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Départ

J'essaie de les imaginer ces phocéens fuyant leur ville devant les poussées perses au point de laisser leur cité aussi vide que si vieillards et grabataires l'eussent désertée itou. Il en faut du courage, de l'espérance ou de la souffrance pour barrer ainsi la voie derrière soi. On ne part jamais impunément ni ne rompt avec son paysage intérieur. Il est bien quelque chose que toujours on y laisse, sans le savoir qui vous hantera quand même on ne tournera plus jamais son regard en arrière comme si l'en eût voulu gommer jusqu'au souvenir. Je les regarde ces amants, fougueux il y a si peu encore, effrayés désormais de se perdre à si étrange distance qu'ils ne combleront plus. La digue aura rompu peut-être qui les éloigne. Quelque chose pourtant, qui n'est pas le souvenir, non plus que le regret, les hantera à jamais comme les braises ultimes d'une passion qui ne sait mourir. Je les devine ces amis de si longue date inséparables que les mots en devinrent superflus, découvrant ce silence d'entre eux insidieusement intercalé qui les feront demain ne même plus se reconnaitre.

Je regarde interloqué les amours éternelles, moins ébahi que dubitatif d'y redouter sous la façade élégante et fière, la paix des habitudes ou la peur de l'inédit ; pour autant je supporte assez mal la superbe un peu vulgaire des passades fugaces ; les amitiés d'enfance résistent assez mal aux premières fièvres. Serres a beau dire … les amitiés de vieillesse durent de se contenter de ce qui reste.

Je ne voudrais pas que m'on croie blasé ou même dépité : je crois seulement difficile toute rencontre, à chacun de ses moments. Difficile de n'en pas rater les prémisses tant elles savent souvent se travestir d'improbables anecdotes ; de ne pas en négliger l'entretien tant ces soins discrets que l'on omet, en minent l'ordinaire ; de n'en pas précipiter le terme de s'être paresseusement accoutumé à son ronronnement.

Je crains seulement que nous ne sachions pas partir ; ni nous quitter. Le peut-on d'ailleurs ?

Cet article paru la semaine dernière énonçant à la fois que cette culture de la réussite, tout droit venue des US, me semble-t-il par laquelle nous sommes contraints sans cesse de positiver est une manière bien plus cruelle encore de réagir face à nos échecs et abandons qui font pourtant partie de l'ordinaire de nos existence, parce qu'elle ajoute à la peine, la culpabilité de ne savoir de l'echec faire une réussite. Que nous sommes bien plus marqués par ces ruptures que nous consentons à l'avouer qui nous définissent en nos parcours autant qu'en nos identités.

 

Est-ce l'âge qui m'y contraint ? en tout cas pas une anémie de l'enthousiasme ! la fatigue tout au plus. C'est vrai que le terme approchant, je ne puis pas ne pas songer à cette retraite qu'on me promet mais qui sonne comme autant d'arrachements que de perspectives. Le secret est bien ici, dans ce point géométrique qui ne s'installe nulle part et pointe en conséquence tant vers l'horizon que dans le rétroviseur. A l'intersection des deux où nous n'avons jamais cessé de nous percher.

Qu'on ne me dise pas que les départs seraient plus ou moins difficiles selon qu'on en fût acteur ou victime : ils percent douleur à tout coup. Trop paresseux sans doute pour aimer toujours les changements ; trop vite lassés pour ne pas incontinent les souhaiter. Nous rêvons sottement d'une éternité paisible qui nous lasserait bien vite et pleurons les ruptures que pourtant nous provoquons.

Je découvre, comment y avais-je pu ne pas songer, que partir d'abord dit le partage, la division. Comme si, à mesure de pelures d'oignon, nous nous séparions à chaque fois d'un peu de nous-mêmes. Nous avions été éduqués à l'idée d'être des adultes responsables ce qui avait signifié quitter le plus vite possible les terres d'enfance : quand même ceci advint-il apaisé, je n'oublie pas ce pincement de part et d'autre ; nul retour possible, nous le savions. Nous avons été formés et habitués à l'idée non fausse en soi mais plus ambivalente qu'on ne croit, d'une liberté épanouissante qu'on n'eût acquise par le travail : voici qu'on nous l'arrache, avec notre consentement et même notre attente. Ce départ-là comment faire pour qu'il ne soit ni triste ni fatal ? Et comment évoquer nos amours, pas toujours ratées mais achevées nonobstant ?

