Bloc-Notes 2016
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Quel avenir pour les partis politiques traditionnels ?
Le Monde Février 16

 


Méfiance, défiance, déconnexion, dégoût, discrédit… Des mots usés jusqu’à la corde lorsqu’il s’agit de ­décrire la crise du politique dans laquelle semblent inexorablement s’enliser les partis. Les années passent, les symptômes demeurent. Et le mal s’aggrave. De scrutin en scrutin, on n’observe plus que d’un œil la valse des gouvernants, tant grossit la marée de l’abstention qui submerge leurs « courants ». Et entre chaque échéance électorale, on ne cesse de mesurer la désaffection croissante des citoyens envers ceux qui sont chargés de les représenter.

Les partis politiques la subissent de plein fouet, eux qui sont – ou devraient être – les médiateurs d’un système qui prend l’eau de toutes parts. En témoignent, parmi de multiples indicateurs convergents, les chiffres du ­baromètre annuel de la confiance politique du Cevipof : selon cette enquête réalisée du 17 au 28 décembre 2015 auprès de 2 064 personnes, seuls 12 % des Français font confiance aux partis politiques. Ces derniers arrivent en queue de peloton des quinze organisations testées, distancés même par les syndicats (27 %) et les médias (24 %). Autre donnée : les deux tiers de l’échantillon (67 %) estiment que la démocratie en France ne fonctionne pas bien. Verdict cohérent, tant les partis politiques sont précisément indissociables du fonctionnement de la démocratie.

« Dès la création des partis, on a pronostiqué leur disparition » Florence Haegel, professeure au Centre d’études européennes de Sciences Po

Un entre-soi en vase clos, coupé de la société ; une absence de renouvellement des hommes – encore si peu de femmes ! – et des idées ; des militants et des adhérents qui partent, découragés (le PS comme l’ex-UMP en auraient perdu la moitié depuis 2007) ; des cadres sortis du même moule et des « professionnels de la politique  » qui se disputent des places d’honneur semblant leur être exclusivement réservées… C’est ainsi, en général, que l’on décrit les partis – repliés sur eux-mêmes. Au demeurant, ils ont largement perdu leurs fonctions d’antan : « L’information, la formation, l’élaboration des programmes, la sélection des candidats », selon le président de la Fondation Jean-Jaurès, Gilles Finchelstein, qui a engagé, au sein de sa structure, une étude théorique et comparative nourrie des réflexions en cours au sein des partis sociaux-démocrates européens.

Des machines électorales tournant à vide

Pour cette ancienne « plume » de Pierre Mauroy, lorsque celui-ci était premier secrétaire du PS, il y a vingt-cinq ans, « toutes les fonctions structurantes du PS de l’époque sont, au minimum, ébranlées ». Et cela vaut pour les autres formations politiques. L’information et la formation ? « A une réunion de section, on apprenait des informations. Et les universités d’été étaient des lieux de formation », rappelle Gilles Finchelstein. Deux fonctions qui ont disparu, ou quasiment. L’élaboration des programmes ? ­Devenue de moindre importance aux yeux des candidats en raison de l’affaissement des idéologies, de la personnalisation croissante des campagnes électorales et de l’exercice du ­pouvoir, elle a été progressivement externalisée par les partis, qui ont créé des fondations et des think tanks à partir des années 1990.

De leurs anciennes fonctions, seule subsiste la dernière, la sélection des candidats. Encore est-elle partiellement amputée par l’influence croissante des sondages et surtout par les primaires, qui dépossèdent les partis de l’exclusivité du choix des prétendants : tous les sympathisants peuvent désormais voter. Résultat : les partis ­apparaissent comme de simples machines électorales tournant à vide. Ils sont – ou se sont – ­enfermés dans une stricte et étroite application du rôle qui leur est confié dans la Constitution : « Concourir à l’expression des suffrages. » Ces « machines » semblent incapables de se réformer. Les clivages s’estompent, les repères se brouillent, les lieux de pouvoir s’éloignent, le temps s’accélère… Tout bouge mais rien ne change : les partis dominants restent dominants et maîtres d’un jeu qui, parfois, confine à l’absurde.

« Il n’y a pas de démocratie représentative sans partis. Il faut les défendre » Gérard Grunberg, directeur de recherche CNRS au Centre d’études européennes (CEE) de Sciences Po

Difficile, dans ces conditions, de dire du bien des partis. Alors on en dit du mal, beaucoup de mal, ce dont ne manquent pas de tirer profit les populistes de toutes obédiences, qui rêvent précisément de se débarrasser de toute médiation pour engager de présumés « dialogues directs » avec le peuple.

Derrière cette bataille, c’est la nature du régime qui est en jeu. « Il n’y a pas de démocratie représentative sans partis. Il faut les défendre. S’ils deviennent trop faibles, le pouvoir personnel ne sera pas loin », met en garde Gérard Grunberg, directeur de recherche CNRS au Centre d’études européennes (CEE) de Sciences Po. Les partis n’ont certes plus grand-chose de « présentable » à offrir au regard des citoyens. Mais ils conservent un précieux élixir entre leurs mains rien de moins que le sort de la démocratie – « le pire des régimes, à l’exception de tous les autres déjà ­essayés dans le passé », selon l’expression de Winston Churchill.

