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Histoire … entre impasse et enclave

 

Édifiante conversation l'autre soir où, évoquant la remarque de Serres clôturant le dernier chapitre de son dernier livre, je vis mon interlocutrice se réfugier sur des positions préparées à l'avance, où religion, église étaient purement et simplement réduits au statut d'armes de domination exercée par les classes dominantes ; bref de simple événement historique. Où Dieu, églises, religions, morale, inquisition et pouvoir étaient sans coup férir réunis en un même magma honni et relégué dans l'arrière-boutique des horreurs.

Passons outre la tendance universellement partagée à se réfugier en territoire maîtrisé quand on se sent dérangé par une question : mon interlocutrice a fait profession d'histoire. Passons outre le réflexe - ou plutôt l'automatisme - qui nous fait présomptueusement croire question réglée quand on aura fait appel à quelques considérations historiques voire politiques.

Passons à l'essentiel : à cette grille historique qui sert de référence ultime depuis qu'avec Marx on nous l'aura vendue comme le parachèvement même de toute approche matérialiste - car décidément avec Hegel on n'avait pas encore quitté les cieux idéologiques - et qui, selon moi, ne règle jamais que la moitié de la question , pas forcément la plus importante. La caricature s'en retrouve dans les travaux d'étudiants moyens reproduisant fidèlement une leçon mal apprise et mécomprise, commençant tous leurs travaux par des considérations historiques finalement totalement déconnectées de ce qui suivra, parfaitement inutiles donc, faisant figure d'enjolivure un peu ridicule.

Il m'aura fallu du temps quant à moi pour en percevoir l'enjeu : ce n'est que lorsque je le compris que métaphysique cessa d'être pour moi une vieille lune d'idéalistes entêtés ou bien la seule préfiguration d'un esprit scientifique par étape de quoi il fallait bien passer mais trop délétère pour ne pas souhaiter en finir vite avec elle. On n'explique pas un phénomène en en ayant seulement donné les conditions d'apparition, de production. L'histoire n'est en tout cas pas la seule perspective à partir de quoi aborder un objet. Non plus que l'économie. Non plus d'ailleurs que l'évolution de l'esprit humain. A ce titre tant Hegel, Marx que Comte produisirent des systèmes qui furent d'implacables réductionnismes.

C'est ceci au fond qui fut édifiant dans cet échange de propos : d'embrasser le sujet à partir de perspectives tellement différentes - pas opposées pour autant, mais radicalement étrangères l'une à l'autre - que le dialogue en fin de compte échoua. Non que je voulusse persuader en rien mon interlocutrice mais l'inciter seulement à décaler quelque peu son regard. Est-ce l'effet de nos spécialisations outrancières ou seulement de nos petites paresses intellectuelles après tout bien excusables ? je ne sais ? Qu'il est triste en tout cas d'observer - et je m'en estime évidemment pas affranchi du danger - combien peu nous sommes disposés à l'interrogation, a fortiori quand elle bouscule nos conforts parce que radicale.

S'agissant du divin ou, plus généralement de l’Être, c'est encore plus patent tant la question est encombrée d'événements désastreux mais sublimes aussi ; de préjugés mais de dogmatismes aussi ; de violences et intolérances mais d'incroyables générosités aussi ; d'ignominies mais de beauté pure encore. Mais quoi ? la question de l'existence de Dieu et de la valeur des engagements qui se nouèrent, celle plus généralement du sens de l'être, ne peut pas être biffée seulement par les morsures de l'histoire. La pétition de principe laïque n'efface rien mais met seulement à distance pour n'être déviée par rien ; laisse seulement le champ libre à l'intime en cherchant à le protéger au mieux des empiétements du politique.

Je n'avais rien voulu suggérer de plus et eut difficulté à dénicher gué où le faire entendre. J'aurais pu tout aussi bien exciper de Kant et déclarer passons à autre chose !

Or, précisément voici question qui ne passe pas. Que dans nos affairements d'adultes sérieux nous aurons systématiquement feint d'ignorer la question est exact ; qu'elle resurgisse à un moment ou à un autre et qu'après l'extinction de nos angoisses adolescentes, nous la retrouvions au crépuscule comme si les quarante années triomphantes n'avaient été que d'imbéciles tergiversations, l'est tout autant.

Nul ne devrait avoir à juger de la réponse que l'autre en fait ; mais nul ne parvient à l'esquiver qu'il l'avoue ou non.

Qu'as-tu fait de ton talent ? de ta vie ? de ta promesse ? Le revers de manche ne sert de rien, la question enfonce insidieusement l'encoignure de l'être …

Tout sans doute tourne autour de la notion de lien : le mot religion est heureusement trouvé et ecclesia- ἐκκλησία - aussi qui ensemble disent la réunion - de la même manière que synagogue inspiré du Knesset hébreu. Etre, pour l'homme, c'est prendre conscience de soi, et par ce seul fait, être projeté non pas hors du monde, mais devant ; c'est ne plus lui appartenir immédiatement. D'où l'impérieux besoin de s'y trouver place. L'humain c'est d'abord cela, celui qui dit non, qui réalise que son royaume n'est pas tout à fait de ce monde, même s'il ne parvient pas à s'en extraire ; qui réalise qu'il n'a de place confortable nulle part et demeure seul en cette condition.

