Textes

Camus, le mythe de Sisyphe Œuvres, p 282

 

On s'étonnerait en vain du paradoxe apparent qui mène la pensée à sa propre négation par les voies opposées de la raison humiliée et de la raison triomphante. Du dieu abstrait d'Husserl au dieu fulgurant de Kierkegaard, la distance [69] n'est pas si grande. La raison et l'irrationnel mènent à la même prédication. C'est qu'en vérité le chemin importe peu, la volonté d'arriver suffit à tout. Le philosophe abstrait et le philosophe religieux partent du même désarroi et se soutiennent dans la même angoisse. Mais l'essentiel est d'expliquer. La nostalgie est plus forte ici que la science. Il est significatif que la pensée de l'époque soit à la fois l'une des plus pénétrées d'une philosophie de la non-signification du monde et l'une des plus déchirées dans ses conclusions. Elle ne cesse d'osciller entre l'extrême rationalisation du réel qui pousse à la fragmenter en raisons-types et son extrême irrationalisation qui pousse à le diviniser. Mais ce divorce n'est qu'apparent. Il s'agit de se réconcilier et, dans les deux cas, le saut y suffit. On croit toujours à tort que la notion de raison est à sens unique. Au vrai, si rigoureux qu'il soit dans son ambition, ce concept n'en est pas moins aussi mobile que d'autres. La raison porte un visage tout humain, mais elle sait aussi se tourner vers le divin. Depuis Plotin qui le premier sut la concilier avec le climat éternel, elle a appris à se détourner du plus cher de ses principes qui est la contradiction pour en intégrer le plus étrange, celui, tout magique, de participation. Elle est un instrument de pensée et non la pensée elle-même. La pensée d'un homme est avant tout sa nostalgie.