Bloc-Notes 2018
index précédent suivant

Accueil ->bloc-notes->2015

- >2016

-> 2017

Faiblesse

Très curieuse notation en ce tout début du Bloc-Notes sans doute liée aux conditions qui firent le projet de ces articles mais très vite de leur déménagement … Ces notes dates de janvier 53 , Mauriac sent qu'il gêne et il l'écrit en une notule plutôt ironique : ses prises de position heurtent dans son propre camp et hérissent ce petit monde bien pensant qui domine la presse - celle au moins où il a ses entrées.

Un an … c'est à peu près le temps qui le sépare alors de son prix Nobel et de la décision qu'il prend alors de mettre ce prix dans la balance : ce qui se passe au Maroc le scandalise ; et bientôt ce qui se passera en Tunisie et en Algérie. Ici à la Table Ronde, là, au Figaro, et bientôt dans l'Express [1] nouvellement créé, il revient à la politique, qu'il n'avait jamais vraiment quittée mais qui habitera la fin de son parcours. La forme est habile et mêlée, puisqu'on y trouve à la fois de petits récits, des anecdotes, des états d'âmes, mais aussi des critiques littéraires, mais encore des chroniques politiques rarement tendres sauf quand il s'agit de Mendès-France et, plus tard, de de Gaulle.

Souvent féroces, notamment quand il s'agit de Laniel que le Canard avait surnommé corned-Laniel et à propos de qui Mauriac évoquait une dictature à tête de bœuf !

Le néant a pu se refermer sur M. Laniel ; mais la tête de bœuf, elle, est entrée dans l'éternité des symboles. Je compte bien la garder à portée de ma main pour en recoiffer ces messieurs, le jour où ils feront les méchants - car ils restent inséparables à jamais de celle énorme paire de cornes.
Mauriac, Juin 54

Cruel même quand il évoque la ronde des prétendants au moment de la calamiteuse élection de Coty fin 53. Il faut relire l'usage sarcastique qu'il fait du Je vote pour le plus bête de Clemenceau en 1912 à l'occasion de l'élection qui verra Poincaré l'emporter : il se contente seulement de quêter, au milieu du troupeau, le plus inoffensif.

Il n'aime pas vraiment la politique sans cesser pourtant de porter son regard sur elle. Il déteste en tout cas la IVe République et la ronde incessante des vanités incompétentes qui lui tient lieu d'histoire. Et là les mots fusent !

On ne saurait moins parler à l'imagination que M. Joseph Laniel. Ce président-là nous ferait découvrir rétrospectivement de la fantaisie chez M. Doumergue, et chez M. Lebrun; de la verve.
Qu'il aurait eu plus de droits au suffrage de Clemenceau que M. Hené Pleven, c'est ce que nous lui accorderons volontiers. . M. Laniel a pour lui de n'avoir rien fait, si l'on peut dire, que d'avoir laissé faire.
Comment peuvent-ils aspirer ouvertement à la première·place et n'en ressentir aucune gêne ? .J'ose croire que le matin, devant leur glace, à l'heure du rasoir, ils ne se retiennent pas de rire et de se demander à mi-voix : « Tu n'es pas fou ? »
Non, nous ne vous en voulons pas d'être ambitieux, mais plutôt de ne l'être pas assez. Ce que nous vous reprochons, c'est cette gloutonnerie qui ne voit pas plus loin que son museau.
Novembre 53 les prétendants

Mauriac sait pourtant être généreux, laudatif même ; thuriféraire passionné quand il s'agit de Mendès France et surtout de de Gaulle mais il ne déteste pas à l'occasion écorner la grandeur de tel ou tel écrivain, ou souligner son orgueil ; sa fatuité … Il n'est qu'à lire ce qu'il écrit joliment sur Blum en même temps qu'il glisse une vachardise tout implicite sur Gide etc

Mais voilà, on n'est pas catholique pour rien et ces délices éprouvées à égratigner ici, à meurtrir là ; à se plonger avec délectation dans le combat - quand même il ne serait que de plume et de plumitifs - sans trop regarder les blessures infligées ne seraient-elles que d'amour-propre, ces délices-là honteuses peut-être, coupables assurément, exigent d'être confessées.

