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Terre, nature et nostalgie

 

A mesure que l'âge m'envahit, la nature me devient plus proche

Cette petite phrase, au détour de ce passage émouvant de la fin de ses Mémoires, où de Gaulle, après avoir quitté le pouvoir en tout début 46, évoque son installation à la Boisserie.

Il y a quelque chose de bien émouvant ici, qui est la fin d'un parcours en tout cas la fin d'une première partie de ce parcours exceptionnel que sera celui de de Gaulle. Quand il écrit ces lignes, il est retiré ; c'est la traversée du désert ; et sans doute doit-il bien fréquemment craindre, lui le cyclothymique, ne jamais pouvoir plus s'en extirper. Oh bien sûr il faut les comparer à ces autres lignes qui retracent son retour … Mais elle n'en sont pas l'antonyme ; tout au plus un complément.

C'est à ceci, peut-être, que l'on peut mesurer au plus près ce qui sépare culturellement un Pétain d'un de Gaulle, pourtant tous deux hommes du Nord. Certes, ils sont d'une génération différente (l'un est de 1856 le second de 1890) celui-ci est un urbain et s'il lui arrive de labourer la terre c'est sur les champs de bataille. L'idée d'une terre à quoi il faille revenir parce qu'elle exprimerait une vérité non seulement intangible mais irréfragable n'est pas la sienne mais celle d'une France traditionnelle, majoritairement agricole, comme elle l'était encore en 1914.

C'est tout ce qui fait la différence avec Pétain qui n'eut de cesse d'en rêver le retour. Dans ce rapport à la terre, idolâtre d'un côté, très distant de l'autre, se joue incontestablement la grande controverse entre les anciens et les modernes, la campagne et la ville, la tradition et la modernité.

De Gaulle n'a aucune nostalgie pour la France rurale et, même si l'époque y contribua grandement, n'eut de cesse de l'en faire sortir après-guerre. Hanté par les machines, les armes de plus en plus efficaces que propose la modernité, de Gaulle n'a affaire qu'à la cité, qu'à la πόλις dont après tout politique et guerre sont les deux pôles opposés et qu'il embrassa goulûment toutes les deux.

C'est un contrat qui le lie à la France - une idée pour lui : l'homme ne fraye qu'avec l'Histoire, les mythes et l'Universel. C'est sans doute pour cela qu'il est un héros au sens où Malraux l'entendait.

C'est ma demeure. Dans le tumulte des hommes et des événements, la solitude était ma tentation. Maintenant, elle est mon amie. De quelle autre se contenter quand on a rencontré l'Histoire ?

(…)

Vieille Terre, rongée par les âges, rabotée de pluies et de tempêtes, épuisée de végétation, mais prête, indéfiniment, à produire ce qu'il faut pour que se succèdent les vivants ! Vieille France, accablée d'Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau! Vieil homme, recru d'épreuves, détaché des entreprises, sentant venir le froid éternel, mais jamais las de guetter dans l'ombre la lueur de l'espérance !

 

C'est en ceci qu'on mesure le mieux combien de Gaulle appartient à une époque révolue tant l'opposition entre nature et histoire est ici absolue : aux hommes, le bruit et la fureur, le tumulte, l'agitation brouillonne et souvent violente, mais ingénieuse parfois ; à la nature, le silence ; l'absurdité sans doute ; la résignation, oui, l'implacable régularité du destin, certes, mais en même temps, l'obstination incroyable à proposer encore et encore à la vie les moyens de se perpétuer. Sans doute n'écrirait-on plus ceci à un moment où la nature - mais qu'est-ce donc que cet étrange objet ? - semble regimber devant nos agissements et ne plus pouvoir fournir précisément ce qu'autrefois elle prodiguait à foison.

Il ne s'agit pas de sonder la psychologie de cet homme d'exception mais de repérer seulement combien il s'était forgé un univers où tutoyer la grandeur était la seule manière qu'il connût jamais de donner sa mesure et de fonder l'espérance. Aux périodes de fortes tensions répondent nécessairement les tentations de médiocrité

Mac Beth V,5 
Elle aurait du attendre pour mourir ;
Le moment serait toujours venu de prononcer ces mots.
Demain, et puis demain, et puis demain,
Glissent à petits pas d’un jour à l’autre 
Jusqu’à la dernière syllabe du registre des temps ; 
Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous 
La route de la mort poussiéreuse. Eteins-toi, éteins-toi, brève chandelle !
La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur 
Qui se pavane et s’agite une heure sur la scène 
Et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire 
Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, 
Et qui ne signifie rien.

