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Histoire (suite)
Etre - ou non - de son temps …

« Il faut avoir le courage de l'avouer, Madame longtemps nous n'avons point compris la révolution dont nous sommes les témoins ; longtemps nous l'avons prise pour un événement. Nous étions dans l'erreur : c'est une époque ; et malheur aux générat -ions qui assistent aux époques du monde ! »
Joseph de Maistre à Mme de Costa 1794 cité par A Compagnon in Les antimodernes p 96

Je m'étais demandé en quelle mesure l'Histoire n'était pas une enclave … Reprenons !

J'avoue aimer ces personnages intempestifs qui tels Chateaubriand ont parfaitement compris que le passé ne reviendra pas mais lui restent fidèles néanmoins, par entêtement ou par honneur - mais souvent n'est-ce pas la même chose ? J'aime ceux qui comme Rossini comprennent vite que le temps a avancé plus vite qu'eux … et renoncent au moins autant que ceux qui, en avance, restent impuissants et incertains d'eux-mêmes.

De Maistre, un parangon de la pensée réactionnaire a au moins le mérite de le pressentir et de l'avouer : le nez collé sur l'événement nous avons difficulté à le comprendre, à en saisir la portée. J'en ai trop entendu qui prophétisèrent le grand tournant qui en fin de compte laissa les choses intactes quand d'autres, le nez collé sur l'actualité ne virent ni ne comprirent rien. Il n'est pas certain que Louis XVI comprît jamais ce qui était en train de lui arriver ; à lire Chateaubriand, il semblerait bien que son frère - Louis XVIII - eût compris que c'en était fini de la royauté quand même il s'acharna à la rétablir en toute sa plénitude. Autant dire que l'on n'est pas plus libre de ses actes d'avoir été clairvoyant. Au royaume de l'histoire, les aveugles souvent sont rois. Spinoza a peut-être raison : nous ne nous croyons libres que d'ignorer ce qui nous détermine. Il faut être bien présomptueux ou aveugle pour braver le destin.

Mais le plus présomptueux me semble souvent cette Histoire que l'on prend à témoin - qui n'est le plus souvent que le nom moderne du destin ou de la fortune. Une Histoire en réalité personnifiée, si l'on y regarde bien et qui garantirait tout au long de son parcours que la fin réalise correctement ce qui fut planifié dès le début. Ce sens de l'Histoire dont il n'est pas faux de dire qu'il est assis fièrement sur l'odyssée judéo-chrétienne qui de la création file vers le Jugement final en passant par l'Alliance et le renouvellement de l'Alliance malgré la mise à mort du Fils, ce sens garanti par un Dieu magnanime, miséricordieux que la modernité a simplement placé à la fin de l'histoire a tout, oui Freud a raison, d'une idée religieuse ; en réalité d'une pétition de principe.

On peut toujours se réfugier derrière cette évidence que les faits n'ont pas d'autre sens que celui que nous voulons bien leur donner ; qu'ainsi chaque époque réinterprète son passé en fonction d'elle pour faire de celui-ci, marches successives vers celle-ci non sans cette incroyable présomption d'imaginer que rien ne fût jamais advenu, que cette infinité de causes antérieures ne se fût jamais agencée que dans le seul but de la produire, elle, comme si tout ne s'était, de toute éternité embobeliné que dans la seule optique de ce maintenant pourtant éphémère. Mais ceci est sans doute aussi absurde que cet inverse envisageant que tout ne fût qu'absurdités successives. Entre le sens pré-déterminé de l'histoire et le récit plein de bruit et de fureur, je ne suis pas certain qu'il y ait à choisir ; que ceci ne revînt tristement au même. Evidemment nous ramenons tout à nous et, par exemple, la Renaissance ne put avoir l'outrecuidance de se nommer ainsi qu'à condition préalable d'avoir rejeté l'époque précédente en un obscurantisme impénitent. Néanmoins, à moins de sombrer dans un scepticisme radical qui en viendrait à ruiner jusqu'à la réalité du monde sensible, on ne peut pas ne pas voir que les événements obéissent à une rationalité même difficilement saisissable et que, même, certains semblent plus décisifs que d'autres. Tout fait n'est pas un événement - je veux dire que tout ce qui se passe ne constitue pas pour autant un fait historique - mais il est bien des faits qui portent en eux sens suffisamment puissant pour qu'il soit impossible de le lui dénier.

Comment douter que quelque chose de la furie populaire s'éleva en cet été 1789 qu'on aura du mal à couvrir ? Que la surdité qu'on mit obsessionnellement à ne pas entendre les appels à l'aide des peuples de 1848 fera le lit de rancœurs bientôt fatales ? Comment douter que 1914 fit exploser en un désert de sang et de cendres les ultimes espérances du XIXe ? Comment douter que quelque chose de l'humanisme auto-satisfait fût cruellement démenti dans les brumes des plaines polonaises ? Pour ne parler que d'événements récents qui, oui, portent en eux, un sens qu'il est inutile de leur donner - que d'ailleurs nous échouerions à leur donner.

C'est bien ce qu'entend de Maistre à propos de la Révolution en opposant événement à époque. Quelque chose, alors, se produisit qui aura été irréversible. Il est homme profondément de droite d'y voir malheur plutôt qu'espérance. Mais il n'a pas totalement tort : les avènements se font rarement sans douleurs.

