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Posture et imposture

UN jeune photographe, à qui je n'avais pas fixé de rendez-vous, force ma porte et éveille tout de suite ma méfiance : il insiste pour que je m'occupe à alimenter le feu de branchages qui brûle au fond du Jardin : c'est ainsi qu'il veut que l'objectif me surprenne . Je lui oppose que je ne m'occupe jamais de ce feu et que son document serait menteur. Il ne comprend pas mon objection. L'authenticité, la vérité du reportage, l'idée lui en est évidemment indifférente, peut-être même inimaginable. Revenu au salon, il remarque sur une table un puzzle interrompu. Il me propose d'y travailler. J'ai affaire à un virtuose du téléobjectif truqué : il fera semblant de m'avoir surpris à mon insu, jouant au puzzle. L'ennui est que je ne m'en mêle jamais, que c'est la distraction d'un de mes enfants et que là encore il dupera les lecteurs du magazine qui l'emploie. Son imperméabilité à ce scrupule est évidente : on dirait qu'il l'entend formuler pour la première fois.
Il me parlait à voix presque basse et de si près que j'eusse pu dire ce qu'il venait de manger à son déjeuner. Pour m'en débarrasser, je finis par consentir à ce qu'il prenne de loin une photo, truquée, bien entendu ! Il a fallu porter une cafetière et une tasse sur une table du jardin où je n'ai de ma vie vu servir le café.
Si je note cet incident, c'est qu'il est révélateur de l'imposture d'une certaine presse, du faux et de l'usage du faux qu'elle pratique impunément et cyniquement ...
Mauriac Bloc Notes Août 66

Mauriac, parfois, est impayable : le voici qui, en écrivain, fustige une presse à laquelle pourtant il fait partie intégrante - depuis presque toujours. Il s'en prend ici à un photographe qui le fait poser, s'occupant d'un feu au bout du jardin, ou s'affairant à un puzzle qui n'était même pas le sien.

Il a beau protester - mais sans doute trop mollement, puisque, après tout, à la fin, il se laisse faire - le photographe reste insensible aux allégations de mensonge.

A-t-il d'ailleurs tort ? L'écrivain qu'il est, ne peut ignorer qu'en art, pas plus qu'ailleurs, il ne saurait être d'occasion pour la vérité mais seulement une scène savamment parée pour la représentation. Il ne peut ignorer qu'il en va de même pour la photographie où, d'angle en perspective, il n'est jamais question que du regard du photographe.

Passe encore qu'on s'y attache dans les sciences où pourtant, ici aussi, il n'est de vérité que dans le cadre étroit d'une théorie qui la rende pensable ! Il fallait être bougon comme seul le Platon de la République pouvait l'être encore qui bougonnait en chassant les artistes de sa cité pour les mensonges qu'ils répandaient.

Deux textes de cet été 66 se succèdent où il pourfend la presse. Il est d'une génération où sans doute on avait plus d'égards pour ceux que l'on interviewait notamment quand il s'agissait d'artistes. A la télévision, on lui donne du Maître et, contrairement à Bachelard, il ne proteste pas. Oui, c'est cela qui se cache derrière cette protestation de vérité. Mauriac vient subitement de comprendre qu'il n'est pas le but de l'article ou de la photo qui l'agrémentera : il n'est que le prétexte, le moyen pour le journaliste et le photographe d'un beau papier. Qu'il n'est plus prince des lettres pour qui l'on a déférence et égard mais l'occasion simplement d'un papier par quoi se faire valoir.

Ceci a un nom : instrumentalisation.

Pour autant, parler, écrire revient toujours à instiller des mots, des images, et donc des idées et des sentiments entre les choses et nous. Revient à se mettre en écart. C'est ce pas de côté qui autorise art et culture - mais d'abord tout simplement la conscience. C'est ce pas de côté qui insidieusement nous rapproche et nous éloigne de cette vérité que nous confondons d'autant plus avec la réalité qu'elle glisse entre nos doigts.

En réalité, ces deux-là jouent ensemble à poker menteur : oui le photographe ne se soucie que de la sensation produite par sa photo qu'importe que cette dernière renvoie à la vérité. Mais oui, encore, Mauriac feint seulement de s'offusquer : il a devant lui quelqu'un qui fait seulement le même métier que lui mais avec plus de cynisme - et pas du tout de sincérité.

Sartre n'avait pas tort de considérer que les morts étaient la proie des vivants ! Simplement il avait oublié de préciser que tous nous le sommes dès lors que nous entrons dans l'objectif de l'autre.

Tout n'est jamais affaire que de regard ! Simplement, ici manquent les égards comme trop souvent désormais