle sont des produits du pouvoir. » Foucault

Il avait vu juste : c'était bien une question d'identité et oui, de pouvoir, même si ce n'est pas forcément dans le même sens que lui que nous l'entendrions aujourd'hui !

C'est vrai, l'identité est tellement rassurante, qui permet de définir et donc délimiter ; et donc cerner. Qui l'est tellement mieux encore dès lors qu'on la fige. Désormais l'on invoque ses racines - comme si nous étions des arbres ! quelle sottise ! quelle incroyable bévue ! Et l'on s'apprête, sans même sans rendre compte, sinon à justifier au moins à susciter les ostracismes les plus honteux ; les ségrégations les plus inqualifiables : les mépris, les racismes …

Incroyablement l'on cessera de se préoccuper de la cohérence du discours pour ne se préoccuper plus que de la qualité de qui parle. Comme si le porteur de message valait plus que le message lui-même.

Anathèmes, exclusions excommunications ou guerres saintes … on peut toujours s'interroger sur ce qui insidieusement les suscite ; on peut même - mais n'est-ce pas seulement baptiser la difficulté plutôt que l'expliquer ? - lui affecter l'intolérance comme cause première. En réalité c'est bien cette frénésie d'identité, ce privilège absurdement attribué à l'être plutôt qu'au devenir, qui en fomente les pires formes.

Est-ce si absurde de préférer s'enquérir de la destination que vise l'autre plutôt que son havre de départ ?

D'où parle Morin ?

Curieusement, dans ce dernier article, Morin, avant de proposer son analyse sur la division selon lui dramatique de deux France, se croit contraint de rappeler d'où lui, le penseur centenaire, parle. C'est lui-même qui fait référence à cette scie soixante-huitarde …après tout il aurait pu se contenter d'évoquer une contextualisation.

Tout d’abord, il me semble important de me situer avant de considérer ces tragiques événements et de dire, comme il fut autrefois exigé, « d’où parle » l’auteur de cet entretien. En ce qui concerne les religions, je pense que les esprits humains créent les dieux qu’ils adorent et auxquels ils obéissent. Je suis, comme on dit, agnostique. Ou, plutôt, je crois que l’univers comporte un mystère qui échappe aux capacités de nos esprits. Je considère la Bible, fondement des trois religions juive, chrétienne et musulmane, comme un tissu de légendes et de mythes ; mi-légendaires mi-historiques sont également les Evangiles et le Coran. J’admire Jésus sans croire en sa résurrection.
Quand les religions sont toutes-puissantes, comme aujourd’hui en Iran ou en Arabie saoudite, j’exècre leur haine des impies, des croyants autres, des non-croyants. J’exècre les interdits qu’elles imposent, notamment aux femmes. Ce fut le cas du judaïsme dans le passé et ça l’est encore pour ses orthodoxes. Ce fut le cas du christianisme pendant des siècles. C’est encore le cas en de nombreux pays de l’islam.
Je ne confonds pas pour autant islam et djihadisme : entre le pieux musulman et le fanatique meurtrier, comme entre François d’Assise et Torquemada, il y a tout un monde extrêmement divers. Le mot « islamisme » occulte cette diversité pour n’y voir que prosélytisme et refus de démocratie et de laïcité. Certes, la charia est incompatible avec les lois d’une République laïque. Mais la majorité des musulmans de France accepte les lois républicaines et les croyants sont d’autant plus pacifiques qu’ils pensent candidement que leur religion est une religion de paix.
L’islam paraît aux Français comme une religion exogène, ce qu’elle est du fait de son origine et de sa langue arabe. Mais c’est en même temps une religion totalement judéo-chrétienne, fondée sur le récit biblique et intégrant Jésus comme prophète.
J’ai horreur de tout fanatisme meurtrier comme celui qui a sévi au XXe siècle et renaît sous des formes religieuses traditionnelles. J’aime discuter avec les croyants, mais je n’aime pas les offenser ; ne pas offenser ni humilier est mon credo éthique à valeur universelle : le respect d’autrui me demande de ne pas bafouer ce qui est sacré pour lui, mais je me donne le droit de critiquer ses convictions. Le respect de la liberté comporte ma liberté de parole.
J’ai ressenti combien pouvait être douloureuse pour les peuples indiens assujettis des Amériques la profanation par les conquérants de leurs lieux sacrés. En revanche, quand la religion est toute-puissante et condamne comme blasphématoire toute non-obéissance – comme le refus du chevalier de la Barre de saluer une procession religieuse ou la fatwa des ayatollahs contre Salman Rushdie –, je me sens du côté des condamnés.
D’où cet apparent paradoxe : je suis pour la liberté des femmes qui se dévoilent en Iran et pour la liberté des femmes qui se voilent en France. Voilà « d’où je parle » : ni islamiste ni gauchiste, mais montaigniste et spinoziste. Aussi je souhaite que nous regardions la situation dans toute sa complexité. Ce qui n’atténue en rien la condamnation du fanatisme meurtrier des djihadistes islamistes.