Ceci a un nom : nostalgie !

Qu'on ne s'y trompe pas : au delà du thème furieusement romantique, il y a, non pas tant le regret du passé en ce qu'il eût été meilleur que le présent, mais la douleur de cette part arrachée de soi. J'aime assez cette idée si contraire aux clichés usuels, qu'au parcours de nos existences nous ne fassions pas que capitaliser ou nous augmenter mais aussi nous perdre et nous écorner.

 

 

Il m'est arrivé de penser que cette douleur fût ce moteur qui nous exhorterait à nous grandir et augmenter au même titre que nos amours, quand encore vivaces, elles incitent à nous hisser à hauteur du regard que l'autre porte sur nous. Je réalise subitement qu'autant est vaine cette quête d'éternité qui nous susurre de laisser trace de nos œuvres, autant serait prétentieuse l'illusion de n'avoir jamais rien laissé derrière soi. Nos pensées ne sont jamais muettes qui résonnent et manquent parfois de tellement peu d'en rajouter à la cacophonie ambiante ; nos actes sont parfois caresses mais toujours trop blessures infligées ; que dire de nos paroles … qui dérogent moins d'être bavardes que d'être laides ?

Tout pèse décidément … rarement en notre faveur. Je comprends enfin pourquoi αξιος désigne à la fois ce qui importe et pèse. Je ne crois vraiment pas que vivre avilisse mais suis en revanche certain qu'il faut soin, souci de l'autre et patience pour qu'au moins vivre n'en surajoute point trop. Je regarde autour de moi et me surprends à sourire devant les colères, impatiences ou amertumes qui se laissent exprimer aux détours de gestes parfois infimes ou de paroles mal retenues. J'aimerais parfois pouvoir dire Ah quoi bon ? Est-ce si important ? mais au nom de quelle pseudo-sagesse en appellerais-je à la tempérance, moi qui laisse encore filer ici ou là quelques colères ou agacements ? Et quand bien même … au nom de quelle prétérition m'interposerais-je ?

La tempérance a partie liée avec le temps - on le sait - et donc encore avec la distinction, la séparation. Vertu cardinale avec sagesse, justice et courage, elle ne dit ni le retrait, ni le renoncement comme on voudrait parfois nous le faire accroire mais bien plutôt le savant emboitage qui ferait nos ultimes passions être assez raisonnables pour n'embraser rien ni personne mais les augmenter ; nos doctes arguties puiser assez profondément en la sincérité de nos désirs pour parvenir encore à nous faire marcher et quêter.

S'il est sagesse accessible elle tient à cet embrèvement qui fait désir et raison s'entre-tenir comme mortaise et tenon. Qui fait le départ ressembler à un accostage et le crépuscule offrir autant de fraîcheur que les aubes prometteuses.

 


 


Claire Marin : « L’épreuve de la rupture peut nous disloquer jusqu’à la folie »

Contre les invitations permanentes à « rebondir » après une maladie, un deuil ou un chagrin d’amour, la philosophe rappelle, dans un entretien au « Monde », à quel point les ruptures sont des blessures qui modifient en profondeur notre identité.

Le Monde le 30 mars 2019 Propos recueillis par Nicolas Truong 

YANN LEGENDRE

Entretien. Philosophe et professeure en classe préparatoire, Claire Marin publie Rupture(s) (Editions de l’Observatoire, 160 p., 16 €), une réflexion philosophique sur l’épreuve de la séparation, de la naissance à la rupture amoureuse. A rebours des discours qui veulent rendre l’échec positif à tout prix, elle explique pourquoi notre époque est autant façonnée par l’expérience de la perte.

En quel sens vivons-nous une « époque de la rupture », qui semble s’étendre de la catastrophe écologique à la disruption politique, en passant par la séparation amoureuse ?

En ce qu’elle s’expérimente désormais, comme vous venez de le dire, sur tous les plans de l’existence. Il y a peu de domaines stables, solides, sur lesquels nous pouvons compter avec certitude. Comme si plus rien, ni les relations, ni les engagements professionnels, amoureux, idéologiques, n’était fait pour durer. Et le théâtre de ces ruptures démultipliées, le monde au sens politique ou écologique, menace de s’effondrer. L’idée même de durée semble d’une autre époque. On valorise la flexibilité, l’adaptation, l’innovation, et on regarde les parcours continus comme s’il s’agissait d’existences paresseuses ou trop prudentes. On est bien loin de l’idée de persévérance. Nous sommes devenus tellement impatients et si facilement insatisfaits !

