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biscornu, de guingois, bidoile

” Les arbres que j’ai vu jaillir le plus droit ne sont pas ceux qui poussent libres. Car ceux-là ne se pressent pas de grandir, flânent dans leur ascension et montent tout tordus. Tandis que celui-là de la forêt vierge, pressé d’ennemis qui lui volent sa part de soleil, escalade le ciel d’un jet vertical, avec l’urgence d’un appel. “ Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle

 

 

St Exupéry a raison : la rectitude messied à la liberté. Je ne connais ni mère ni père qui n'eussent formé rêve et prières de réussite ou fomenté projets de carrière pour leur enfant ; qui ne dussent constater à la fin que rien évidemment ne se sera réalisé à l'aune de leurs espérances. Dame ! ceci eût-il été le cas que leur enfant y eût été contraint sans pouvoir y échapper. C'est chose connue que le déterminisme, pour s'accommoder de la liberté, nécessite quelque arrangement, maints ajustements … tant de souplesse.

L'opinion s'empresse de voir malice derrière tout ce qui n'est pas droit ; sous la moindre ombrageuse voussure ; malignité derrière la plus innocente irrégularité. La raison s'est attribué la lumière et la rectitude ! A discrédité le chemin de travers, les sentiers tortueux, l'ombre pourtant apaisante où trouver, se retrouver.

Les complots se manigancent toujours au soir tombé ; les sorcières ourdissent leurs maléfices aux recoins effrayants de leurs cavernes empuanties, aux remugles étouffantes de moisissures aigres ; et les alliances diaboliques au cœur des forêts profondes. Ainsi vont les légendes.

En cette forêt aux alentours de Reims, où prolifèrent sans qu'on en connaisse véritablement la raison, des hêtres biscornus. Verzy.

Autour de l'abbaye de St Basle, et ce dès le VIe siècle, les moines leur auraient ménagé espace où prospérer mais ces faux - puisque c'est ainsi qu'on les nomme - résulteraient moins d'un hasard par définition inexplicable ou d'un plant que des voyageurs eussent ramené de contrées lointaines et obscures qu'ils se furent acharné à évangéliser que d'une malédiction lancée par un de ces moines pour une espérance qu'on eût contrariée ou pire encore d'une punition divine à l'encontre des mécréants de Verzy.

La plus jolie de ces histoires est bien encore celle de ce menuisier à la fois rachitique et bistourné qui se prit d'un fol amour pour la jeune fille réputée la plus belle de la région. L'affaire eût été compromise sans l'entêtement du quidam prêt à tout, mais la passion mène à tout jusqu'à s'oublier soi-même, jusqu'à user des services et recettes sulfureuses de la sorcière hantant la forêt sombre de l'endroit. Elle lui concocta, dit-on, mais sans qu'on en connaisse la contrepartie, force onguents, ingrédients douteux et formules imprononçables, un de ces élixirs qui font merveille - ou malédiction, c'est selon. L'homme se redressa et, droit comme la justice, rigide comme la vertu, beau comme un dieu, s'en alla faire sa cour à la jeune fille. Qui évidemment succomba. Et l'épousa.

L'histoire aura pu s'arrêter là et c'eût constitué une aimable bluette, un peu niaise mais après tout ! Sauf à considérer qu'on ne côtoie pas les allées du diable sans en payer bientôt le prix. On le sait, les sorcières sont usuellement contrefaites, laides et rongées de méchanceté comme si leur raison d'être n'avait jamais été que d'être le bras armé du diable et d'ainsi laisser s'abattre sur les hommes tout ce qu'imagination, libre à en pleurer, peut concevoir d'infinis malheurs.

Elles sont en réalité notre part d'ombre, comme les forêts qui les abritent ; comme ces hommes de peu qu'elles abritent avec monstres, animaux contrefaits et rejetons abandonnés. Une psychanalyse un peu facile en fera aisément une forme sinon de notre inconscient en tout cas de tous ces désirs refoulés qui à la fois nous entravent mais constituent pourtant. Pourquoi pas ! Bettelheim avait en son temps suggéré que tous les contes ne racontaient jamais que la seule et même histoire d'une enfance qui se termine et qu'il va falloir abandonner - ce qui implique évidemment épreuves et souffrance. Qui forment la matière même des contes de fée.

Mais il n'est pas d'ombre sans lumière. Le bossu est peut-être bien l'ange qui se cache encore. Et le biscornu l'annonce d'une nouveauté à naître.

Toujours est-il que les enfants nés de cette union héritèrent tous des malformations paternelles : tous, ils étaient cagneux et tordus. Bien mal acquis, suggère l'adage. Le mal était irréparable. La sorcière avait disparu … Rien ne garantit du reste qu'elle eût accepté de leur sauver la mise une seconde fois. Les miracles ne frappent jamais deux fois à la porte. Les parents emportèrent leur progéniture dans la forêt et s'appliquèrent à les y perdre, enfant après enfant. Ceux-ci, apeurés, affamés, trouvèrent protection à même le sol où ils s'enfouirent. Et se métamorphosèrent en ces faux dont les bras s'entrecroisent à l'infini comme pour mieux les protéger les uns les autres.

