index précédent suivant

 

 

Nostalgie

La pensée d'un homme est avant tout sa nostalgie. Camus

Cette phrase qui s'impose à moi, par un hasard que je sais feint ; cette phrase de Camus qui claque comme une évidence ; demeure pourtant bien plus riche qu'il n'y paraît.

La phrase apparaît dans le chapitre intitulé le suicide philosophique et qui met, sur le même plan l'athée radical affrontant l'absurde du monde et le croyant qui pose son regard inquiet devant le sens total. Voici qui m'intéresse et que, je l'avoue, je proclame depuis longtemps. Nietzsche l'avait écrit et posé la question en un passage que je ne retrouve pas : qui oserait, supporterait d'être résolument athée ? Il n'est pas tant de différence que l'on imagine entre le vieux rationaliste bougon et scrupuleux et la piété quand elle se pare de grâce.

Que peut bien signifier une telle phrase et que peut bien traduire cette nostalgie que je ne nie pas et qui se déniche, ici ou là, dans les textes, mais est inconnue de ceux bibliques même si la chose y est omniprésente ? Sûrement plus que ce mal du pays qu'on y voulut voir d'abord ; sûrement moins que ce retrait du divin que les Hölderlin ou Novalis y incrustèrent.

Il doit bien y avoir quelque chose de l'ordre de l'effroi ressenti à mesure que l'on s'éloigne des aubes ou des terres archaïques : ce n'est pas tant l'émigré qui garde quelque poignée de terre qu'il enterrera dans cette nouvelle cité qu'il convoite de construire … même avec tristesse, son regard se projette en avant et il ne regardera plus vraiment en arrière. C'est le souvenir seulement de cette unité déchirée qui nous fit naître ou de ce moment originaite où les choses avaient pu, pour quelques instants encore, paraître si simples.

La Genèse le dit qui évoque l'expulsion ; Hegel aussi qui fait se débuter l'Odyssée de l'Esprit par ce premier instant où la conscience réalise, face au temps qui s'écoule, que ce qu'elle tenait pour vrai, soudain ne l'était plus : ici aussi l'histoire peut commencer par la rupture initiale. Il y a bien un instant d'éloignement, de déchirure ; d'abandon autant que de promesses. Mais qui s'éloigne ainsi ? Nous mêmes qui partons à l'aventure et nous essayons à inventer un avenir que nous rêvons meilleur ? qui, au moins fût le notre ? nous-mêmes encore, contraints et pétris de remords, coupables d'on ne sait quel forfait ou ignominie qui eût à ce point souillé le monde que la blessure infligée dût précisément se payer de cette expulsion qui nous jeta, nus, sales et tristes, sur le bord des chemin ? ou bien l'Etre, lui-même qui se serait retiré en lui-même, ainsi que l'enseigne le Zohar, pour laisser une place au monde ?

Nous aurons hésité, des millénaires durant, entre une temporalité éclairée par un âge d'or initial mais perdu, dont inexorablement nous nous écarterions propageant irrésistiblement un mal qui nous corrode autant qu'il souille le monde ; et cette autre, plus récemment esquissée, d'un âge d'or final, qui feint de croire que demain serait nécessairement meilleur et que quitter les rives natales fût la condition de nos bonheur et liberté. L'une et l'autre sont également sottes, fausses ou naïves. Nous sommes parfaitement capables de perpétrer notre propre perte en même temps que d'inventer d'invraisemblables avancées ; mais nos supposées racines valent souvent moins qu'elles n'entravent ; ne brillent au reste que dans nos rêves.

