Bloc-Notes 2017
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Du travail

A propos de cet article paru dans l'Obs faisant référence à Rensi et son Contre le travail. Loin de moi l'idée de retracer les rapports ambigus que l'occident aura nourris à son égard : tout le monde sait cela. Je pense plutôt, alors que ma vie professionnelle connaît désormais ses ultimes péripéties, à l'inquiétude plus qu'à l'effroi que suscite la vacuité imminente.

Est-ce l'effet d'une éducation instillant de manière plus ou moins sournoise cette idée qu'il n'y eût pas d'existence qui vaille sans le mérite que sécrète l'effort ; ni de place que l'on puisse se ménager sans la peine et le soin ; ni surtout d'autonomie qui se puisse préserver sans le souci qu'on y prêtât d'en ménager constamment la possibilité ? toujours est-il que, loin d'y considérer une contrainte, une peine ou une défaillance, sans le dire toujours mais en agissant constamment comme s'il se fût agi ici d'une évidence, j'aurai considéré dans le travail plutôt une chance, une opportunité qu'un malheur ou une flétrissure. Au point qu'il me semblât toujours qu'il ne fût pas de bien plus précieux que de pouvoir œuvrer dans les territoires où je me sentisse chez moi, comme si, à l'encontre de Freud, aimer et travailler relevaient de la même tension ou qu'on ne pût mieux réussir sa vie - si le terme a un sens - que de pouvoir aimer son métier. J'eus la chance de grandir dans un milieu, non pas intellectuel - ce serait trop dire - mais où en tout cas les choses de la culture valaient au moins autant que les gestes de la main, où les idées n'étaient pas perçues comme des égarements ou des obstacles, bref où lire, penser n'étaient pas ne rien faire. Où se poser des questions sur soi, le monde et la valeur de son propre cheminement était plus un signe de maturité que d'oiseuses et oisives négligences.

Fut-ce encore l'effet d'une époque, celle de l'après-guerre, où tout encore était à reconstruire - et d'abord l'espérance - ou bien plutôt de ce vieux fond de rigueur protestante dont Oberlin avait drainé la vallée de la Bruche de mon enfance , je l'ignore ! mais ce que je sais c'est combien avoir un métier où l'on excelle restait la seule manière concevable et acceptable d'être au monde et que c'est sans doute de là que je tins cette obsession qui m'habita d'au moins posséder un métier où je puisse être moi-même.

Je n'ai pas le souvenir précis de leçons de morale qui m'eussent été faites - non tout ceci relevait plutôt d'une atmosphère générale et diffuse - mais me souviens très bien qu'enfant l'on se définissait à partir de ce que l'on faisait ou voulait faire ; qu'en avoir une idée plus ou moins claire déterminait alors la maturité plus ou moins précoce dont on vous affublait ; qu'on vous reconnaissait. Non que n'y dominât point le culte de l'enfant - nous étions bien au centre de toutes les espérances et de tous les soins - mais l'enfance ne valait moins alors pour ce qu'elle était que ce dont elle était promesse … Il fallait en sortir et vite !

Que fais-tu ? que veux-tu faire quand tu seras grand ? questions sempiternelles des membres éloignées de la famille à quoi je ne savais pas toujours répondre mais qui, ensemble, signifiaient quel métier veux-tu faire ? Étrange question, quand on y songe, que l'on posait dès nos dix ans … il n'est qu'à considérer combien désormais même autour de la vingtaine mes étudiants en ignorent encore la réponse. Ce n'était déjà plus l'époque où il fallait poser ses pas dans les traces de son père : il faut dire que chez moi l'héritage avait été balayé par la guerre ! Je me souviens encre de cette remarque douce-amère de mon père suggérant la chance qu'il eût, lui, et que n'eût pas son propre père, de n'être pas contraint de reprendre la direction de l'usine familiale - ce pour quoi il n'avait aucun goût ni sans doute aucune compétence. Très vite, après les affres de la guerre dont il eut du mal à se remettre, et après quelques petits boulots de bureau où il s'ennuya ferme, il entra dans l'enseignement - profitant de la brèche ouverte par le baby-boom. Il faut dire qu'en ces temps-là le bac suffisait pour devenir instituteur.

Est-ce pour ceci que je n'ai jamais imaginé être autre chose qu'enseignant ? sans doute un peu ! Ce milieu si bien protégé qu'était l'école avait tout pour rassurer l'enfant toujours un peu trop apeuré que j'étais ; au reste, c'était surtout le seul que je connusse !