Il n'est pas faux que la question, biaisée, était, à propos des actes terroristes, si l'histoire n'était pas en train de se répéter : quelle plus légitime incitation à situer le présent par rapport au passé ? L'âge de Morin y contribue d'autant mieux.

Sans tomber dans la magie des chiffres ronds, il approche de très près les 100 ans et il faut en mesurer le poids autant que la distance. Né en 21 cet homme a donc la vingtaine au moment de la guerre : comment dire mieux qu'il est d'un autre monde. C'est bien peut-être le lot désespérant de ceux qui s'attardent trop : plus personne de leurs temps de vaillance n'est encore vivant et, restés seul, ne se reconnaissent souvent plus dans les tensions, désirs, valeurs et préoccupations du présent.

Ce n'est décidément jamais sans identique émotion, que je réécoute ce passage de Lévi-Strauss peu avant sa mort où il déclare que ce monde où il finit son existence n'est pas un monde qu'il aime !

Le nez sur les événements, faute de recul, nous ne mesurons jamais très bien ce qui change, ni plus épisodiquement que durablement ; ce n'est souvent qu'à longue distance que nous réalisons subitement combien les mutations ont été profondes … Air connu ! soit !

Sauf à considérer que se situer, comme il le dit, ne se joue pas en terme historique, anecdotique ou intime, mais à seulement résumer ce qu'est sa pensée sur et autour du religieux. Je n'ai pas grand chose à redire à ce qu'il énonce ; je ne vois d'ailleurs pas en quoi je me le pourrais permettre : il n'argumente pas mais rappelle seulement certaines de ses positions.

J'en retiens ceci :

agnostique : c'est ainsi qu'il se proclame. Indiquant qu'il ne croit pas en un dieu où il ne voit qu'une création humaine : position classique depuis Feuerbach à Marx, Freud etc même s'il admet que la raison humaine est incapable d'épuiser tous les mystères du réel. En la sorte, il ne dit pas autre chose que Malraux. Il récuse les dogmes, les institutions ecclésiales …

- admiratif et respectueux de certaines figures et textes. Il cite Jésus ; il aurait pu citer le Décalogue et notamment le Tu ne tueras point ! Il est sensible à cet interdit de la violence et à l'appel de la reconnaissance de l'autre où il devine le fond commun. Assurément, il sait distinguer l'essentiel du message de ses porteurs, défenseurs, thuriféraires. Faire la différence entre la morale induite et le conatus des différentes obédiences, églises, religions.

- Une double exécration : de la haine manifestée de part et d'autre à l'endroit de tous ceux qui ne partagent pas sa foi ; du fanatisme meurtrier. Les mots sont forts et la position adoptée par Morin est tout sauf tiède. Mais la posture adoptée par lui est d'autant plus aiguisée qu'il s'agit d'idées, d'idéologies ; de dogmes. Elle est bien plus ouverte quand il s'agit des hommes avec qui il aime discuter.

- Rien en tout ceci de bien extravagant qui justifie qu'il s'amuse ainsi de ce d'où je parle identitaire qu'il réitère à la fin non sans le préciser. Réagit-il à la casquette islamo-gauchiste invoquée jusque et y compris par Blanquer récemment ? ou désire-t-il seulement échapper à la catégorie de gauchiste, évidée désormais de toute signification ou en tout cas très éloignée de l'ultra-marxisme des années 60 ? ainsi qu'à celle d'islamophile patenté, sans doute naïf ? Il est vrai que le vocable - affublé ou non de suffixes - connote à peu près toutes les haines recuites, les préjugés rassis, les ostracismes paresseux et les racismes putrides au point que s'intéresser, si peu que ce soit, à l'Islam, à sa culture, sa religion, vous rend immédiatement suspect aux yeux du commun et de l'idéologue de service.

