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Michel Serres

 

Le voici donc qui disparaît lui aussi. Je le savais âgé ; moins en forme qu'auparavant. Pourtant, il était encore à France Inter dimanche dernier où, certes, il ne dit rien de bien nouveau mais où il sembla suffisamment alerte pour éviter encore les questions piégeuses : on était un jour d'élections et il fallait surtout ne pas aborder le sujet directement. J'avais bien vu ces derniers ouvrages être de plus en plus ténus et se répéter désormais beaucoup … mais quoi cet homme qui se fit vocation d'écrire pouvait-il véritablement s'arrêter en chemin ?

Il m'aura beaucoup accompagné toute ma vie d'adulte. Je crois me souvenir l'avoir découvert avec Hermès III, paru en 1974 et l'ai vu lentement passer de cette philosophie universitaire, aride - qui peut lire sans difficulté son Leibniz ? - à une écriture plus ouverte, plus jubilatoire ; plus grand public certes, mais jamais vulgaire pour autant.

J'ai suivi, une année au moins, ses cours à la Sorbonne : c'était en 1982/83. Les cours avaient lieu le samedi matin et se réunissait là, de dix heures à midi, un public déjà conquis, loin de se réduire à l'habituel mais docte aréopage d'universitaires chevronnés ou d'étudiants rêvant de gloire, de trouvailles ou seulement de bonnes notes.

Je n'oublierai pas ces moments de pure joie intellectuelle. C'est lui qui soulignera plus tard combien le mot auteur vient de augeo : augmenter. Lui qui dira que l'œuvre ne vaut rien si elle ne vous augmente pas.

Lisez un livre, écoutez une musique, contemplez un tableau, assistez à un spectacle ... sortez-vous de cette expérience augmentés, heureux ? Vous avez rencontré un auteur. A l'inverse, vous voilà malheureux et diminués.
Andromaque

Ces matinées-là je revins augmenté.

Il m'aura appris, ce que je cherchais confusément dès ce moment-là sans en trouver le chemin ni même être certain qu'il existât, qu'on pouvait faire de la philosophie sans s'enfermer dans un jargon hermétique et sectaire ; sans non plus toiser l'autre avec cette suffisance de qui croit être le seul à penser, à comprendre ; à savoir. Tout ce qui m'irritait chez les doctes - cette componction rabougrie, ce sérieux aussi poussiéreux que les ouvrages pesamment mais soigneusement étalés devant soi durant le cours qui paraissaient presque aussi anachroniques que les interprétations canoniques à quoi les maîtres que nous eûmes semblaient vouloir réduire leur art ; ce refus presque méprisant de faire entrer l'air et la modernité comme si toucher en rien le réel eût suffi à souiller leurs âmes ou ronger leurs théories - oui tout ceci était balayé d'un trait de voix.

Je me souviens encore de ces cours prononcés par cet homme qui longeait le pupitre comme un lion en cage, parlait, avec fougue, parfois ironie mais toujours générosité, presque sans discontinuer sans notes ni d'ailleurs sans toujours nous regarder. Il y avait du théâtre en ces séances et sans doute de l'acteur en cet homme-là. Je le compris plus tard quand lisant quelques pages de Détachement paru un peu plus tard ou de Rome, je retrouvai, presque mot à mot, les notes que j'avais prises.

Ce regard jeté par-dessus nos têtes se demandant, inquiet, si par hasard Diogène, tant adulé en exemple, n'était pas plutôt le dernier des usurpateurs de prendre ainsi à son compte la logique d'Alexandre … Ni ce regard ni ce qu'il signifiait de retour absolu sur soi, je ne saurais les oublier.

Il avait appris son texte par cœur !

Jamais autant qu'en ces séances, je ne compris mieux ce que voulait dire sortir des sentiers battus ! On dirait aujourd'hui disruptif.

C'est cela que je lui dois et pour quoi je lui suis infiniment reconnaissant. La philosophie que je voulais faire, celle que je désirais enseigner autant qu'écrire, n'avait rien à voir avec les sempiternels commentaires des textes sacrés. Me demeurait l'inavouée tentation d'une philosophie qui se devait vivre et non seulement lire. Je ne l'ai pas toujours suivi ni son écart au politique qui parfois m'étonna sans m'agacer jamais. Pour n'être jamais parvenu à m'enrégimenter en quelque chapelle que ce soit, ni marxiste ni structuraliste, je devinais l'écart. M'étonna parfois sa prédilection à trôner sur les tréteaux médiatiques : oui, il y avait du cabotin chez cet homme-là !

Mais cet homme avait aussi le sens de l'amitié. Je n'oublierai jamais ces mots achevant sa réponse au discours de réception de Girard à l'Académie en 2005 :

Je veux finir par ce que sans doute peu de gens peuvent ouïr de leur vivant ; que je n’ai encore prononcé devant personne : Monsieur, ce que vous dites dans vos livres est vrai ; ce que vous dites fait vivre.

Le sacrifice épuisé, nous ne nous battrons plus que contre un ennemi : l’état où nous désirions réduire l’ennemi lorsque, jadis, nous nous battions. Alors, seul adversaire en ce nouveau combat, la mort, vaincue, laisse place à la résurrection ; à l’immortalité.

Madame la Secrétaire perpétuelle, permettez-moi maintenant, comme entorse au règlement, de quitter, sur le mot terminal, le vouvoiement cérémoniel. En notre compagnie, fière de te compter parmi nous, entre, maintenant, mon frère.

 

Je n'oublierai pas non plus l'émotion de cette cérémonie en hommage à Girard où furent données les Sept paroles du Christ sur la croix de Haydn , paroles commentées par lui.

Ni cette phrase, à la fois terrible et prometteuse, d'un homme sans doute resté étranger à la foi de son ami, mais qui ne cessait de se poser la question du divin :

Seul un Dieu d’une miséricorde infinie pourrait nous pardonner la série infinie de ces actes infâmes et l’inconscience où nous restons de ne cesser d’y revenir.

 

Il y a quelque chose d'étonnant et de cruel pourtant dans cette présence sur les ondes il y a juste une semaine et cette disparition que rien n'annonçait aussi brusque. Enthoven rappelait ce matin que c'est ainsi que Serres voyait sa mort à l'instar d'un Tintin disparaissant dans le fleuve. Il est là puis tout-à-coup plus.

voila, c'est comme ça que je vais mourir. Une case on me verra, et la case d'après on verra des ronds dans l'eau

 

 

Alors, seul véritable hommage que je puisse donner à cet homme à qui je dois beaucoup : … continuer, à ma manière, le chemin ouvert

Ne jamais se soumettre ; ruer encore et toujours dans les brancards parce qu'il est au moins une chose assurée c'est que la vérité, jamais, n'est conformiste ; et continuer à écrire, avec mes mots, parce qu'il n'est de philosophie authentique, que celle qui puise en l'âme, la force de retentir.

 

 

 

 

 


 


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