 

Je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières, dans un coin de la Champagne vallonnée, dans le Vallage, ainsi nommé à cause du grand nombre de ses vallons. La plus belle des demeures serait pour moi au creux d’un vallon, au bord d’une eau vive, dans l’ombre courte des saules et des osières. Et quand octobre viendrait, avec ses brumes sur la rivière...
Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs, au village voisin. Mon « ailleurs » ne va pas plus loin. J’avais presque trente ans quand j’ai vu l’Océan pour la première fois. Aussi, dans ce livre, je parlerai mal de la mer, j’en parlerai indirectement en écoutant ce qu’en disent les livres des poètes, j’en parlerai en restant sous l’influence des poncifs scolaires relatifs à l’infini. En ce qui touche ma rêverie, ce n’est pas l’infini que je trouve dans les eaux, c’est la profondeur. D’ailleurs, Baudelaire ne dit-il pas que six à sept lieues représentent pour l’homme rêvant devant la mer le rayon de l’infini ? (Journaux intimes, p. 79). Le Vallage a dix-huit lieues de long et douze de large. C’est donc un monde. Je ne le connais pas tout entier : je n’ai pas suivi toutes ses rivières.
Bachelard

Il faudrait comparer cette Champagne gaullienne avec celle de Bachelard : c'est la même - à peine 15 km séparent Bar-sur-Aube de Colombey … et pourtant non ! Celle de Bachelard est tout imprégnée d'eau et, oui, de rêves tandis que celle de de Gaulle est de terre envahie, lourde, pesante, comme englaisée d'Histoire, rabotée, épuisée, rongée … Voici sans doute tout ce qui distingue l'homme de plume de l'homme d'épée. Bachelard cherche du sens et, c'est bien à partir de ses sensations premières, à l'orée des eaux dormantes ou si suavement vives, qu'il aborde le monde et lui donne un sens. La promenade l'aide à penser. A imaginer donc à concevoir.

Chez de Gaulle c'est tout le contraire : la promenade n'est pas une invitation au voyage ni prémices de la pensée mais le renoncement à l'action …autant dire un aveu d'échec. Et s'il plonge son regard jusqu'à l'horizon, ou l'élève vers les étoiles c'est pour n'y considérer que l'insignifiance des choses. Pour cet homme épique, ne valent que les périodes épiques : de turbulences, de guerres, de catastrophes ou d'effondrements politiques. Il n'est question que de descente dans la médiocrité ou d'élévation vers l'effort et la grandeur … Ce n'est pas un capitaine pour temps calme. Il n'a d'ailleurs à faire qu'au temps ; pas à l'espace ; à l'Histoire ; pas à la Nature. Cette dernière est tout juste cadre de retraits et de regrets, de méditation solitaire voire d'amertume.

Comment dire mieux combien l'hypothèque de l'idéalisme est loin d'être levée ; est bien loin de l'être jamais ? Nous n'avons affaire au réel que par le truchement de nos idées, de nos concepts, de nos mots … donc de nos représentations. Qui dira combien d'être un urbain cisèle le regard et trempe une nostalgie si différente ?

Le peuple juif longtemps fut longtemps pointé du doigt et de la haine, de n'avoir pas de terre. L'errant, l'apatride, l'étranger étant invariablement celui par qui malheur, maladie et mort surviennent. La terre était tellement identitaire ! Désormais, après l'intermède romantique d'une nature onirique ou flatteuse, voici le temps d'une terre en rébellion, qui se dérobe sous nos pas. Elle n'est pas seulement entrée dans l'histoire comme l'énonçait M Serres ; elle fait désormais de nous tous des apatrides.

De l'agriculture à la culture il y a un lien qui va bien au-delà des mots : nos théories politiques en furent longtemps envahies jusqu'à la nausée, jusqu'à la prolifération de nos champs de batailles ; notre littérature aura longtemps été sinon paysanne en tout cas provinciale ; imperceptiblement elle est devenue urbaine - sans doute à partir de Proust - et ceci changera tout. La terre a disparu de nos slogans comme de nos lettres et si elle y revient désormais c'est dans un tout autre sens - bien plus menaçant.