Bloc-Notes 2016
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Exister

Evoqué déjà, mais d'un point de vue plutôt métaphysique, c'est une question qu'on ne pose pas, ou dans le silence tant nous craignons de paraître naïf ou sot de nous la poser encore. C'est pourtant une question latente, implicite qui rampe insidieusement sous toutes ces autres que nous pouvons évoquer ici ou là, qui se terre en tout cas sous celle de la valeur travail dont nous venons d'écrire qu'elle résumait à peu près toutes les contradictions de notre temps.

Souvenirs

Je n'arrive pas tout à fait à taire l'angoisse de l'adolescent que je fus qui ne pouvait pas, avec son peu de bagage certes, si peu d'expérience et encore tellement peu de savoirs, impétueux, impatient certes, intolérant, un peu, ou simplement fougeusement pressé, qui ne pouvait pas à l'orée de ses choix, se demander ce qu'il allait bien pouvoir faire de sa carcasse, le sens que pouvait avoir tout cela, la signification qu'il désirait ou seulement pouvait donner à son existence. Ni, à l'autre bout, quarante ans après, une vie professionnelle finissante, une vie tout court qui dévale l'ultime pente, taire l'incertitude qui taraude et le décompte mitigé non tant des désillusions et des échecs qui, après tout, ponctuent inexorablement tout chemin, ou même ces petites trahisons et lâchetés qui nous font parfois, pour l'immédiat préférer l'ombre, et y négliger ce que nous nous fûmes promis ; taire la pauvreté ordinaire de ce qui fut réalisé.

Que peut-on dire finalement de celui que l'on enterre : il a travaillé, il a aimé … et puis ?

Lorsque je regarde mes étudiants, même si la filière gestion qu'ils ont empruntée les y prédispose, que vois-je sinon des jeunes gens affairés d'entasser diplôme sur diplôme pour se précipiter dans je ne sais quelle officine où ils espèrent certes de bons revenus mais au prix de tâches plus ingrates qu'ils ne l'imaginent où ils promèneront ennui et subordination pour seul viatique. Ceux-là demain s'engouffreront dans le mariage et leur petit pavillon de banlieue espérant trouver ici lot de consolation à leur ordinaire étriqué …

Tout a l'air de s'être passé comme si avait d'autant mieux été intériorisée la vertu du travail que ce dernier se sera fait plus rare ; d'autant plus été balayée toute autre perspective existentielle que le brouillage idéologique qu'a produit le pragmatisme ambiant aura mieux dominé les consciences.

Y échappai-je en ces années 70 débutantes où le travail résonnait comme une évidence ? non, évidemment ! tout au plus avais-je choisi le métier d'enseignant pour la relation à l'autre qu'il permettait. Je crois avoir toujours préféré travailler avec de l'humain qu'avec des dossiers même si alors je ne l'eusse sans doute pas exprimé ainsi et que le modèle paternel eût bien du jouer un peu. Je n'aurais jamais imaginé pouvoir ne pas travailler, mais surtout me le devoir autoriser. Car c'est bien en terme de devoir moral que ceci me fut inculqué. Pour autant l'existence ne s'y réduisait pas ; ne devait pas, ici encore, s'y résumer. Gagne-pain, oui, pour lequel on pouvait si l'on avait de la chance éprouver de l'intérêt, mais le plus souvent aller chercher ailleurs le sel de l'existence. Le clochard, pour autant qu'il nous paraissait avoir choisi son lot, avait son charme parce qu'il paraissait ne pas transpirer la misère mais le refus du système. Dans l'éloge de la paresse, il y eut bien quelque chose, au delà du slogan provocateur, qui parut au moins n'être pas la dupe des enfermements à venir.

Car c'est cela qui nous caractérisait le mieux - et cette époque : le refus ! Qu'on aille quérir dans une transcendance un monde suffisamment dense pour étayer le sens de notre présence, ou dans le rêve du soir du grand soir, dans le dégoût suscité par ce monde petit-bourgeois et étriqué ( les deux ne sont-ils pas étroitement synonymes ) la force de supporter le quotidien en en préparant son renversement, les meilleurs d'entre nous cherchèrent dans les livres, non pas ceux que l'on lit mais ceux que l'on écrit ; dans les œuvres, musicales ou picturales, de quoi s'évader tout en restant présent. Je crois bien que nous avions alors le sens du collectif et que rien ne nous était plus étranger que l'idée de se ménager un havre égoïste au milieu de la turbulence commune.