Critiqués mais indispensables

S’ils n’étaient indispensables à la démocratie, cela ferait d’ailleurs longtemps que les partis politiques auraient disparu, ensevelis sous le flot des critiques. Car celles-ci ne datent pas d’hier. Les partis « confisquent » le pouvoir ? Le sociologue italien d’origine allemande Robert Michels, membre du SPD, observait déjà cette propension, qu’il jugeait suffisamment puissante pour la qualifier de « loi d’airain de l’oligarchie ». Son ouvrage Les Partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties a été publié en… 1911. « Les partis ont toujours été très impopulaires », rappelle le chercheur Gérard Grunberg.

La défiance à leur égard, dont on fait (à juste titre) grand cas aujourd’hui, s’est manifestée très tôt. « Dès leur création, on a pronostiqué leur disparition », souligne Florence Haegel, professeure au CEE de Sciences Po. Les partis sont les médiateurs entre les électeurs et les gouvernants, et cette fonction a de tout temps été observée avec méfiance par les citoyens, qui redoutent que leurs opinions et préoccupations soient mal transmises. « Le lien représentatif pose constamment problème. Les représentés estiment toujours qu’ils sont mal représentés par leurs représentants », note M. Grunberg, qui rappelle que des propos « épouvantables » ont été tenus à l’encontre des partis sous la IIIe et la IVe République. Le général de Gaulle, pourfendeur du « régime des partis », en fut un ardent procureur, arguant qu’ils constituaient des facteurs de division. S’il se voulait « au-dessus de la mêlée », de Gaulle a pourtant créé une structure partisane organisée pour le soutenir. Ce fut le RPF, puis, après son retour au pouvoir en 1958, l’UNR et l’UDR.

S’ils ont constamment fait l’objet – à tout le moins – de soupçons, les partis politiques ont toujours accompagné la démocratie. Ils sont nés avec le suffrage universel, qui imposa aux politiques de sortir du petit cercle des riches électeurs qui exerçaient le suffrage censitaire pour entrer en contact avec des citoyens de tous milieux et de toutes conditions. Leur premier objectif, explique Florence Haegel, fut de les inciter à s’inscrire sur les listes électorales. Mission accomplie au XIXe siècle – progressivement et en douceur en Angleterre, plus brutalement en France, où l’instauration du suffrage universel masculin en 1848 fut rapidement interrompue par la longue parenthèse du Second Empire. « En France, il n’y a pas eu d’acculturation », souligne Florence Haegel.

La persistance d’une tradition monarchique et bonapartiste, ainsi que la grande méfiance envers les corps intermédiaires, est l’une des particularités qui expliquent la permanente faiblesse des partis politiques dans notre pays, où le PCF, avec son implantation durable, a longtemps fait figure d’exception. L’autre particularité est la construction d’un Etat ­jacobin et centralisé, sur lequel les partis se sont adossés en autant de structures verticales et très hiérarchisées. L’imbrication des partis dans l’Etat – ce que les politistes appellent la « cartellisation » – a sans doute accentué, en France plus qu’ailleurs, leur coupure avec la société.

Un train de retard

Cette société, que l’on dit souvent en avance sur les politiques, a connu depuis plusieurs décennies des bouleversements en profondeur, auxquels les partis cherchent encore aujourd’hui à répondre. « Les partis sont les fils de la révolution industrielle. Notre société est postindustrielle », résume Piero Ignazi, professeur à l’université de Bologne, qui travaille sur les formations politiques en Europe. Ce basculement vers « l’atomisation et l’individualisation », la « rupture des liens traditionnels » qui regroupaient les individus par métiers, religions ou classes sociales, ont totalement pris de court les partis, qui étaient par essence ­l’incarnation et l’expression du collectif. Le modèle ancien – « une maison, une famille et un travail transmis de père en fils » – convenait parfaitement à des formations politiques qui faisaient corps avec des groupes socialement homogènes.

De cet ancien temps, où le parti était la ­matrice de l’identité et de la culture politique, ne restent que des images jaunies. « Les membres du Labour [le Parti travailliste britannique] avaient des références et une mémoire commune, rappelle le directeur du centre d’histoire de Sciences Po, Marc Lazar. Ils fréquentaient les mêmes pubs, partageaient une manière de parler, de s’habiller. » Même chose en Italie : « Jusque dans les années 1980, dans les Maisons du peuple, en Toscane, on allait boire un verre sous les portraits de Berlinguer et Gramsci [figures historiques du PCI], ajoute Marc Lazar. Tout cela, c’est fini. »

« Il n’existe plus de parti de masse en France, que des partis de ­cadres, qui ont perdu toute distance avec les structures de gouvernement » Martial Foucault, directeur du Cevipof