 

Regardons bien : rien dans la nature n'est réellement droit et ce que nous appelons beauté d'un visage, par exemple, d'un paysage, du dessin ombrageux que la montagne dessine pour tout horizon, se joue de tellement d'asymétries que c'en est bonheur de deviner combien l'accomplissement résulte ainsi d'autant d'impasses que d'échouages ; combien l'ordre est pétri de petits désordres accumulés. Il n'est que dans nos monuments ivres de classicisme, ou dans ces jardins à la française que tracés roides et figures géométriques contrefont la nature. Il y manque de ce souffle que seul l'esprit peut offrir à la matière … parce qu'il y va de la vie. La raideur classique est apanage de vieux ronchons craignant précisément le désordre initial qui perturbe toujours trop les esprits déjà endormis. L'harmonie y imite la beauté avec sage précaution, mais trop sage, assurément. Et cette beauté a la froideur d'un regard diabolique.

Je ne dis pas que la ligne droite soit artificielle ni que nulle part dans la nature on ne l'y saurait trouver ; je dis seulement que si ligne droite il pouvait s'y dénicher, elle serait d'infimes irrégularités contrefaite et n'existerait, roide et fière, qu'envisagée de très loin, de très haut. La ligne de l'horizon n'est droite qu'en apparence de n'être appréhendée qu'en si infime portion : elle cache en réalité l'orbe irréfragable de la planète. Là, devant nous, mais s'éloignant à mesure que nous tentons de l'approcher, elle demeure comme toutes nos constructions. Fragile, illusoire, éphémère. Il n'est que de très haut, de tout en haut, en réalité de l'extérieur, que le dessin projeté ressemble à des ombres ; à des illusions. Platon s'est trompé - trop fier, il pérorait de trop loin sur son promontoire de vanités. Sa lumière ne s'offre que grâce à ces ombres que dogmatiquement il méprisa.

Je crois bien ne pas aimer ce qui est trop droit, trop attendu … trop rationnel en fin de compte. Combien de fois, au cours des années, ne me suis-je ainsi heurté à cette tendance, non pas naturelle mais presque spontanée, à force d'être ainsi répétée et devenue habituelle, tendance disais-je à ne chercher ou ne considérer que le convenu, le conventionnel. Processus psychologique visant à être rassuré ou, par ironique paradoxe, cheminement habituel de la raison qui ramène au même, au déjà connu et n'entend la nouveauté que comme combinaison d'éléments déjà reconnus, sus, repérés ?

L'homme d'ordre n'aime rien tant que ce qui bégaie.

Je tiens pour cruciale cette remarque déjà maintes fois citée de Comte laissant entendre que si nous n'appréhendions pas la réalité à partir d'une théorie quelconque, mais donc avec un regard neuf, on écrirait presque naïf, en fait nous ne verrions absolument rien. Ces principes sont assurément ceux d'Aristote - identité - contradiction - tiers exclu - celui de la causalité et ainsi du déterminisme … nous ne sommes pas loin des catégories kantiennes.

Derrière l'exigence rationnelle, peut-être seulement les terreurs nocturnes d'un petit enfant.

Concédons néanmoins ce que la raison autorise : voir pour savoir ; savoir pour comprendre ; comprendre pour agir. L'ingénieur n'est jamais loin du savant. Platon eut beau le présenter comme un paria à ne fréquenter qu'avec extrême retenue et le philosophe comme un (presque) pur esprit ne se préoccupant que de l'éternité des Idées et fuyant comme la peste les apparences, l'opinion et le pouvoir, pourtant rien n'y fera jamais : la relation des savoirs et des techniques fonctionne comme une spirale infinie voire une toupie un peu folle. Une boucle. Tantôt infernale ; tantôt vertueuse.

Derrière l'impératif rationnel, il n'y a peut-être que le caprice d'un gamin impatient qui trépigne hurlant je veux ! qui rêve de saisir, de tordre et de posséder quitte à briser pour mieux affirmer sa volonté … sa puissance.

Pourquoi donc eus-je toujours la sensation que la ligne droite raide comme un concept clair était plutôt l'apanage de la masculinité quand courbures et cercles, spirales en contours seraient le propre de la féminité ? Ceci me claqua comme une gifle sur joue inattentive ce jour d’Août 1977 où je pénétrai dans la caserne où j'avais été affecté pour mon service militaire. Tout n'y était que lignes roides, carrés, rectangles et même les canons, de fusils ou d'artilleries, tout circulaires que se voulussent ces tubes froids à en pleurer, s'érigeaient comme organes intempestifs prompts à pourfendre tout ce qui, alentour, eût pu démentir puissance aussi vulgaire qu'intempestive ; à posséder tout ce qui s'aventurerait à lui mégoter sa préséance.