Mais il y avait surtout cette idée, transmise par l'exemple paternel plus que par des mots, que travailler n'était pas seulement assurer les conditions matérielles de sa survie mais surtout, avant tout, se réaliser. Il fallait pour cela aimer ce que l'on fait ; faire ce que l'on aime ! Hegel, Marx ou Freud étaient passés par là, sans qu'ils en eussent conscience : le travail n'avait de sens que s'il était libérateur

Quelques études, ici ou là, relatent que c'en serait fini de ce lien quasi-ontologique au travail et que les jeunes générations n'auraient plus qu'une conception instrumentale, en tout cas moins centrale, de leurs activités. Voire !

Car quand bien même, ceci ne résoudra pas la seule question qui importe - bien plus fondatrice que celle du financement des retraites ou des assurances maladies : du fait du prolongement de nos espérances de vie, des risques accrus de chômage et d'études poursuivies bien plus longtemps qu'autrefois, l'activité professionnelle occupe désormais une moitié à peine de nos existences ; seulement. Pour tel jeune entrant, souvent difficilement, dans la vie active autour de 25 ans, en sortant, même après prolongation autour de 65 ans, la vie professionnelle se résume à 45 ans d'activité quand elle n'est pas grevée de périodes de chômage … Mon grand-père, né en 1900 travailla dès 12 ans, mourut à 68 ans … on le voit, la différence est abyssale.

Mais encore, mais surtout : la question de la retraite. Qui est autant collective qu'individuelle. Une société peut-elle assurer un quelconque équilibre et le minimum de cohésion si une part importante de la population - les jeunes d'un côté et les vieux de l'autre, nombreux en ce moment - sont dépossédés de ce qui leur conférait dignité et valeur ? Passe encore quand la période de retraite n’excédait pas quelques années mais désormais qu'elle s'étire sur vingt et parfois trente années et représente une troisième vie ?

Les vieux ne bougent plus leurs gestes ont trop de ride, leur monde est trop petit
Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil, puis du lit au lit
Brel, les vieux, 1964

Retraite, qui avait un sens religieux, signifiait au fond se retirer progressivement du monde. En réalité, se préparer à mourir. Mesurer ce que ceci veut dire : délier tous les liens qui vous y rattachent - désirs, intérêts - et donc cesser progressivement de vivre. Laisser ainsi - et le vouloir ou en tout cas le laisser faire - son espace se rétrécir progressivement avait sans doute un sens quand il s'agissait de se dépouiller de tous les artifices matériels qui vous éloignaient de l'essentiel, de Dieu ; de se désencombrer d'un corps encore trop pesant et n'avoir ainsi plus que son âme à remettre entre les mains du Seigneur …

Mais ici, mais aujourd'hui, alors même que cette phase se prolonge le plus souvent sur une vingtaine d'années ? et constitue une nouvelle phase de vie et non plus seulement l'antichambre de la mort ?

 

Bien sûr, la question me hante plus qu'autrefois : j'en approche si vite !

Une question de sens …

A-t-on assez mesuré combien, sa vie durant, le sens de nos efforts aura toujours été conféré de l'extérieur : l'enfant puis l'adolescent se voient grandir au gré des classes franchies puis diplômes obtenus qui sont autant d'étapes marquant sa progression, son é-ducation ; l'adulte, que ce soit pour les soins qu'il doit à sa famille et ses propres enfants ou pour les ascensions de carrière ; tous ont finalement peu de questions à se poser sur la signification de leur existence : qu'ils le fassent par nécessité, devoir ou par envie, qu'importe au fond.

Mais, seul moment après les troubles de l'adolescence, la retraite est cet instant fascinant et angoissant finalement, où, seul face à soi-même, sans plus pouvoir se payer de mots ou de convenances, il faut bien, seul face à soi-même, les enfants une fois partis et sa carrière achevée, se réinventer des désirs … ou renoncer. Où, le travail, qui en dépit de ses contraintes, aura marqué toutes les étapes de la socialisation mais aussi organisé la structure plus intime qu'on ne le croit généralement de son être, où le travail, oui, cesse de pouvoir se conjuguer seulement en activité rémunérée et socialement valorisante. Moment contraignant où l'on ne peut pas ne pas se poser la question : que veux-je faire de mon restant de vie ?

Je crois bien que c'est une question métaphysique - au sens le plus profond du terme : ce que veut dire être, pour moi qui suis, pour quelque temps encore, mais dépouillé désormais de tous les artifices qui faisaient de mes actes une réponse facile à une question que je ne me posais pas vraiment ; pour moi qui n'ai plus désormais que des questions à quoi je ne saurais me dérober.

