Textes

De Gaulle, Mémoires d'espoir, Le renouveau

 

Une fois votée la Constitution nouvelle, il restera à la mettre en pratique de telle sorte qu' elle soit marquée, en fait, par l'autorité et l'efficacité qu'elle va comporter en droit. Ce combat-là, aussi, sera le mien. Car il est clair, qu'en la matière, ma conception n'est pas celle des tenants du régime qui disparaît. Ceux-là, tout en affinnant que c'en est fini de la confusion d'hier, comptent bien, au fond, que le jeu d'antan rendra la prépondérance aux formations politiques et que le Chef de l'Etat, sous prétexte qu'il est un arbitre dont on voudrait qu'il ne choisisse pas, devra la leur abandonner. Beaucoup d'entre eux apprennent donc sans plaisir mon intention d' assumer la charge. Quand ce sera chose faite, ils s'accommoderont d'abord de me voir jouer le rôle tel qu'il est et tel que je suis, comptant que je vais écarter d'eux la poire d' angoisse de l'Algérie et calculant qu' aussitôt après je quitterai bon gré mal gré la place. Mais comme, ce nœud gordien tranché, 'entreprendrai d'en dénouer d'autres, ils crieront au viol de la Constitution, parce que le tour qu'elle aura pris ne répondra pas à leurs arrière-pensées.

D'arrière-pensées, le peuple français n'en a pas, lui, en accueillant la Ve République. Pour la masse, il s'agit d'instituer un régime qui, tout en respectant nos libertés, soit capable d'action et de responsabilité. Il s'agit d'avoir un gouvernement qui veuille et puisse résoudre effectivement les problèmes qui sont posés. Il s'ag it de répondre : « Oui !» à de Gaulle à qui l'on fait confiance parce que la France est en question. M'adressant aux grandes foules, le 4 septembre à Paris, place de la République, le 20 à Rennes et à Bordeaux, le 21 à Strasbourg et à Lille, puis au pays tout entier le 26 par la radio, je sens se lever une vague immense d'approbation. Le 28 septembre 1958, la Métropole adopte la Constitution par dix-sept millions et demi de « Oui » contre quatre millions et demi de «Non», soit 79% des votants. On compte 15% d'abstentions, moins qu'il n'y en eut jamais.

Mais le sentünent public, aussi massivement exprimé sur une question capitale et qui n'appelle qu'une seule réponse, ne peut manquer de se disperser lors des élections législatives ; l'Assemblée Nationale étant dissoute par le référendum. Car, sur ce terrain-là, les oppositions habituelles des tendances, les intérêts variés des catégories, les diverses conditions locales, la propagande des militants, le savoir faire des candidats, entrent en jeu dans tous les sens. Pourtant, il est nécessaire que le vaste mouvement d'adhésion que mon appel vient de susciter se prolonge suffisamment dans le domaine des choix politiques et qu'il y ait au Parlement un groupe de députés assez nombreux et cohérent pour vouloir, appuyer, accomplir par le vote des lois, l' oeuvre de redressement qui peut maintenant être entreprise.

Afin d'avoir une majorité, il faut un scrutin majoritaire. C'est ce que décide mon gouvernement qui fixe le système électoral en vertu de ses pouvoirs spéciaux, rejetant la représentation proportionnelle, chère aux rivalités et aux exclusives des partis mais incompatible avec le soutien continu d'une politique, et adoptant tout bonnement le scrutin uninominal à deux tours. Bien que je me sois abstenu de prendre part à la campagne électorale et que j'aie même invité mes compagnons de toujours à ne pas arborer mon nom pour étiquette, les résultats dépassent mes espérances. Au sein de l'Assemblée Nationale, qui totalise 576 membres, un groupe fidèle de l' « Union pour la Nouvelle Républiqu e » en comprend 206 et constitue un noyau assez compact et résolu pour s'imposer longtemps à côté d'une « droite » et d'un « centre » multiformes et d'une « gauche » très diminuée. Signe caractéristique de ce profond renouvellement, Jacques Chaban-Delmas est élu Président pour la durée de la législature.

Le 21 décembre, les électeurs présidentiels : députés, sénateurs, conseillers généraux, maires et nombre de conseillers municipaux, élisent le Chef de l'Etat. Si remplie que soit ma carrière publique, c'est la première fois que je fais acte de candidature. Car c'est sans la poser que j'avais été élu deux fois par l'Assemblée Nationale de 1945 Président du Gouvernement provisoire après avoir, pendant cinq ans et en vertu des seuls événements, conduit la France dans la guerre. Georges Marrane au nom des Communistes, le doyen Albert Chatelet , pour une « Union des Forces démocratiques », se sont présentés également. Le collège des 76 000 notables donne au général de Gaulle 78% des voix.

Le 8 janvier 1959, je me rends à l'Élysée pour assumer mes fonctions. Le Président René Coty m'accueille avec des gestes dignes et des propos émouvants. « Le premier des Français », dit-il, « est maintenant le premier en France ». Tandis qu'ensuite nous parcourons côte à côte dans la même voiture l'avenue des Champs-Elysées pour accomplir le rite du salut au Soldat inconnu, la foule crie à la fois : « Merci, Coty ! » et « Vive de Gaulle ! » En rentrant, j' entends se refermer sur moi, désormais captif de ma charge, toutes les portes du palais.

Mais, en même temps, je vois s'ouvrir l'horizon d'une grande entreprise. Certes, par contraste avec celle qui m'incomba dix-huit ans plus tôt, ma tâche sera dépouillée des impératifs exaltants d'une période héroïque. Les peuples et, d' abord, le nôtre n'éprouvent plus ce besoin de s'élever au-dessus d'eux-mêmes que leur imposait le danger. Pour presque tous - nous sommes de ceux-là - l'enjeu immédiat est, non plus la victoire ou l'écrasement, mais une vie plus ou moins facile. Parmi les hommes d'Etat avec qui j' aurai à traiter des problèmes de l'univers, ont disparu la plupart des géants, ennemis ou alliés, qu'avait fait se dresser la guerre. Restent des chefs politiques, visant à assurer des avantages à leur pays, fût-ce bien sûr au détriment des autres, mais soucieux d'éviter les risques et les aventures. Combien, dans ces conditions, l'époque est-elle propice aux prétentions centrifuges des féodalités d'à présent : les partis, l'argent, les syndicats, la presse, aux chimères de ceux qui voudraient remplacer notre action dans le monde par l'effacement international, au dénigrement corrosif de tant de milieux, affairistes, journalistiques, intellectuels, mondains, délivrés de leurs terreurs ! Bref, c'est en un temps de toutes parts sollicité par la médiocrité que je devrai agir pour la grandeur.

Et, pourtant, il faut le faire ! Si la France dans ses profondeurs m'a, cette fois encore, appelé à lui servir de guide, ce n'est certes pas, je le sens, pour présider à son sommeil. Après le terrible déclin qu'elle a subi depuis plus de cent ans, c'est à rétablir, suivant le génie des temps modernes, sa puissance, sa richesse, son rayonnement, qu'elle doit employer le répit qui lui est, par chance, accordé, sous peine qu'un jour une épreuve tragique à la dimension du siècle vienne à l'abattre pour jamais. Or, les moyens de ce renouveau, ce sont l'Etat, le progrès, l'indépendance. Mon devoir est donc tracé et pour aussi longtemps que le peuple voudra me suivre.