Mais Morin ajoute : montaigniste et spinoziste. Deux qualificatifs qui mériteraient longues extrapolations même si spontanément Montaigne reste associé à cet humanisme de la Renaissance qui nous le rend si proche et au refus de considérer l'autre comme un sauvage ; un barbare ; et que Spinoza représente autant cette liberté entêtée de la pensée qui lui vaudra l'exclusion hors de sa communauté et ce souci précautionneux de la rigueur de la raison.

Je ne suis pas certain que ces deux références soient effectivement au cœur de la pensée Morin ; elles sont néanmoins appropriées, ici, dans ce propos qui évoque le rapport à la religion et à ses dérives. L'un et l'autre surent en effet résister aux dogmatismes qu'on leur opposait tout en restant mesurés et finalement bien peu provocateurs, en plaçant les oppositions dans le domaine des idées récusant qu'elles dussent trouver aboutissement dans les actes, et sûrement pas dans le cliquetis des armes. La génération de Morin commence son existence avec le nazisme, la poursuit avec la fascination aveugle, mais à l'aveuglement souvent savamment entretenu, à l'égard du stalinisme et l'espérance en un système qui se révélera totalitaire ; se poursuivra avec les désillusions de la décolonisation, les crises endémiques qui saluent la chronique injustice du système capitaliste avant de révéler l'incroyable gaspillage et la destruction de la planète qu'il entraîne. La grande différence avec Levi-Strauss est que Morin ne perd pas totalement espoir même s'il ne méconnaît pas les dangers qui menacent.

Quand je regarde mon passé je trouve du réconfort au souvenir des oasis de vie temporaires, des extases personnelles et collectives où je me suis retrouvé en me perdant. Quand je regarde un futur qui prendra forme sans que je puisse le vivre, je vois incertitude, angoisse, mais aussi le souci de sauvegarder des îlots de résistance si les barbaries devaient à nouveau s'imposer. .. Je garde l'espoir en l'improbable, déjà survenu de façon salvatrice en décembre 1941. Enfin, je conserve, bien ancrée en moi, la conscience de ce que disait le vieil Héraclite : Concorde et Discorde sont pères de toutes choses. pages finales de ses Mémoires

 

Ce qui demeure exact, et qui justifie la référence à sa longue existence, est combien en France la question de la religion a été profondément bouleversée.

Quand Morin naît, la séparation de l’Église et de l’État n'a encore qu'une quinzaine d'années et la querelle des inventaires a laissé des traces que même la guerre de 14 n'a pas totalement recouvertes. Mais la question tenait alors au rapport avec l’Église catholique et son emprise sur l’État. La fréquentation des cultes était encore majoritaire et la question de la tolérance concernait - un peu- les juifs, secoués par une Affaire Dreyfus qui aura révélé combien leur acceptation dans la société était loin d'être totale ; -beaucoup - les protestants lointains cousins schismatiques dont la présence néanmoins était à la fois discrète et localisé mais l'influence supposée énorme. Les années d'après-guerre connaîtront une vaste déchristianisation que la réforme de Vatican II accompagnera. Cette église qui se voulait universelle acceptait prudemment de n'être plus la seule : elle payait cher ses errements, son engagement dans l'Affaire Dreyfus, son soutien indéfectible au régime de Vichy …

En réalité la question religieuse reprit de son importance avec une présence plus affirmée des musulmans surtout issus des anciennes colonies du Maghreb installés en France après les années 60. Autre manière de dire que la question du rapport au religieux est manière pudique et politiquement correcte de poser la question du rapport à l'Islam. Qu'on ne se paie pas de mots : derrière notre rapport difficile avec l'Islam, il y a évidemment les comportements intolérants et parfois terroristes de certains qui s'en proclament … mais quoi des intégristes parfois fou furieux il y a en et en eut dans toutes les obédiences. Que pour le moment, les cathos tradis se tiennent tranquilles ne me fera pas oublier les injures à l'égard de Taubira au moment du débat sur le mariage pour tous ni qu'on mit le feu autrefois à un cinéma du quartier latin pour un film qui offensait, parait-il, l'image du Christ.