Or la durée, la continuité sont nécessaires aux relations qui construisent et qui réparent : l’éducation, le soin et tout ce qui permet à un enfant ou à un être fragilisé d’élaborer ou de restaurer une confiance en lui-même, en ses facultés, nécessitent un temps continu et irréductible. On ne peut plus continuer à fragmenter et à accélérer sans cesse nos vies. Il y a des relations fondatrices qui ne supportent pas la discontinuité et la multiplication des ruptures. On sait la souffrance des enfants placés et déplacés d’une famille d’accueil à l’autre, celle des exilés chassés par les conflits ou la misère. Il y a des liens primordiaux qui doivent être préservés. Comment s’orienter dans l’existence sans repères fondamentaux ?

L’ère des ruptures s’accompagne souvent d’un discours sur « l’adaptation », fait de « pédagogie » ou d’incitation à « positiver ». Quel regard portez-vous sur le discours relatif aux « vertus de l’échec » ou à la « résilience » en vogue aujourd’hui ?

Si un échec est facile à dépasser, c’est peut-être qu’au fond, il n’est pas vécu comme tel, mais plutôt comme une libération, il nous révèle que ce désir de réussir n’était pas vraiment le nôtre, il venait peut-être d’ailleurs, d’une projection familiale ou de normes sociales. Je crois que les véritables échecs laissent au contraire des traces profondes, et ces blessures fragilisent au point que l’on s’enlise parfois dans l’échec comme s’il était devenu notre nouvelle définition. Il arrive que l’on reste hanté toute sa vie par un chagrin d’amour ou un concours raté et que l’on y voit la matrice même d’une vie en demi-teinte, d’une vie par défaut, passée pour ainsi dire à côté de soi-même.

La tendance contemporaine à la positivité en toutes circonstances me paraît en fait assez violente, parce qu’elle redouble la souffrance de celui qui est piégé dans la difficulté, en le culpabilisant : il ne sait pas « rebondir », « voir les choses du bon côté ». Il serait finalement responsable de sa propre tristesse, comme s’il la cultivait volontairement. C’est une manière de nier la réalité et la profondeur de sa déception. On dévalue l’enjeu que constituait la réussite dans l’existence du sujet, l’importance qu’il accordait à une relation ou à une promotion et on exige de lui qu’il passe à autre chose. La dimension dramatique de certaines ruptures est sous-estimée, sous prétexte qu’elles seraient devenues de plus en plus fréquentes. Mais cela ne signifie pas qu’elles cessent de nous atteindre et de nous déstabiliser profondément.

Pourquoi la rupture amoureuse apparaît-elle comme le paradigme de toutes les ruptures ?

Parce qu’elle touche profondément à notre sentiment d’identité, ravive les vulnérabilités anciennes. Dans la rupture amoureuse, ce n’est pas seulement un être aimé que l’on perd, c’est aussi la personne qu’il voyait en nous et que son amour valorisait. Mais c’est également tout un monde, des lieux, des repères, un langage propre au couple, des amitiés, des familles, et tout un passé, une histoire commune qui disparaissent avec lui. Ce monde est englouti par la séparation amoureuse. On a l’impression d’avoir tout perdu, un peu comme un naufragé. Et de n’être plus personne, au milieu de nulle part. C’est une expérience de désorientation existentielle. Alors on se laisse mourir de chagrin ou on essaie de reprendre autrement le cours de la vie. C’est une mise à l’épreuve intime, qui détruit mais qui sollicite aussi des résistances inattendues, nouvelles. On se surprend, on découvre des ressources inespérées dans ce retour à soi involontaire.

Qu’est-ce que le désamour ?

C’est lorsqu’une altérité s’immisce dans la relation, quand l’être qu’on aimait apparaît sous un jour différent, d’une manière qui le rend de plus en plus étranger. Cette mise à distance tient souvent au fait qu’on a soi-même changé de perspective. On s’est éloigné, souvent sous l’emprise d’un autre désir – passion amoureuse, réussite professionnelle, besoin d’ailleurs. On s’est déjà mentalement détaché du corps commun, de l’unité du couple, pour se projeter dans un autre objet de désir. C’est une distance affective et morale, mais elle se trahit souvent dans des petites hésitations du corps, dans une impatience, comme si déjà une part de nous-même avait déserté cet amour.