Je l'ai écrit ailleurs : il n'est pas de geste plus fondateur que celui du tisserand. Être, que ce soit biologiquement, physiologiquement, psychologiquement ou socialement, revient toujours à être en relation. Ce n'est certainement pas la raison qui nous y pousse, qui nous le fait au mieux comprendre et,de ce strict point de vue, c'est bien Spinoza qui a raison de voir dans le désir l'essence de l'homme.

Primum vivere … Soit !

Si l'animal laborans a besoin de l' homofaber pour faciliter son travail et soulager sa peine, si les mortels ont besoin de lui pour édifier une patrie sur terre, les hommes de parole et d'action ont besoin aussi de l' homo faber en sa capacité la plus élevée : ils ont besoin de l'artiste, du poète et de l'historiographe, du bâtisseur de monuments ou de l'écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l'histoire qu'ils jouent et qu'ils racontent, ne survivrait pas un instant.
Arendt, la condition humaine, IV, l 'œuvre, p 199

Est-ce du côté de l'œuvre ou du mouvement que se trouve la réponse ? J'aime assez ce qu'Arendt dit de l'œuvre : c'est elle qui nous assure un sol, une terre ; c'est elle qui octroie au monde humain cette dureté, cette capacité de résister - sa dimension d'ob-jet. Mais à condition de se considérer, à l'instar de l'œuvre d'art, comme ce qui n'a pas d'essence préalable, qui n'existe de ne cesser de se construire dans le regard de l'autre, par le regard de l'autre. A condition donc de cesser de se dire je suis et d'accepter - de le vouloir surtout - qu'autant nous-mêmes que ce que nous faisons demeurent un processus qui se construit et déborde toujours sa vaniteuse définition. De nous accepter comme devenir, une simple flexion du déploiement de l'être.

Et si c'était du côté du mouvement qu'il faille plutôt chercher le secret de l'être ? J'aime assez que le verbe latin - moveo- signifie autant agiter, remuer que mettre en mouvement et donc inciter, déterminer, provoquer ou faire naître, mais enfin toucher, émouvoir.

Notre présence au monde n'a rien d'anodin non plus que d'évident. Elle est un fait, assurément, mais au-delà de la trivialité, elle est un problème - au sens grec de ce qui est devant soi que ce soit un obstacle, une saillie ou un abri - tant pour nous d'ailleurs que pour le monde. D'être conscients, nous cessons d'être immédiatement du monde pour nous retrouver, à l'écart et y cherchant notre place, devant le monde ; et, ne cessant de vouloir nous l'approprier ne serait ce que pour réduire le fossé ainsi créé, nous nous attachons à le transformer autant qu'à le souiller. Notre présence est d'abord une expulsion et tout - de notre naissance au récit de la Genèse en passant par Freud ou Spinoza - tout nous le répète inlassablement. Nous n'existons que de nos tensions et dépéririons de n'avoir plus aucun écart à combler.

… ou de perte de sens

Je ne sais si demain je trouverai le biais d'encore nourrir le désir de toujours nourrir cet écart ; je sais seulement qu'il n'est d'existence que par cette distance qui vous interdit de jamais coïncider avec rien, avec aucune définition, identité ou essence; mais l'espérance entêtée de retisser ce lien qui insensiblement se distend.

Y renoncer serait sombrer non tant dans la paresse mais dans cette acédie où Thomas d'Aquin voyait la source de tous les vices. Car l'ἀϰήδεια est indifférence, négligence soit l'incapacité à nourrir quelque différence ou écart d'entre soi et le monde et revient à délaisser tout lien. Bien loin de la paresse par quoi on l'a souvent traduite, bien plus large que ce mal qui frappe ermites et moines(1) car elle ne frappe pas seulement les reclus volontaires de la vie spirituelle, mais les laïcs aussi, le peuple et est alors en lien avec l'ennui au travail. Elle est asthénie, affaiblissement général tant psychologique que bientôt physique. C'est elle, qu'avec la Renaissance on nommera plutôt mélancolie.