Trois choses me gênent néanmoins dans tout ceci :

le rappel des excès de l'Inquisition notamment, celui-là même que fait Morin évoquant Torquemada est fallacieux : il laisse entendre que toute religion comporte un fond intolérant, surtout en sa jeunesse, et s'assagirait progressivement ; ce qui revient à reproduire l'argumentaire de l'ethnocentrisme de la Renaissance, qui, effectivement, dénie tout caractère de barbarie à l'autre, mais explique ses différences et parfois même ses écarts, par le retard pris dans sa formation. Comme si l'histoire, celle des religions comme celle de nos sociétés, dût nécessairement incliner vers le progrès, la civilisation, la paix ! Ce qui est, aussi, manière insidieuse, d'affirmer l'universalité de sa culture que seul le temps empêcherait de reconnaître !

Non, le fanatisme n'est pas un moment de l'histoire, non plus que le propre d'une religion plutôt qu'une autre. Il en est le danger permanent. Toujours !

Même si c'est un autre problème, puisqu'il est ici politique, ce n'est certainement pas un hasard si fleurissent ici ou là les accusations d'islamo-gauchime, voire le rappel historique des erreurs que la gauche aurait commises à l'égard de l'Islam ne serait-ce que son aveuglement face au religieux qu'elle n'était pas armée pour comprendre donc combattre. Ce qui est vrai est que les cinquante années qui suivirent la guerre et, surtout, toute la période gaullienne, vit émerger une politique étrangère originale qui, après la phase de décolonisation, faisait de la France une amie incontestée des arabes sans pour autant l'être d'Israël ; que cet équilibre a lentement été rompu ; que la gauche et les gauchistes, de leur côté, ont vu dans le combat palestinien un combat légitime qu'ils ont accompagné sans, effectivement, voir toujours que l'intégrisme d'un côté, et les officines terroristes en bouleversaient la signification. La confusion politique est telle aujourd'hui qu!il semble sulfureux de simplement aborder la question. Or elle est trouble, précisément, parce qu'elle est à la fois idéologique, religieuse, politique etc

Que le catholicisme - mais l'Occident en général - a un réel problème avec l’Orient dont pourtant il émerge. Que dans toutes ces considérations si nobles qu'elles parussent parfois, il y a sinon du racisme en tout cas une ségrégation latente qui ne demande qu'à passer à l'acte. Passe encore quand l'Islam était le fait de quelques immigrés issus de nos anciennes colonies ! Leur nombre croissant, le grand fantasme odieux du grand remplacement, font que notre regard sur l'Islam est plus empreint d'ignobles non-dits que de rationalisations avouables même si controversées.

Que ce n'est toujours pas aborder de front la question du religieux.

 

 


 

La gauche et l’islamisme : retour sur un péché d’orgueil

Croyant en une force internationaliste capable de briser la domination de l’Occident, certains militants de gauche étaient persuadés que, tôt ou tard, la religion serait abandonnée au profit de l’émancipation.

Par Jean Birnbaum  Le Monde

Marche contre l’islamophobie à Paris, le 10 novembre.Marche contre l’islamophobie à Paris, le 10 novembre. GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Analyse. Au lendemain de l’attentat contre Samuel Paty, quand a refait surface une vidéo où un prédicateur islamiste, Abdelhakim Sefrioui, appelait à la mobilisation contre le professeur, certains militants d’extrême gauche ont reconnu ce visage. Ils se sont souvenus du temps où ils avaient eu maille à partir avec Sefrioui et ses compagnons.

Non sans nostalgie, ils ont repensé aux manifestations propalestiniennes au cours desquelles le service d’ordre de telle ou telle organisation anarchiste ou trotskiste était encore assez vigoureux pour expulser du cortègeces partisans du djihad liés à l’ex-humoriste Dieudonné et à l’extrême droite radicale. Et puis ils ont songé à ce moment pivot, autour de 2010, où il avait fallu admettre que le rapport de forces avait changé : sur le pavé parisien, désormais, la vieille garde révolutionnaire était trop faible pour maîtriser les islamistes.