Mais ceci me ramène à la question originaire : qu'est-ce qu'on fait là ? A quoi bon toute cette agitation ?

J'avais alors été séduit par la théorie marxiste de l'aliénation moins d'ailleurs pour sa dimension économique qu'existentielle : travailler revient à mobiliser ses efforts, sa force, sa pensée éventuellement vers un objectif qui n'est pas le sien ; pour des résultats qui ne seront pas les siens mais appropriés par d'autre. Hormis les cas si rares où sa propre volonté rejoint la finalité de l'institution pour laquelle on travaille, hormis l'œuvre de l'artiste ou la recherche intellectuelle, on y vent son âme … pour si peu.

Séduit aussi par l'approche sartrienne, même si j'en sais mieux désormais les limites : que le réel fût absurde et soyons en conséquence condamnés à lui donner un sens m'apparut moins comme un paradoxe que comme une de ces ruses dialectiques capables de transformer une faiblesse en force, un mal en une prodigieuse opportunité. Condamnés à être libre, sans doute, mais cette condamnation était la porte enfin ouverte d'un humanisme puissant et résolu.

A l'inverse, Freud, qui ne crut jamais que notre socialité fût propice à la réalisation de nos désirs, nous mettait à l'intersection d'un curieux dilemme ou plus exactement d'une étrange arithmétique entre amour et travail - qu'est-ce qu'être normal ? Aimer et travailler - où la contrainte assumée de celui-ci permettait de contenir les débordements de celui-là, où la dynamique de celui-là semblait tout juste bonne à assurer la reproduction de celui-ci. Et si les développements d'un improbable freudo-marxisme nous laissèrent alors rêver d'un avenir qui fût épanouissant autant que juste - Eros et Civilisation - nous, feignant d'oublier que ces deux approches demeuraient irréductiblement contradictoires, tout ceci finalement, l'effondrement du bloc soviétique mais bien avant la mise en évidence de son caractère totalitaire mais aussi la fin des Trente Glorieuses et la longue litanie des destructions d'emplois liée à la superbe de l'idéologie libérale désormais trimphante, allait bientôt reléguer tout cela dans le magasin des accessoires étranges d'adolescents post soixante-huitards un peu attardés et trop paresseux pour rentrer dans le rang.

Plus j'y songe, et plus je réalise que cette période aura été celle de la démolition systématique, méthodique et acharnée d'à peu près tout ce qui lui précéda :

Ce n'est sans doute pas la première fois dans l'histoire de l'humanité que soient ainsi sapés tous les fondements de ce qui précédait. Mais il me semble bien que, cette fois, nous ne savons même plus par quoi remplacer ce que nous venons de détruire.

Alors quoi ? Exister reviendrait-il seulement à essouffler nos vains efforts pour rien ou pour le pire ? sans espoir mais surtout sans aucune idée d'un quelconque espoir ? Exister n'est-il que l'empire de cet irrésistible absurde ?

Homme qu'as-tu fait de tes talents ?

Il en sera comme d'un homme qui, partant pour un voyage, appela ses serviteurs, et leur remit ses biens. Il donna cinq talents à l'un, deux à l'autre, et un au troisième, à chacun selon sa capacité, et il partit. Aussitôt celui qui avait reçu les cinq talents s'en alla, les fit valoir, et il gagna cinq autres talents. De même, celui qui avait reçu les deux talents en gagna deux autres. Celui qui n'en avait reçu qu'un alla faire un creux dans la terre, et cacha l'argent de son maître. Longtemps après, le maître de ces serviteurs revint, et leur fit rendre compte. Celui qui avait reçu les cinq talents s'approcha, en apportant cinq autres talents, et il dit : Seigneur, tu m'as remis cinq talents; voici, j'en ai gagné cinq autres. Son maître lui dit : C'est bien, bon et fidèle serviteur ; tu as été fidèle en peu de chose, je te confierai beaucoup; entre dans la joie de ton maître. Celui qui avait reçu les deux talents s'approcha aussi, et il dit: Seigneur, tu m'as remis deux talents; voici, j'en ai gagné deux autres. Son maître lui dit : C'est bien, bon et fidèle serviteur; tu as été fidèle en peu de chose, je te confierai beaucoup; entre dans la joie de ton maître. Celui qui n'avait reçu qu'un talent s'approcha ensuite, et il dit : Seigneur, je savais que tu es un homme dur, qui moissonnes où tu n'as pas semé, et qui amasses où tu n'as pas vanné ; j'ai eu peur, et je suis allé cacher ton talent dans la terre; voici, prends ce qui est à toi. Son maître lui répondit: Serviteur méchant et paresseux, tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé, et que j'amasse où je n'ai pas vanné ; il te fallait donc remettre mon argent aux banquiers, et, à mon retour, j'aurais retiré ce qui est à moi avec un intérêt. Ôtez-lui donc le talent, et donnez-le à celui qui a les dix talents. Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a. Et le serviteur inutile, jetez-le dans les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et des grincements de dents.
Mt, 14, 30
S'il est une parabole connue, c'est bien celle-ci et pourtant si l'on y a retenu l'éloge nécessaire du mouvement, du travail, de la vocation humaine à faire fructifier le jardin dont il serait dépositaire, on n'a peut-être pas assez remarqué, qu'en même temps, au détour d'un verset, sonnait la terrible menace d'une fin apparement injuste, en tout cas intransigeante.