Sans doute ne sont-ce que des clichés ! Voire !

Raison et pouvoir parlent en réalité le même langage : le roi (rex) dit la loi (lex), il est recteur ou directeur et donne donc la direction (rectus). Ce qui est droit est donc à la fois juste, conforme à la raison et, précisément, au contraire de toute courbure. On dira de lui aujourd'hui qu'il est manager. Mais le manège n'est autre que cet enclos où l'on fait tourner en rond les animaux pour mieux les dresser. Au même titre que l'éthique. A-t-on assez repéré que l'on n'écrit dresser que pour en réalité faire courber l'échine ?

L'homme de pouvoir n'aura de cesse de vouloir tout ramener à sa volonté ou, en tout cas, à ce qui lui semble juste et conforme à la raison. Toute tergiversation, toute palabre, toute hésitation lui sembleront toujours non seulement vaines mais fallacieuses et dangereuses. Il y a du Procuste derrière tout homme de loi et de pouvoir. Rien ne doit dépasser : il lui est si important de ne voir qu'une seule tête. D'où cette prédilection pour l'uniforme, l'uniformité … quitte à la nommer harmonisation pour donner le change.

D'où le glaive - de la justice ou du général - comment s'étonner alors que trancher puisse aussi signifier décider ?

D'où encore cette pente naturelle qui, de Saint Simon à A Comte, fit douter, si peu de temps après la Révolution de 89, de la pertinence d'un suffrage universel estimant le peuple trop peu instruit et si peu rationnel pour exercer un pouvoir de plus en plus complexe ; un peuple en tout cas trop long à éduquer pour des décisions trop urgentes à prendre. Le rêve d'un Platon d'un gouvernement de philosophes avisés et se sacrifiant pour l'ordre public se termine avec le triumvirat - la dictature - de l'entrepreneur, du banquier et du prêtre de l'humanité. L'argument sera toujours le même qui, d'un côté, sacrifie au déni du politique - dont il conviendrait de se méfier pour diviseur qu'il fût - de l'autre, à la mise à l'écart du peuple. L'argument technique est toujours celui, superbement utilisé pour nier qu'on ferait de la politique ; pour repousser qu'il y eût quoi que ce soit à débattre.

Après tout nous ne cessons de nous construire à partir des modèles que nos époque, éducation, morale nous proposent - et parfois bien insidieusement.

Est-ce si absurde de rappeler que ce qui nous appelle vers l'autre tient moins à ses ressemblances d'avec nous qu'à ses différences, ses dissemblances, ses écarts. Que la ligne nous aide peut-être à comprendre mais ni à aimer, ni à apprécier encore moins à secourir ? Nous ne sommes plus au XIXe : les savants ne sont plus que des chercheurs. Ils hésitent, reviennent en arrière et, sauf à être malhonnêtes, présomptueux ou empressés, n'affirment jamais rien de manière péremptoire et définitive. Est-il si offensant de rappeler que la recherche - circa en latin - suggère tout sauf la ligne droite mais bien au contraire des allers et retours, des revers au moins autant que des trouvailles … en réalité bien plus.

Je sais, définitivement, ce qui me sépare des gestionnaires, des dirigeants ; des techniciens. Je ne doute pas qu'il faille ici et là de l'ordre. Mais seul, ce dernier est aridité de l'âme. Je ne doute pas que désordre pur équivaille à l'impuissance. Mais je dénie à quiconque de proclamer qu'il connut jamais désordre absolu ; prétende qu'il supporte longtemps l'ordre implacable. J'aime les grecs de l'avoir compris ; d'avoir surtout compris que l'ordre n'est qu'une extrapolation fragile et éphémère du chaos ; une entreprise vouée à l'échec mais devant être tentée nonobstant mais d'avoir su d'emblée que le chaos n'était pas un échec de l'ordre mais bien l'inverse, l'ordre, un oasis illusoire d'un brouhaha immense ; immensément originel.

Je regarde Castoriadis et son bureau : dois-je dire combien je reconnais ici le bruissement de la pensée que je ne devinerai jamais dans le sage ordonnancement des objets sur une table de travail.

Oui, décidément j'aime la profusion désordonnée, les vases qui débordent, les volubilités qui emportent et s'emportent ; l'excès même parfois.

Le rien de trop est superbe au frontispice de nos édifices et mériterait, au même titre que le Nul n'entre ici s'il n'est géomètre, de s'inscrire à l'entrée de nos salles de travail. Sans doute.

Mais pas de nos vies ; pas dans nos âmes ; pas dans nos élans.

Je ne connais rien de plus éprouvant, de plus triste que cette croisée où sottement la pensée s'écarte de la vie ; le chemin du souffle. Je n'ai jamais su avancer sur les sentiers de celle-là sans refuser que celle-ci ne s'étiole. Je récuse qu'il faille trouver équilibre entre les deux : il n'en est pas.

Je refuse que l'une soit le prix à payer pour l'autre.