L’espoir algérien

Or ce renversement des équilibres dans la rue avait une signification plus vaste. Il scellait la fin d’une époque, celle où les gauches européennes se croyaient si désirables qu’elles pouvaient polariser toutes les colères du monde. Dès 2005, le philosophe Daniel Bensaïd (1946-2010), l’une des références de la gauche révolutionnaire, constatait que les dirigeants anticolonialistes de jadis, ceux qui se réclamaient souvent du marxisme, avaient été remplacés par des profils inquiétants : « L’heure n’est plus aux luttes de libération des années 1950 et 1960, et à leurs grandes promesses. Les leaders n’ont plus pour nom Ho Chi Minh, Guevara, Cabral, Lumumba, Ben Bella, Ben Barka, Malcolm X, mais Ben Laden, Zarkaoui ou Mollah Omar. »

Un parmi d’autres, Daniel Bensaïd regrettait les grandes heures de ce qu’on a appelé le « tiers-mondisme ». Dans les années 1960, les révolutionnaires occidentaux avaient constaté que le « grand soir » se faisait attendre aussi bien à l’Est, où le stalinisme étouffait toute révolte, qu’à l’Ouest, où le capitalisme semblait avoir plus d’un tour dans son sac. Ils avaient alors placé leurs espoirs dans les insurrections d’un monde « tiers », dont l’Algérie indépendante constituait le symbole le plus séduisant.

Les « pieds-rouges »

Au cœur de ce pays, pourtant, des militants européens avaient déjà conscience que les choses n’étaient pas si claires. On les a appelés les « pieds-rouges ». Ces Français avaient soutenu le Front de libération nationale (FLN) dans sa lutte pour l’indépendance. Celle-ci acquise, ils s’étaient installés en Algérie pour contribuer à y bâtir « le socialisme ». Bientôt, ils avaient été confrontés à une tout autre réalité : le nouveau régime islamisait le pays à marche forcée, organisait la chasse aux Kabyles et aux homosexuels, s’en prenant même à ses plus fidèles soutiens européens.

Certains d’entre eux réaliseront alors leur erreur : si le FLN avait une face laïque, il en possédait aussi une autre, profondément religieuse. Le nom de son journal, El Moudjahid, ne signifiait pas « le combattant », comme ils l’avaient cru, mais « le combattant de la foi». Bannis d’Algérie, la plupart des pieds-rouges garderont pour eux ce qu’ils ont vécu (il ne fallait pas « faire le jeu » de l’extrême droite), et leur silence pèsera lourd sur la mémoire « algérienne » de la gauche française.

Des années plus tard, en 1980, ils liront dans Le Monde un entretien avec l’ancien président algérien, Ben Bella. « C’est l’islamisme qui offre les meilleures chances d’une libération réelle », dira-t-il, établissant même une continuité entre les combats du FLN et la révolution islamique qui venait de triompher en Iran.

Doute après le triomphe des mollahs

Cette révolution marque une autre étape dans les relations entre l’islam politique et la gauche européenne. Avec le triomphe des mollahs, le doute commence à s’installer : bien que la religion soit toujours considérée comme un « opium du peuple » voué à s’évaporer, on doit concéder que ses effets se révèlent tenaces. A Téhéran, les insurgés qui défendaient le socialisme n’ont-ils pas été balayés par ceux qui promettaient l’avènement du royaume divin ? Cependant, pour beaucoup de gens à gauche, cela ne changea pas grand-chose. « Tout ce qui bouge est rouge », disait un slogan bien connu des soixante-huitards. A coup sûr, Marx finirait donc par l’emporter sur Allah.

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Il faut avoir tout cela en tête au moment d’ouvrir la brochure intitulée Le Prophète et le prolétariat. Parue en 1994, rédigée par Chris Harman, figure du trotskisme britannique, elle analyse le défi que l’islamisme représente pour la gauche. Contrairement à ce qu’on affirme souvent à son propos, Chris Harman ne prône pas une alliance systématique avec les islamistes. Les considérant comme une force tantôt réactionnaire, tantôt subversive, il propose de marcher à leurs côtés partout où leurs actions minent l’impérialisme occidental et les Etats qui le servent. « Avec les islamistes parfois, avec l’Etat jamais », écrit-il.