Sans y scruter l'œuvre du Malin ni la forme que revêtirait la tentation suprême, sans surtout entrer dans le débat sur la nature pathologique de cet état - psychasthénie, neurasthénie etc - sans donc vouloir départager théologie et médecine qui se seront longtemps disputé l'apanage de cet état, je vois dans ce qui peut tout aussi bien s'appeler ennui - au double sens de lassitude, découragement mais aussi de contrariété que l'on subit ou provoque - la marque même du lien qui se dénoue d'avec le monde, d'avec l'autre, d'un lien qu'on ne supporte plus ou dont on n'assume plus ni l'effort, ni la contrainte et encore moins le désir ; d'un lien qui n'est plus tissé de l'extérieur par le travail ou la famille qui se dérobent ; d'un lien qu'il faut désormais vouloir, désirer, seul face à soi-même.

C'est sans doute le plus difficile mais c'est paradoxalement à ce moment-là, que l'autonomie prend tout son sens. Savoir ne pas tomber dans le piège des fatigués de la vie !

Comment ne pas songer à cette bile noire qui a donné son nom à mélancolie où Aristote voyait la marque des hommes d'exception ?

Nietzsche autant que la servante de Thrace eurent tort de se gausser du philosophe et de son inaptitude à vivre et saisir le monde : où l'on retrouve l'œuvre d'Arendt. C'est de cette impuissance à être immédiatement au monde, de cette incapacité à recueillir le sens, tout formé et défini, à partir des seules contraintes du travail ou de la famille, que certains parviennent - n'est-ce pas ce que Freud nomma sublimation ? - à inventer pour eux et pour les autres, au delà de toute utilité, au delà de toute limite - c'est le sens étymologique de sublime - la trame de l'être.

Un entêtement de l'être : conatus ?

Travail, famille sont assurément des liens prêts à vivre, d'autant plus nécessaires que nous sommes maladroits à nous en inventer d'autres, mais des liens provisoires - comme des antichambres que nous peinons à traverser mais ne valant que pour ce vers quoi elles conduisent. Qu'au plus profond de soi, quand évidés et tristes, nous ne trouvions plus d'autre promontoire que nous-mêmes, et découvrions nonobstant la nécessité du texte à enchevêtrer, du tissu à inventer, de l'autre à qui tendre la main, me plaît assez pour dessiner fidèlement cet entrelacs de pesanteur et de grâce où je sais se dessiner l'esthétique de l'être. Au delà des contingences matérielles mais en les embrassant parce qu'il faut bien pour mériter l'autre savoir le saisir et rencontrer, à partir d'elle parce qu'il n'est pas de mouvement qui ne puise sa source dans le désir et la tension, savoir réinventer ce qui seul fait le sel de l'être - la générosité. Parce qu'elle n'a jamais à se justifier, parce qu'elle bouscule tous les canons usuels de l'utile ou du nécessaire.

Oui, mouvement de la grâce ou grâce du mouvement … au fond qu'importe.

Mais quel rage il faudra, quel entêtement, pour enclencher encore et toujours la sourde mécanique du désir. Mais ce désir-ci nous dépasse qui ne se contente pas d'élire tel ou tel objet ! Celui-ci est métaphysique : c'est le désir d'être ; le désir de l'être. En sommes-nous capables encore ? Le méritons-nous ?

Au reste, méritons-nous seulement l'être ?

 


1) Évagre le Pontique, Traité pratique, 12

Le démon de l’acédie, qui est aussi appelé "démon de midi", est le plus pesant de tous ; il attaque le moine vers la quatrième heure et assiège son âme jusqu’à la huitième heure. D’abord, il fait que le soleil paraît lent à se mouvoir, ou immobile, et que le jour semble avoir cinquante heures. Ensuite il le force à avoir les yeux continuellement fixés sur les fenêtres, à bondir hors de sa cellule, à observer le soleil pour voir s’il est loin de la neuvième heure, et à regarder de-ci, de-là quelqu’un des frères […]. En outre, il lui inspire de l’aversion pour le lieu où il est, pour son état de vie même, pour le travail manuel et, de plus, l’idée que la charité a disparu chez les frères, qu’il n’y a personne pour le consoler. Et s’il se trouve quelqu’un qui, dans ces jours-là ait contristé le moine, le démon se sert aussi de cela pour accroître son aversion. Il l’amène alors à désirer d’autres lieux, où il pourra trouver facilement ce dont il a besoin, et exercer un métier moins pénible et qui rapporte davantage ; il ajoute que plaire au Seigneur n’est pas une affaire de lieu : partout en effet, est-il dit, la divinité peut être adorée. Il joint à cela le souvenir de ses proches et de son existence d’autrefois, il lui représente combien est longue la durée de la vie, mettant devant ses yeux la fatigue de l’ascèse ; et, comme on dit, il dresse toutes ses batteries pour que le moine abandonne sa cellule et fuie le stade