IL n'existe pas dans la littérature universelle une page qui l'emporte sur les versets de l'épître aux Corinthiens lus aujourd'hui à la messe : Paul nous livre tous ses secrets comme s'ils lui étaie:nt arrachés : « Qui est faible sans que je sois faible ? Qui est scandalisé sans que je « brûle ? '» Tout est dit et jusqu'au ravissement, et jusqu'aux paroles mystérieuses entendues quatorze ans plus tôt, mais aussi jusqu'à cet aiguillon dans la chair qui le torturait, jusqu'à cet ange de Satan qui le souffletait.
Cet amour bouleversant de Paul pour ses frères et qui nous brûle encore après tant de siècles, nous oblige à nous interroger sur notre méchanceté inguérissable. Gide souvent posait la question : « Pourquoi les catholiques ont-ils la dent si dure ? »
F Mauriac, Février 1953

Comment comprendre autrement cette référence à la 2e lettre aux Corinthiens et à ce verset surtout : Qui est faible, que je ne sois faible aussi ? Qui est scandalisé, que je ne brûle aussi ? dans cette note intitulée Sexagésime présente dès la seconde page ? Que Paul le grand pourfendeur des fautes et des hérésies, ce grand contempteur de la chair où il verra toujours la part d'ombre, de la faute que le Diable aura réussie à incruster en nous, que ce Paul-là fût aussi celui qui, avec la passion des convertis sans doute, allât jusqu'au bout de ses efforts, épuisement et vie pour assumer sa mission apostolique, qu'enfin à côté des diatribes, des discours, des injonctions, celui-là qui redoute toujours le mal qu'il ne manquera pas de commettre en dépit qu'il en eût, se reconnaisse en son prochain et aime en lui sa part de lumière comme il combat sa part d'ombre et soit ainsi capable de se réjouir de ses réussites comme de reconnaître ses échecs et de ne manquer jamais de souligner combien son parcours, semé d'embûches aura eu sa part de souffrances, d'humiliations mais que tout ceci n'a de sens et de raison qu'éclairé par Dieu, que donc Paul de Tarse puisse faire preuve de cet amour bouleversant pour ses frères, ainsi que l'écrit Mauriac soit ! Même si j'ai quelque difficulté à le trouver aimable, lui en qui j'ai toujours craint une de ces figures de l'extrême, exigeante, certes, incisive, sans doute mais vite intolérante et dont j'ai toujours eu envie de dire : Il se servait de la méditation comme on se sert d'une tenaille - ce que Hugo affirmait à propos de Cimourdain !

Je n'ai d'abord pas compris cette référence, y scrutant plutôt la délectation presque spontanée avec quoi le catholique patauge dans la culpabilité mais il en allait de bien autre chose qui la rejoignait pourtant. L'écrivain se sait doué ; connaît les ressorts d'une plume blessante et a atteint ce point de notoriété et cet assaut d'honneurs qu'il peut désormais tout se permettre ! et il le fait ! et parfois il le regrette ! non tant de s'être plongé dans la bagarre - cela il s'en flatte plutôt - mais de n'être pas toujours capable d'aimer aussi ses ennemis !

Suprême habileté sans doute d'avoir récusé le salut par les œuvres et de s'en tenir au salut par la grâce ! Habileté parce que nul, ni du fait de ses réussites, positions et honneurs ni à cause de ses échecs, hontes ordinaires ou bassesses ne pourra jamais se prémunir contre la damnation ou se réjouir d'être sauvé ! Car nul ne connaît la limite qui sépare bien et mal ! nul en tout cas ne la peut croire franchie sans se suspecter immédiatement perdu par ceci même supposé signaler son salut. Suprême habileté que cette religion qui fait de la réussite un danger égalant l'échec. Oui, Paul se réjouit de voir les Corinthiens suivre désormais la ligne et en même temps s'angoisse de s'en croire l'auteur vaniteux ! Superbe habileté qui fait du bien la source toujours possible de la perversion et rassemble ainsi une armée infinie de pénitents ; infiniment renouvelée

Les catholiques n'ont pas inventé le vice ! mais le cercle vicieux, oui ! et les délices de sa spirale.

 

 

 


 

Sur Laniel :