Cette formule résume le credo durable d’une partie de la gauche européenne, credo qui repose sur trois articles de foi : 1) il n’y a qu’une domination réelle, celle qu’exerce l’Occident ; 2) la seule force qui peut en finir avec cette domination sans frontières est une gauche internationaliste, qui connaît le sens de l’histoire ; 3) quand les dominés se soulèvent au nom de Dieu, il ne faut pas juger le « détour » qu’ils empruntent, car tôt ou tard ils délaisseront les chimères de la religion pour la vérité de l’émancipation.

Partout où il a pris ses aises, l’islamisme a écrasé la gauche… Il suffit de penser à l’Iran. Ou à la « décennie noire » en Algérie

Cette façon de voir pouvait se prévaloir d’un précédent historique. En effet, les militants de gauche qui saluaient le potentiel révolutionnaire de l’islam invoquaient souvent l’expérience latino-américaine des années 1960-1970. A l’époque, les guérilleros marxistes avaient pu compter sur l’appui de ce mouvement chrétien qu’on a appelé la « théologie de la libération » : conjuguant évangiles et lutte de classes, ses animateurs en appelaient à la rébellion, et des prêtres y ont laissé leur peau. Par la suite, ce compagnonnage sera invoqué : si nous avons pu recevoir le soutien de croyants chrétiens, pourquoi ne pourrait-on s’appuyer sur des fidèles musulmans ?

Bientôt, cependant, apparut une différence de taille : partout où il a pris ses aises, l’islamisme a écrasé la gauche… Il suffit de penser à l’Iran. Ou à la « décennie noire » en Algérie (1991-2002), quand des intellectuels, des syndicalistes, des féministes étaient égorgés quotidiennement. « L’intégrisme islamique, en règle générale, a crû sur le cadavre en décomposition du mouvement progressiste », constate le marxiste libanais Gilbert Achcar.

« Islamo-gauchisme », une étiquette hasardeuse

Même à terre, cependant, ce cadavre bouge encore. Mieux, il continue à se croire universellement désirable. Si « islamo-gauchisme » est une étiquette hasardeuse, trop souvent utilisée pour dire n’importe quoi et disqualifier n’importe qui, il n’en désigne donc pas moins quelque chose de solide. Mais, plutôt qu’une complaisance cynique, il nomme un péché d’orgueil, reposant lui-même sur une croyance obsolète : parce que la gauche est seule à pouvoir canaliser les espérances, toute lutte qui se réclame de Dieu finira par être aimantéepar l’idéal de l’émancipation sociale.

Bien plus encore que les calculs clientélistes qui permettent à telle ou telle mairie de se cramponner au pouvoir, c’est cette prétention qui éclaire les épisodes au cours desquels la gauche a cru pouvoir côtoyer l’islamisme sans se brûler : la gauche antiraciste s’est retrouvée en compagnie d’intégristes musulmans au sommet de Durban, en Afrique du Sud, en 2001 ; la gauche altermondialiste a invité Tariq Ramadan au Forum social européen de Paris, en 2003 ; la gauche propalestinienne a laissé proliférer plus d’un slogan haineux dans les défilés auxquels participait le prédicateur Abdelhakim Sefrioui… Entre autres.

Or, autant il est faux d’affirmer que la masse des militants et des intellectuels de gauche ont consciemment « misé » sur l’islamisme comme force politique, autant on peut considérer qu’ils ont longtemps manifesté, à son égard, une forme d’indulgence. Là encore, toutefois, cette indulgence relève d’abord d’un complexe de supériorité.

De même que Lénine définissait le « gauchisme » comme la maladie infantile du communisme, on peut affirmer que l’« islamo-gauchisme » constitue la maladie sénile du tiers-mondisme. Celle d’une gauche occidentalo-centrée, qui n’imagine pas que l’oppression puisse venir d’ailleurs. Celle d’une gauche anti-impérialiste qui voit en tout islamiste un damné de la terre, même quand il est bardé de diplômes ou millionnaire. Celle d’une gauche qui plaçait naguère sa fierté dans son aura mondiale, et qui a été surclassée par un mouvement qu’elle a longtemps regardé de si haut : l’internationale islamiste.

Jean Birnbaum