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Vieillir 2 : ne plus s'agiter

Préparant une petite intervention sur la mobilité, je songeais à cette imputatiion presque trop évidente que l'âge aidant, la pente serait irrésistible qui vous entraînerait vers le conservatisme. Politique la chose semblerait presque évidente s'il n'était de notables exceptions : un de Gaulle éclôt dans un milieu maurrassien et même s'il ne fut jamais un homme de gauche il fut néanmoins capable du pire - la révolte - et du meilleur - le rétablissement de la République. Mitterrand, après tout, lui aussi, même s'il fut moins socialiste qu'il n'aima le faire accroire, fut cependant un homme de gauche. A l'inverse, entendre un Cohn-Bendit en appeler au véritable libéralisme sur toutes les ondes que son bagout attire encore, laisse pantois quand on se souvient qui il fut et d'où il vient. Mais on pourra dire la même chose d'un Laval que rien ne prédisposait en 1914 à ce maquignonnage avec la mort qui lui fit perdre honneur et dignité. C'est encore moins évident ailleurs : sans jouer absurdement de l'argument fallacieux de l'expérience - rien ne se produit jamais à ce point à l'identique qu'on puisse d'un événement en avoir tiré les leçons pour un avenir quelconque - tout au plus peut-on augurer que, la conscience chevillée à l'âme d'un temps désormais compté, que nos actes si volontaires et déterminés fussent-ils, si soigneusement préparés et habilement adossés à sagace théorie eussent-ils été, ne laissent pas beaucoup plus de traces ni durables que ricochets à la surface des ondes, qu'au reste nos impuissances sont aussi ridiculement orgueilleuses que silencieuses sont les murations profondes qui nous échappent et s'avancent aussi discrètes que pattes de colombe.

Qu'ai-je appris qui ferait me croire plus sage ? Rien ou si peu … peut-être même n'aurai-je que désappris… et si j'en crois Socrate deviner qu'on sait si peu est le commencement sinon de la sagesse en tout cas de la prudence qui n'en est pas exactement le synonyme tout au mieux l'antichambre.

Mortellement atteint d'une flèche empennée,
Un Oiseau déplorait sa triste destinée,
Et disait, en souffrant un surcroît de douleur :
Faut-il contribuer à son propre malheur !         
Cruels humains ! Vous tirez de nos ailes De quoi faire voler ces machines mortelles.
Mais ne vous moquez point, engeance sans pitié :
Souvent il vous arrive un sort comme le nôtre.
Des enfants de Japet toujours une moitié               
Fournira des armes à l'autre.

Ceci pourtant retrouvé presque par hasard dans cette courte fable de La Fontaine : que nous sommes le plus souvent les agents de nos propres tourments. Que nos divisions en sont les ferments où se jouent autant appétit de pouvoir, vanité, cupidité voire jalousie , qui, invariablement, nous font nous armer les uns contre les autres. J'aime assez - l'expression revient à plusieurs reprises - que les hommes fussent ainsi nommés enfants de Japet : c'est qu'à sa manière il engendra l'humanité à travers ses fils Prométhée et Epiméthée mais fut à deux reprises, complice des parricides originels - d'Ouranos puis de Cronos -. Se tenant sous les bases du cosmos, Japet en est sans doute un pilier … Il n'est pas un épisode du récit grec qui ne le répète à satiété : c'est de nous-mêmes, de notre incroyable rétention à nous gonfler telles des baudruches, à nous vouloir toujours plus et mieux, que de nouent les tourments que nous nous infligeons à nous-mêmes comme si la dureté des temps n'était pas suffisante. Epiméthée n'écoute pas et se fait piéger par Pandore ; Prométhée défie Zeus en tentant de le berner d'abord puis de lui reprendre le feu.

Oui, sans doute, nos guerres sont-elles toutes civiles : c'est à nous-mêmes, que pour enfler, nous nous en prenons, entraînant le monde avec nous, nous égarant en de vains combats qui nous épuisent et avilissent.

Ce n'est pas encore le fatalisme d'un à quoi bon ! qui me gagnerait - tout mérite d'être ensemencé pour la beauté du geste quand c'est pour la beauté du geste et non pour la fatuité de paraître - mais la certitude qu'il ne faut rien attendre ni de l'autre, ni du destin, encore moins de ses propres œuvres dont les éclats s'éparpilleront bien vite dans l'infini de nos incertitudes. Oui, il y a quelque chose de l'ordre du silence éternel ici tant à l'aune de l'univers nous ne parvenons pas même à demeurer jointure de l'être. Je ne suis même pas convaincu qu'il soit effrayant. Il s'en est fallu temps et détours pour que l'homme entreprît cette folie de se vouloir comme maître et possesseur de la nature ; il s'en était pourtant fallu patience et renoncements pour que chacun, embrassant douleurs et tristesses en un même équipage de modestie, s'écriât enfin plutôt changer ses désirs que l'ordre du monde !

Comment ne pas constater que quand marque il imprime au monde, elle est désastreuse.

Il m'arrive de comprendre le désespoir grec qui n'est pas tristesse mais simple détricotage de tout plan qu'on tirerait sur la comète : Athènes savait parfaitement que sur le monde pesait à la fois une nécessité implacable et un désordre infini à l'intérieur de quoi il pouvait tout au plus se ménager un ilot de meurtrissures moindres. Je crois bien que c'est cela aussi vieillir : non seulement ne plus attendre benoîtement qu'un mieux vienne à se lever à l'horizon mais se pelotonner et tâcher autant que faire se peut encore de passer entre les gouttes. Sans doute les choses pourront-elles encore aller bien ; elle n'iront plus jamais mieux.

Et de savoir que nous en sommes les artisans, ôte toute possibilité d'en être joyeux.