 

En réalité, on n'est jamais de son temps mais d'un moment. Celui de son enfance - mais rarement ; encore faut-il qu'un traumatisme vous y eut bousculé - celui, plus souvent, du moment de sa formation, de son entrée dans le monde adulte. Ce moment peut être social, historique, politique : comment ne pas reconnaitre que ceux qui partirent en ce beau mois d’Août 14 virent leur existence définitivement marquée par ceci et les horreurs qui suivirent ? comment ne pas considérer que les français furent durablement affectés en leur opinions autant qu'attitudes non tant par la défaite de 1870 que par la Commune qui, pour longtemps, suscita espérances ou répulsions ? légende roborative ou infernale nécessité de mettre le peuple à l'écart ; comment ne pas imaginer l'émotion des printemps et été 1936 ? et les regrets d'une fin si vite échouée dans la tragédie ? Mais il peut être tout autant intime, une rencontre, une chanson qui pour une raison inconnue résonna en votre âme et fit écho à ce que l'on tentait de devenir ? un moment intellectuel ou artistique - Mauriac ne cessa jamais d'être l'enfant contrit de cette bourgeoisie égarée dans l'Affaire Dreyfus ; on épousera le moment Picasso faute d'être rejeté dans le désuet ; on sera de cette génération baby-boom qui se crut invincible parce que nombreuse et jeune, prompte à tout bousculer … On sera enfant des plaines mornes et ennuyeuses ou de ces croisées épiques qui enflamment à jamais l'âme.

Non décidément on n'est pas d'une époque ; mais d'un moment.

Le train est en marche toujours que l'on prend en sautant ; quand on le peut ; au risque sinon d'être abandonné et oublié bien vite sur les bas côtés.

C'est ceci qui me frappe surtout plus que ce fameux sens de l'histoire que l'on aurait ou pas ; que l'on parviendrait à donner ou pas. Il n'y a que dans les recettes de cuisines et les illusions des managers imbéciles que les moyens s'ajustent à des fins préalablement choisies et définies. En politique comme en sa vie personnelle, on avance - parce que vivre c'est avancer - sans trop savoir où nous mènent nos efforts ; en espérant que ce ne s'éloigne pas trop loin des principes que l'on s'était donnés, des espérances que l'on avait nourries. Gouverner est affaire maritime, certes, mais boussoles et sextants viennent à manquer ou bien nous mégotent des information tellement floues …

Quand donc comprendra-t-on que l'intelligence humaine est outil capable de réagir même avec des informations incertaines, ambivalentes ou confuses ce qu'aucun automatisme à ce jour n'est capable de faire. Je puis doubler une voiture sur une route étroite même si je ne connais pas la vitesse exacte de l'automobile en face ni la distance précise qui me sépare d'elle. Je puis entreprendre d'élever un enfant même sans aucune expérience ni réel savoir-faire en la matière … Les exemples abondent. Non, nous ne savons pas toujours ce que nous faisons ou bien, nos petits désirs entrecroisant ceux des autres, nos faiblardes volontés télescopant celles des autres, nous croyons nous diriger vers ici quand en réalité nous glissons vers là. Nous ne savons pas l'histoire que nous faisons ; avons toujours l'impression de n'avoir prise sur rien, et quand, par miracle ou hasard, nous croyons tenir le gouvernail, il se brise ou demeure rétif à nos objurgations.

Sans doute même ne sommes-nous jamais véritablement de notre époque mais tentons-nous seulement de nous approcher de la représentation que nous nous en formons.

Vieillir en vérité c'est cesser de vouloir épouser son temps, ou simplement n'y plus parvenir. C'est voir aussi s'éteindre tout ce à quoi l'on avait cru, écouter disparaître tous ceux qui personnellement ou intellectuellement vous avaient accompagné et renoncer à vouloir encore y prendre sa place. Mitterrand - qui entretenait une relation étrange et fascinée à la mort - avait bien senti combien le parcours de la vieillesse était un chemin où s'éteignaient constamment, à chaque pas, des voix aimées jusqu'à vous laisser seul - insondablement triste.

Il faut entendre Levi-Strauss parler en 2004, quelques années avant sa mort, de ce monde qu'il ne reconnaît plus, que d'ailleurs il n'aime pas, victime d'un empoisonnement interne, dit-il, pour comprendre ce qu'implique ne plus être de son temps. C'est bien ici tout le drame humain dont sont souvent victimes les politiques - Bonaparte est manifestement de son époque en 1798 mais plus en 1814 et ses cent jours sont un inutile anachronisme ; de Gaulle anticipe à merveille son époque à la fois en 1940 et en 1958 mais a cessé de la comprendre dix ans plus tard … les exemples tombent à foison .

Je ne suis pas certain qu'il vaille de vieillir trop longtemps.

Entre la fougue des temps de verve et l'aimable scepticisme des moments d’épuisement, cette longue, trop longue, période d'assurance imbécile où la puissance se joue de nous bien plus que nous d'elle.

Je ne suis pas certain qu'il vaille de vivre trop longtemps.

Avez-vous déjà eu le sentiment d'être de trop ? d'être superfétatoire ?

A regarder les désastres humains dans le monde, il m'arrive de penser que nous le serions. Que toutes ces saccades ne sont que les ultimes soubresauts de l'explosion originaire ; que loin d'être ces poussières d'étoiles nous ne serions que l'écho grimaçant de l'être. De l'épuisement de l'être.