Les sociétés occidentales vivent désormais à l’heure de l’individualisation et de la mobilité. Mobilité sociale, familiale… et électorale. « La société postindustrielle demande à chacun de s’exprimer, d’exprimer ses caractéristiques », souligne Piero Ignazi. Selon une étude menée par la Fondation Jean-Jaurès avant la présidentielle de 2012, plus d’un tiers de l’échantillon suivi (36 %) a changé d’intention de vote au cours des six mois précédents le scrutin. Tandis que les candidats se muent en « attrape-tout » pendant des campagnes électorales où règne la communication – le style plus que les idées –, les partis perdent leur base militante. Et se coupent d’une société plurielle qui leur échappe. S’est engagé un cercle vicieux, que décrit très bien Piero Ignazi : confrontés à une crise de confiance et à une perte d’adhérents, les partis se sont désinvestis de leur base pour se tourner vers l’Etat, afin d’y puiser non seulement un financement public, mais aussi les compétences de fonctionnaires des collectivités locales. Cet éloignement du terrain génère à son tour de la défiance.

Des professionnels de la profession

Lorsqu’on l’interroge sur la crise des partis, Martial Foucault, directeur du Cevipof, le Centre de recherches politiques de Sciences Po, insiste tout particulièrement sur l’étroitesse de leur recrutement. « A partir du début des années 1980, la crise économique a engendré une demande d’efficacité et de compétences. Les partis ont alors puisé dans le vivier des futurs hauts fonctionnaires sortis des grandes écoles  » – cette autre spécificité française, « un moule de formation très homogène ». Ne disposant pas du même capital social et culturel, les « simples » militants ne pouvaient pas ­rivaliser avec ces experts. S’en est suivi l’accaparement des postes par des professionnels de la politique. Une évolution accentuée par le cumul des mandats. Et une absence criante de renouvellement.

La verticalité propre à notre pays jacobin a accentué cette cassure. « Il n’existe plus de parti de masse en France, que des partis de ­cadres, qui ont perdu toute distance avec les structures de gouvernement », souligne Martial Foucault. Il note que la « fluidité » propre aux structures politiques des pays scandinaves, où « les fonctions ne sont pas réservées aux seuls possédants » de ce capital social et culturel, s’accompagne d’un surcroît relatif de confiance des citoyens à l’égard de leurs institutions.

Autre facteur de coupure  : l’éloignement et la dispersion des lieux de décisions, qui ne coïncident plus avec le cadre de l’Etat-nation dans lequel agissent les partis. Chercheur à Sciences Po Grenoble, Fabien Escalona évoque cette « dénationalisation du pouvoir politique » apparue progressivement avec la construction européenne, la création de commissions indépendantes et l’emprise plus importante des autorités judiciaires. Une évolution qui, à la coupure entre les partis et la société, ajoute une « disjonction entre les territoires dans lesquels les citoyens sont habitués à exercer leurs droits et les lieux où se prennent les ­décisions concrètes. »

Les exemples de Podemos et Syriza

Pas facile de répondre à ces multiples défis, dont les partis politiques sont plus conscients qu’on ne l’imagine. Compte tenu de la profonde défiance des citoyens, les seuls mouvements qui aient suscité de l’adhésion au cours des dernières années ont été le fait de candidats ou de formations populistes se présentant comme « anti-système ». On notera que le Front national, qui porte ce discours, est un parti très classique et très hiérarchisé, créé au début des années 1970… sur le modèle du PCF.

Les expériences les plus novatrices ont été menées au sein de la gauche radicale, dans des contextes particuliers. En Grèce, Syriza, coalition de partis de gauche, a défendu une sorte de renationalisation du pouvoir en menant campagne contre les contraintes pesant sur le pays du fait de l’austérité réclamée par l’Union européenne. En Espagne, Podemos est né des « indignés  », ce puissant mouvement social qui s’est accompagné d’une réflexion critique sur les systèmes politiques. Ses leaders, souligne Fabien Escalona, « ont laissé une forme d’autonomie » aux adhérents et « ont promu des visages » qui reflétaient le mouvement social. Rien de tel en France où, en l’absence de mouvement social d’ampleur, prévaut une forme d’« atonie », souligne le chercheur. Des mouvements écologistes comme EELV ou de gauche radicale comme le NPA ont cherché à s’ouvrir davantage, mais les « réflexes d’appareil » et le « repli sur des enjeux internes » ont mis à mal ces expériences.

La coupure est restée la même, et la donne globalement inchangée. « Les Français sont un peuple très politisé, intéressé à la chose publique et au débat d’idées », note pourtant Martial Foucault. Si crise il y a, elle n’est donc nullement « citoyenne ». Il y a une demande, que l’offre politique ne rencontre pas. Les expériences de démocratie participative prônées par Ségolène Royal lors de sa campagne présidentielle de 2007 ou de démocratie délibérative, à travers quelques référendums locaux, n’y ont rien changé. Dans un cadre institutionnel contraint – qui, par une forme de présidentialisation du régime, limite le rôle des partis –, il revient aux formations politiques de trouver les moyens de renouer avec la société. En lui ressemblant davantage. Et en acceptant de partager un peu plus le peu de pouvoirs qui leur reste. Avant qu’il ne soit trop tard.