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Familles, je vous hais Gide

Qui n'a, au moins une fois abusé de la référence à Gide sans véritablement vérifier ce qui dans les Nourriture Terrestres pouvait lui conférer sens. Il n'est pas difficile de voir dans cet ouvrage, dans ce personnage œuvrant à se dépouiller de toute morale bourgeoise pour accomplir une sensualité absolue que celle-ci lui eût interdit, le parangon en réalité détestable de cette bourgeoisie fin de siècle, confortablement calfeutrée en ses certitude et préjugés, assurée de son incroyable aveuglement devant tout ce qui n'est pas elle.{1}. Je crains qu'en reprenant cette formule aujourd'hui, alors que la famille ne ressemble plus en rien à ce qu'elle fut en cette fin de 19e siècle, on ne commette un violent contresens.

Il y aurait beaucoup à dire sur les différentes conceptions de la famille - je ne le ferai pas. Même si je ne saurais omettre que, sous son aimable apologie, se cache souvent une idéologie conservatrice où racines et identité se donnent le change. Que la famille puisse être à l'occasion une micro-société c'est possible quoiqu'elle en soit aussi l'exact antidote ; il n'empêche qu'elle ne saurait être un modèle démocratique tant en son sein domine plutôt la soumission.

Reconnaissons de surcroît que son utilisation dans la rhétorique fasciste n'arrange pas les choses. C'est qu'en réalité, tout vient ici s'entrechoquer : la place des femmes ; le rapport aux enfants ; l'assimilation systématique de l'homme à l'ordre et à l'autorité ; le rapport de l'individu et du collectif etc …

Mais ce n'est pas de ceci dont je voulais parler mais de cette curieuse expression : avoir le sens de la famille ne serait ce que parce que longtemps je crus ne pas l'avoir et me fus surpris, surtout quand advint le moment des crises, de vouloir la privilégier par principe, presque sans réfléchir.

J'ai écrit à plusieurs reprises sur la dimension métaphysique du désir d'enfants qui ne me paraît jamais s'expliquer par un quelconque instinct, encore moins par une éducation qui, pour être constante sur ce sujet, ne saurait expliquer les variations de fécondité. On ne dit pas grand chose en arguant de métaphysique mais sans doute faut-il se souvenir que l'être ne se justifie que par lui-même. Rien de rationnel en tout cas : ni l'utilité ni l'intérêt personnel, encore moins l'intérêt collectif ne l'expliqueront non plus.

Alors quoi ?

Sans doute parce que s'y entremêlent rationalités et sentiments, individualités et collectivités s'interposent entre nous et la famille une cohorte de représentations, de théories, de souvenirs et de besoins. Et, à l'instar de la société, des débats finalement simples, archétypiques. On aime à opposer Hobbes pour qui la guerre est la norme des relations humaines - homo homini lupus est- à un Rousseau et son mythe du bon sauvage ; de la même manière, on aime à se représenter la famille comme un havre de paix où domineraient plutôt affection et tendresse que violence - ce qui, évidemment demeure une vaste illusion. Les rancœurs, jalousies et autres petites haines ordinaires y font florès comme partout ailleurs même si l'on eût aimé qu'il en allât différemment.

Je m'interroge encore sur ce réflexe, dont je m'étais si longtemps cru totalement incapable, me poussant à réunir de ma famille désormais éclatée, ce qui pouvait l'être - mes filles. Moi qui me targuait de les estimer comme des hôtes que j'eusse appelées avec plaisir mais dont le destin inexorablement les devait appeler ailleurs ; qui eût pu considérer qu'il me fallait désormais sauver de moi-même ce qui pouvait encore l'être, pourquoi donc eus-je, non sans discrète culpabilité de n'avoir pu leur offrir foyer digne de ce nom, le souci de les trouver unies ; pourquoi ne supporte-je pas de les entendre à l'occasion s'écornifler comme il est d'usage dans une fratrie ?

Je sais que rien de ce qui les anime ou qui leur échoit ne me laisse indifférent et m'attriste de leurs souffrances, me désole de leurs hésitations comme de leurs échecs. Il n'y a rien de charnel là dedans - rien ne ne semble plus stupide que l'expression chair de ma chair - encore moins d'héréditaire. Il est question d'amour, paternel … comment se pourrait-il s'éteindre ? Je le sais bien : les amants parfois se déchirent ; les amis seuls parviennent à s'éloigner sans heurts. Quelles offenses, quelles abjections faudrait-il pour qu'il cessât ?

Je sais le prix de ces échos à jamais éteints : on n'y juge jamais l'autre. Jamais ! J'en dois la grâce à mes propres parents qui surent cela instinctivement.

J'en mesure le silence : sans doute est-ce pour ceci que je supporte si mal les cris d'orfraie, les récriminations qui devraient peser si peu au regard des mains imperturbablement tendues.

Il ne faut jamais regarder en arrière - même si à mon âge, la tentation en est forte - ne jamais regarder les traces qu'on laisse ; encore moins sa famille. Ce n'est pas la peine car c'est elle qui vous regarde ; vous toise et clame sur la place publique, avec une indécence folle et une cruauté intarissable, tout ce que l'on a raté ; tout ce que nous aurions dû et ne fîmes pas.

Non je ne hais pas la famille mais lui en veut d'être rêve trop noble pour nos mesquines tentations ; trop piégeuses, si souvent, pour nos quêtes.

Nous ne sommes pas à leur hauteur ! elles non plus.

 


1) par exemple :

 « La jeunesse intellectuelle française devra guérir du gidisme pour retrouver le mouvement de l'histoire. Comprendra-t-elle qu'être jeune à la manière de Ménalque ou de Nathanaël, c'est être terriblement vieux ? Cette quête des plaisirs, cette jouissance minutieuse et appliquée suppose des rentes, un patrimoine, dénoncerait la fin d'une race. » — Jean Guéhenno, Journal des années noires, 5 janvier 1944, Gallimard, 1947.

« Tous les ouvrages de l'esprit contiennent en eux-mêmes l'image du lecteur auquel ils sont destinés. Je pourrais faire le portrait de Nathanaël d'après Les Nourritures terrestres : l'aliénation dont on l'invite à se libérer, je vois que c'est la famille, les biens immeubles qu'il possède ou possédera par héritage, le projet utilitaire, un moralisme appris, un théisme étroit ; je vois aussi qu'il a de la culture et des loisirs puisqu'il serait absurde de proposer Ménalque en exemple à un manœuvre, à un chômeur, à un Noir des États-Unis, je sais qu'il n'est menacé par aucun péril extérieur, ni par la faim, ni par la guerre, ni par l'oppression d'une classe ou d'une race ; l'unique péril qu'il court c'est d'être victime de son propre milieu, donc c'est un Blanc, un Aryen, un riche, l'héritier d'une grande famille bourgeoise qui vit à une époque relativement stable et facile encore, où l'idéologie de la classe possédante commence à peine de décliner : précisément ce Daniel de Fontanin que Roger Martin du Gard nous a présenté plus tard comme un admirateur enthousiaste d'André Gide. » — Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948.