Pourquoi y a-t-il, selon vous, un « travail de séparation » comme les psychanalystes parlent d’un « travail du deuil » ?

Se retrouver séparé, c’est-à-dire « à part », quand on a été mélangés, quand on s’est confondu avec l’autre au point de ne plus savoir vraiment ce qui était sien, quand on a vécu et pensé au pluriel, nécessite en effet tout un travail.

Il faut apprivoiser une vie sans alter ego, une vie silencieuse, sans répondant, au moins pendant un petit moment, sans ce double dont la présence rythmait l’existence et lui donnait un sens. Il faut faire le deuil de la vie d’avant et de l’identité que cette relation nous conférait. Il faut transformer l’espace de solitude en espace personnel, se l’approprier et l’habiter. Cela prend du temps d’emménager psychiquement dans une nouvelle vie. Comme dans la maladie, il y a une période de convalescence. Il faut réapprendre à marcher tout seul, trouver son propre pas, quand on l’a longtemps accordé sur quelqu’un d’autre. Il faut inventer une nouvelle chorégraphie en solo, en quelque sorte. Le travail de séparation est tout autant un travail sur la perte qu’un exercice de création.

Quels sont les ressorts de la rupture amicale ?

La rupture amicale est souvent la première que l’on expérimente, et elle est terriblement douloureuse. C’est, dans les enfances préservées, le premier grand chagrin et la découverte du malheur. Tout y est déjà en germe : la mise à l’écart, la dévalorisation, mais aussi l’incompréhension et la confrontation à l’irreprésentable : comment l’amitié peut-elle disparaître ? Comment peut-on cesser d’aimer quelqu’un dont on a été si proche ? Cette découverte de l’inconstance des sentiments est particulièrement troublante. Mais la véritable question est celle de l’injustice : pourquoi est-ce à moi que ça arrive ?

Pourquoi, sans être une vertu, la rupture peut-elle être malgré tout une chance, une occasion de devenir soi ?

La rupture nous laisse souvent dans un dénuement : on ne sait plus qui l’on est, on doute de sa propre valeur, on a perdu ses repères affectifs. Mais ce vide est aussi un espace à peupler, un temps propre, un lieu où peuvent émerger des talents, des qualités, des désirs qui ne pouvaient pas se déployer au sein de l’ancien amour.

Bergson dit que, dans l’enfance, nous sommes riches d’une multiplicité d’identités possibles et que nous abandonnons ces êtres potentiels au fur et à mesure que se précise notre personnalité. Seul l’artiste, d’après lui, réussit à les faire revivre sous la forme de personnages romanesques. Mais on pourrait imaginer que, dans le meilleur des cas, la rupture ressuscite certaines figures du passé auxquelles on avait renoncé, pour composer avec son compagnon, son travail, sa famille. Alors, la rupture – avec ses proches, avec son milieu, avec un ancien amour – fait éclore une part d’identité, dont le caractère essentiel nous apparaît, pour ainsi dire, par accident.

Etre séparé, n’est-ce pas un résumé de la condition humaine ?

Oui, nous faisons sans cesse l’expérience de la perte : la naissance, la maladie, le deuil, mais aussi la trahison, l’abandon, l’exil, la guerre, sont des ruptures qui rythment la vie des hommes. Nous sommes sans cesse séparés, des autres et parfois même éloignés de nous-même. L’épreuve de la rupture peut nous rendre étranger à tout ce qui nous était familier, nous disloquer jusqu’à la folie.

On pourrait dire que la condition humaine est faite de l’expérience des ruptures tout autant que de la capacité à y répondre en créant des manières de les intégrer à l’existence, en inventant des structures qui protègent et réparent ces ruptures, qui soutiennent ceux qui en souffrent et les secondent. Et enfin, en gardant l’espoir que des liens peuvent résister à la tentation de la rupture. On ne peut pas se résoudre à l’idée que toutes les relations humaines soient vouées à l’inconstance ou à la disparition. A une époque où tout paraît éphémère et incertain, les liens durables sont d’autant plus précieux.