index précédent suivant

 

 

Ecrire, créer …

Quel destin ! Balzac, c'est Sisyphe, mais qu'aucun dieu ne force à rouler son rocher  : c'est lui qui le grossit délibérément, absurdement, ce rocher de sa dette, jour après jour, nuit après nuit ! Il paie de ce labeur inhumain un luxe de tapissier de basse époque; et la jouissance en demeure interdite au forçat qu'il a choisi d'être, enchainé à son écritoire et à sa cafetière. Au départ, il n'a pas écrit pour se délivrer d'un monde qu'il portait en lui : il a vendu d'avance des romans, et il doit s'acquitter de celles de ses dettes qui crient. Ce don créateur qu'il possède, ce don quasi divin, on dirait que c'est cette nécessité très basse qui le lui a révélé à lui-même. L'œuvre ne prolifère que sous une contrainte horrible. Et voici le plus étrange : elle s'organise, elle s'équilibre, elle trouve ses proportions admirables sous les fouets de mille bourreaux. Mauriac

Mauriac n'eut pas tant de modèles que cela - de ceux en tout cas qui sans déterminer son style d'écriture auront pourtant dessiné pour lui comme des figures tutélaires mais aussi des écueils où ses convenances bourgeoises l'invitaient à ne pas trop s'aventurer : Balzac, d'un côté, qui excava de ses tourments ordinaires et parfois tellement triviaux, toute la variété subtilement croquée de la posture humaine, et, à l'autre bout de la chaîne, Proust, qui sondant au plus profond de son âme, donna une incroyable épaisseur à la légèreté mondaine et, peut-être sa seule réalité possible - la sienne. Le premier passa sa vie à fuir ses créanciers et huissiers impitoyables -, vorace qu'il demeura comme encastré dans une vie dont il n'entendait pourtant bouder aucun délice ; l'autre, à l'extrémité opposée de la ligne, engoncé dans un tout petit monde fermé sur lui-même, extirpa de ses propres affres un espace intérieur à quoi nul avant lui n'avait donné droit de cité ou même seulement de lueurs.

Mauriac, qui répugnait pourtant à si s'y abandonner , adora les excès chez les autres. Tend même à expliquer la possibilité de l'œuvre par cette démesure-même.

De l'homme à l'œuvre … et retour ! question canonique et de peu d'importance à mon goût. A lire mon courrier, je ne tiens pas pour cruciale la personnalité du facteur et tiens exactement l'artiste pour cela : des messagers. Experts, littérateurs, analystes et spécialistes divers auront fait ici comme ailleurs de la littérature un objet qui s'entendît avec son époque, ses auteurs et ses thuriféraires. Ils eurent évidemment raison. L'œuvre ne surgit jamais de nulle part ni ne s'entend sans celui qui l'aura ourdie. Pourtant … Que j'aime baguenauder en une œuvre sans plus m'enquérir que des émotions qu'elle me suscite.

C'est pourtant bien ce grand écart entre le personnage aux dilections parfois sordides ou ridicules et la dimension de l'œuvre qui fascine Mauriac comme si n'était donné de créer qu'aux êtres déjà abîmés et perpétuellement tourmentés. C'est en tout cas l'une des idées reçues du romantisme qui excipa de la souffrance démesurée de l'ego pour justifier une représentation qui, pour la première fois, le mît sinon à l'honneur, du moins à la première place. On retrouve cet écart chez Mozart notamment dont la personnalité fut longtemps d'une immaturité aveuglant la pureté de la musique. L'autre idée reçue tient à l'énorme. Balzac l'est à tout point de vue : dans l'excès de tout, plus que véritablement dans la démesure. Quelque chose comme un Falstaff dont la présence imposante … et s'imposant, fût le secret même de cette analyse au scalpel qu'il fut capable de mener. Ou d'un Beethoven dont la souffrance malheureuse eut débordé de chaque partition pour mieux parvenir encore à nous affecter. Démesure autant dans la finesse de l'observation que dans la masse imposante de l'œuvre que la mort - précoce pour les deux - rend plus flagrante encore. Quelque chose comme un océan de scrupules, de retenues et d'interrogations pour Proust qui le fit reculer ou retenir son souffle à la première esquisse de tout acte, à l'ultime écho de quelque parole.

J'aimerais parfois qu'on se retînt d'aborder une œuvre par la bande en y dénichant les moindres séquelles d'un contexte qui l'eût forgée. Il m'est arrivé parfois de lire sans rien connaître de l'auteur ni de son époque : cette virginité du regard vous donne autre chose à entendre, ni plus ni moins vrai ! qu'importe d'ailleurs.

Je ne suis pas certain que ce soit dans les entrailles de l'âme ou le labyrinthe des passions qu'il faille chercher le secret de la création. Pa même certain que l'artiste soit le mieux placé pour l'analyser et le comprendre.

Il est des pépites qu'il vaut mieux abandonner aux replis secrets de l'âme.