Sans forcément tomber dans le piège du c'était mieux avant, il est indéniable que nous portons en nous - ce n'est pas Freud qui le démentirait - quelque chose comme la discrète effluve d'une paisible moiteur utérine. Il y eut bien un moment, plus ou moins long, où de n'être pas en face d'une réalité extérieure qui barrât la réalisation de ses désirs ou même seulement la retardât, de baigner dans une immédiate harmonie, l'être sans en pouvoir demeurer conscient mais non plus en perdre toute réminiscience, garde confusément trace d'une union vite assimilée à un état de perfection et de bien-être. Je ne sais s'il est judicieux d'évoquer la nostalgie de cet état anté-natal ; ce qui demeure c'est que notre naissance est une rupture, un traumatisme qui nous plonge dans le manque, l'attente, la frustration qui ne parviennent pourtant pas totalement à effacer de notre imaginaire ce passé confus mais apaisant.

De la même manière qu'en esthétique, nous jugeons du beau sans concept, sans avoir aucune expérience du beau absolu, et des choses qui nous environnent en écart à cette idée blanche ; de la même manière que nous trions d'entre vrai et faux sans avoir atteint jamais la vérité absolue ni même franchement savoir ce que pourrait signifier, pour nous, détenir la vérité, ou affirmer seulement qu'elle existât, de la même façon, nous voguons au gré de nos hésitations, rêves et projets avec une idée plus que confuse de cet état de béatitude que nous convoitons. Avec le seul désir, que nous conjuguons avec assurance, qu'il fût accessible.

 

 

Bohémiens en voyage

La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.

Du fond de son réduit sablonneux le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson ;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L'empire familier des ténèbres futures.

Baudelaire

Ce que l'allemand nomme Sehnsucht qui relève plutôt du vague à l'âme mais sur un mode inquiet voire inquiétant ne s'éloigne pas totalement de la nostalgie, revêt parfois les allures d'une incitation, d'une dynamique ; d'une inspiration qu'on n'imaginait pas lui pouvoir conférer. Ne ferions-nous que courir après ces chimères absentes ?

Et si, tels les monuments qui à la fois commémorent et nous avertissent, célèbrent le passé et ensemencent le futur, si ces sourdes mais irrésistibles rémanences participaient également de cette intime alchimie du désir en nous rappelant avec entêtement indéfectible l'écho jamais étouffé qu'au-delà de ce que nous vivons et réalisons, il y a, toujours, une plénitude offerte, que nous effleurâmes même confusément, qui demeure notre destination mais vibrait pourtant dès nos plus intimes aurores.

Il faut être grec pour le comprendre; ou éperdument amoureux de ces cercles que dessinent autant savoirs que saisons ; astres que cités. Grec pour comprendre qu'en réalité nous n'allons jamais nulle part, changeons si malaisément, et persistons sans même nous en rendre compte, à planter autour de nous, des racines qui ne prolifèrent que dans nos imaginaires. Que fondèrent-ils au reste en cette Grande Grèce italique sinon les formes, rites et croyances de cette authotonie dont ils furent si fiers ? Tout bouge, tout change et pourtant nous demeurons les mêmes, et nos rêves, nos problèmes … et nos désastres. Je songe à ces enfants que le Christ nous enjoint de redevenir … Est-ce nostalgie où seulement quête d'innocence ?

Mais surtout pourquoi est-ce si difficile ?

Il faut être grec, assurément, pour entendre en sa chair craquer les certitudes, s'éventer les illusions, s'éroder les montagnes et s'embraser les monuments. Il faut être grec pour entendre nos yeux nous mentir et ne nous offrir jamais que la plane surface d'un continent à jamais dérobé. Permanence et mouvement, changement et inertie, progrès et ensablement, oui, tout cela revient au même : l'un n'étant jamais que l'image obvie de l'autre.

On aura beau parcourir le monde nous n'irons jamais plus loin que l'horizon. Sont-ce là, justement, ces chimères absentes ? Que de nous retrouver fervents et intempérants devant les caravelles partant à l'aventure quand tout de nos histoires, regrets et abandons nous signifie que nous resterons à quai. Je crois bien que nous souffrons autant de nous éloigner de nos origines que d'y rester entravés.

C'est d'être que nous souffrons - je veux dire c'est d'être que nous béons.