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Chartres

 

 

C'était il y a quinze ans. C'est à peu près l'époque où je quittais cette ville que j'aurai décidément beaucoup aimée pour un interlude sarthois qui ne dura finalement pas très longtemps mais dévasta tout sur son passage. D'y retourner avec l'une de mes filles, me fit comprendre que ce n'érait pas seulement la cathédrale qui alors m'attira, mais aussi, en basse ville ces bords de l'Eure qui vous feraient presque, en pleine ville, croire être en campagne.

Qui me fit réfléchir surtout à ce qui fait une ville. Nous savons depuis toujours qu'un entassement de demeures n'y suffit pas ; mais pas non plus la vision, fût-elle éclairée d'un architecte. Qu'habiter un lieu est plus complexe et engageant que nous ne voulons bien le croire même si cela ne nous enracine pas nécessairement jusqu'aux sombres confins où l'imagina Heidegger. Qu'il n'est pas tout à fait vrai que le lieu ne s'attache à nous que par les bribes du passé ou lieux encore d'enfance.

Il est des lieux à Strasbourg indissociables de mon enfance, que je ne puis encore aujourd'hui parcourir sans qu'ils surgissent, de joie ou de tristesse. C'est même vrai de certains recoins de la Lorraine houillère que pourtant je n'ai jamais trouvés beaux - et qui ne le furent au reste jamais - qui m'émeuvent à l'occasion de photographies raccornies mais pas au point de désirer y retourneret qui ne pèsent que pour les souvenirs qui y collent encore.

Mais, ici, il s'agit d'autre chose. Que je ne parviens à bien comprendre mais demeure : ce sentiment d'être chez moi. Sans même d'ailleurs être capable de conférer un sens précis à cette expression. En cette Alsace, réfugiée derrière les crêtes vosgiennes, bien sûr, même si finalement je n'y aurai habité que les quatre premières années de mon enfance, soit, ce pourrait sembler logique ; en Autriche, où j'aurais passé tous les longs étés de mon enfance, pourquoi pas ; mais ici à Chartres … pourquoi donc.

Un sentiment que j'ai éprouvé pour la première fois lors d'une visite à 1986, en pénétrant dans la cathédrale, avec l'âme négligée du touriste. J'en aurai depuis visité de nombreuses églises ou cathédrales, synagogues ou temples : je n'oublierai pas le coup à l'estomac de cet automne-là en pénétrant dans ce lieu alors sombre mais où quelque chose du lointain écho de l'absolu me sembla vibrer. Moi qui ne suis pas catholique et à l'époque n'aurais pour rien au monde désiré l'être ; qui ne suis pas insensible à l'appel de l'être mais maugrée rien qu'à la perspective d'intégrer quelque communauté que ce soit ; qui ai la raison plutôt fanfaronne, condescendant à peine à considérer ici œuvres respectables quoique le roman le demeurât bien plus puissamment, je ressentis en pénétrant dans la cathédrale de Chartres - et à chaque fois que j'y retournai depuis - quelque chose comme une présence dont je conserve la vibrance, que j'ai retrouvée rarement, dans quelque église romane du fond du Périgord, dans une synagogue désaffectée de Budapest - mais ni à Notre Dame de Paris ni à Strasbourg.

Ce mixte étonnant d'une présence et du sentiment d'être chez soi est, pour moi, le demeure surtout, aussi vif que la première fois, indissociable de la ville de Chartres. D'y avoir vécu une dizaines d'années qui y ont vu grandir mes deux filles ainées et naître la benjamine ne change rien même si les souvenir y furent plutôt heureux - troubles, questions et angoisses viendront plus tard. Cette ville résonne d'un contre-chant qui m'est familier ; a des couleurs qui s'accorde à mon paysage intérieur … je ne uis l'écrire autrement.

Je puis écrire des lignes entières sur ce qu'est vivre - certaines se trouvent dans ma morale ; sur ce que signifie être - certaines se trouvent dans ma métaphysique ; je commence à peine à comprendre l'accord possible de l'être et d'un lieu au point de comprendre pourquoi, comment, je m'arrêtai voici plus d'un an, bloqué dans ma métaphysique, précisément à ce moment où il se fut agi de penser l'habiter. Y suis-je mieux apprêté désormais ?

C'est en longeant les bords de l'Eure, en basse-ville que je devinai subitement à quoi l'être s'apparentait au moins mal : ces eaux qui semblent dormantes … ne le sont pas. Sur tout cet axe que longe le boulevard et qui enserre la vieille ville, qu'elle y borde les remparts, ou d'avenantes maisons que des passerelles parfois permettent de rejoindre, la rivière paraît immobile comme s'il se fût agi d'un bras mort. Certes, parfois, le débit est si lent que l'on peine à le deviner : c'est le cas, souvent à Strasbourg, où l'Ill est peu vaillant et si la Seine laisse à voir quelque mouvement il est sisouvent paresseux qu'on incline souvent à l'oublier.

En réalité, ici, mais en profondeur, le débit est assez vif qui explique que jamais les eaux en surface ne paraissent saumâtres.

J'aime à croire qu'il en va ainsi de l'être qui constamment joue en trompe-l'œil de l'inerte et du mouvement sans qu'on puisse toujours deviner qui de l'un ou du second est l'apparence de l'autre. J'aime à penser que la constante de l'être réside précisément dans le monvement ; ne déteste pas de soupçonner, à l'inverse, que l'essence du mouvement se cacherait dans l'inerte ; le retour au même. Il faut sans doute tout changer en nous et autour de nous … est-ce si différent que de redevenir comme des enfants ?

Ceci ne dit pas tout sur cet étrange sentiment d'avoir toujours été de là ; dit un peu de ce qui me touche, sans doute : n'être jamais heurté violemment par rien mais jamais non plus trop apaisé au point de s'assoupir. Ceci dit beaucoup sur la présence - qui n'a jamais été un état - qui est ce qu'il y a de plus imperceptible dans le mouvement, la grâce de qui s'approche ; la tension du prochain.

Il en va ainsi des hommes comme des espaces. J'ai connu des lieux déserts - il en est tellement pourfendus par le grouillement du monde et la curiosité des affairés. Je sais qu'il y a des lieux miraculeux : Chartres en fait partie.