On ne fera pas que Dieu ne demeure le nom de ce lien nécessaire entre le monde et nous. Attestant que nous ne sommes pas seuls au monde et que, quelque part, quelque chose ou quelqu'un nous répond et d'objurgations en commandements nous invite à nous dépasser. Qu'importe qu'on ne veuille pas y voir une entité personnelle, transcendante. De toute manière ce qui noue cette solidarité, ce qui fait la solidité de notre rapport au monde tient au divin, perçu comme une présence ou un manque ; une absence ou une illusion …qui nous rappelle que nous ne sommes rien mais tout et ne pouvons rien contre le monde.

On ne fera pas que le religieux ne soit à jamais le nom de cette interdiction de la violence que l'on retrouve jusque dans le bouddhisme et qui conquiert sa plus éclatante expression dans le Décalogue. Dès lors le religieux est l'appel à la réciprocité, et sans doute, puisque tel est le terme utilisé dans le Nouveau Testament l'impérieuse exigence de la grâce. Pourquoi rejetterait-on églises et foi sous le prétexte que nul ne parvint jamais à aller jusqu'au bout de ce qu'implique le Aime ton prochain comme toi-même ? Nie-t-on la déclaration des droits de l'homme, et ces droits eux-mêmes sous prétexte qu'aucun Etat ne parvint jamais à les totalement respecter ? Là comme ici, il est question d'un programme, d'une visée ; d'une tension. Qui donne sens à notre action. Qui, comme le désir, selon Spinoza et Deleuze, est affaire de construction, d'élaboration ; de processus.

Cette irrépressible tension qui nous enjoint de nous dépasser ; qui récuse en nous toute immobilité et exige que nous nous mettions en marche a un nom. Donnez celui que vous voudrez … de toute manière il est imprononçable.

 

Reste l'Histoire

ιστορια d'abord c'est l'enquête, l'étude, l'information que l'on cherche ; les questions que l'on pose puis dans un second temps le récit que l'on fait de ce que l'on a appris ; d'où l'histoire au sens où on l'entend. On est ici très proche de l'enquête que peut mener le policier ou le juge. Rien d'étonnant alors qu'ιστωρ désigne celui qui sait, le juge.

Délicieux glissement qui nous fait désigner par ce terme à la fois la série des événements et le discours qui les relate. Le grec on le voit était plus prudent qui ramenait l'histoire à la narration. Rien d'étonnant alors que nous utilisions le même terme pour les contes et affabulations que nous formons parfois : les histoires. L'allemand savant qui distinguera entre Geschichte et Historie n'échappera pourtant pas à l'ambivalence : le terme vient du vieil haut allemand pour désigner l'événement, ce qui se produit au sens de ce qui surgit.

C'est bien tout le problème de l'histoire comme discours : il n'est de science que de l'universel et donc de ce qui se produit et reproduit selon des règles et lois rationnelles. Or l’histoire, par définition, porte sur l'événement. L'histoire, qui se revendique comme science, et elle le fera à partir du XIXe, ne le pourra qu'en supposant sous l'écume des événements, des déterminations lourdes, lentes et régulières qu'elle croira trouver dans l'économie, la géographie et certains dans la terre et la race. Le dialecticien se jouera de nous en invoquant la Ruse de la Raison, il n'empêche que, le scientisme gagnant les faveurs des esprits paresseux, cette histoire qu'on qualifiera parfois de nouvelle, qui se voudra des profondeurs et aura raison de fouailler là dessous, verra nécessairement dans le déterminisme ainsi excavé de quoi réduire le champ de la liberté humaine.

En réalité, sous cette philosophie de l'histoire, se cache, à peine travestie, une résurgence de la pensée magique ; un avatar du religieux au mieux. Sur le mode le plus mécaniste qui soit, tous virent dans l'Histoire le bras armé d'une Providence, d'une Raison qui eût tout fomenté dès le départ… quoi de différent avec le religieux le plus élémentaire qu'ils dénoncèrent ? Dans cette histoire-là, les choses semblent prévisibles - mais attention, seulement après coup ! - quand on les prend de haut ! de trop près, à l'échelle de l'individu les interactions sont trop importantes pour que quoi que ce soit puisse être anticipé.

C'est, derechef, cette jonction entre le local et le global qui mérite d'être pensée ; où en tout cas se joue notre liberté ; notre engagement. L'expérience nous a enseigné, mal et de manière confuse, mais enseigné nonobstant, qu'elle peut à chaque instant bifurquer ; que si le pire est probable il n'est pourtant jamais certain. Elle n'est le plus souvent qu'une manière maladroite et confuse de se croire pouvoir gagner quelque immortalité que le religion nous aura refusée.

Au bilan

Reste cette voix, retentie d'on ne sait où - du plus intime ou du plus éloigné - qui dans l'éclat de toutes les incertitudes nous rappelle que nous valons mieux que ce que nous sommes. Cette voix-ci ne s'éteint pas, nous ronge ou nous enflamme, nous dérange ou bien nous exalte.

C'est elle que je retiens qui nous invite à l'humilité mais à l'épreuve encore. Où s'engage notre dignité d'humain.