Car celui qui a, on lui donnera et il aura du surplus, mais celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera enlevé

Condamnation de la paresse dont on sait qu'elle est un de ces péchész capitaux parce qu'il entraîne tous les autres ? Condamnation de la peur de qui ne prend pas de risque, peur de perdre, peur de son maître aussi ?

Tout ceci rentre effectivement dans le corpus des valeurs bourgeoises faisant l'éloge du patron qui gagne parce qu'il entreprend, prend des risques et ne ménage pas sa peine à l'encontre du petit qui mégote et du coup perd tout de ne rien vouloir gagner. Voici qui ressemble étrangement à la liturgie libérale. Il y a pourtant ce jeu d'opposition ici entre ce qui augmente et ôte. Le serviteur utile n'est pas celui qui exécute un ordre, se contenterait de faire ce qu'on lui a dit de faire mais celui qui, d'ingéniosité en habileté s'augmente et devient ainsi acteur autant qu'auteur.

Où commence l'œuvre et pas seulement le travail.

Bien sûr cette dialectique qui fera qu'au terme du processus dialectique, c'est le serviteur qui dominera le maître ou, en tout cas, aura créé une telle interdépendance que les positions deviendront interchangeables, mais ce lent cheminement surtout où l'homme advient dans le geste même de la terre qu'il laboure, du vase qu'il forme, du pain qu'il pétrit.

Où je retrouve cette si ancienne intuition d'une existence qu'il fallût concevoir comme une toile ou une page blanche qui renfermât peut-être tous les possibles mais ne cesserait d'être ce chiffon que sitôt qu'on l'augmenterait de soi. Donner sa chance à l'objet pour qu'à son tour il entrouvre les portes de votre être. Avoir le souci du geste élégant, y mettre son cœur ou son âme, qu'importe, c'est bien plus qu'avoir le souci de la belle ouvrage ou faire montre de cette conscience que l'on dit professionnelle ; c'est bien plutôt habiter son geste .

J'aime assez l'adage selon quoi il n'y aurait pas de petites choses ni de petits ou sots métiers. C'est une erreur que de croire que l'art serait réservé à quelques uns que le destin aurait gâté de quelques dons. Même pour ceux-là, sueur et doutes seront le lot commun. Si, effectivement, écrire, peindre ou composer demeure le fait de quelques uns, qu'il demeure inimaginable que l'art devînt jamais l'unique forme de l'action humaine, s'il est de notoriété bourgeoise de préférer l'utile à ce qui serait à soi-même sa propre fin, néanmoins l'œuvre commence sitôt le regard porté sur le monde, sitôt l'engagement de chacun à tenter de lui donner un sens humain.

Je devine la vertu en tout ce qui augmente l'humain ; je sais le vice toujours devoir le réduire et le rendre inutile. La perversion de la technique moderne tient moins, me semble-t-il, à la réquisition du réel comme stock ainsi que se complaisait à le penser Heidegger, qu'à la réification de l'homme lui-même qui ne se présente plus que comme une force de travail à négocier - mal - comme une machine à plus-value ; qui, parce que réifié, est en même temps instrumentalisé comme simple rouage d'un système qu'il est seulement chargé de reproduire. Ce faisant, Arendt l'avait repéré, l'homme perd en même temps le monde, réduit qu'il est aux triviales fonctions du produire et consommer. Acosmisme, Verlassenheit.

Ce n'est pas tant que le monde, alors, fût désenchanté, c'est qu'il n'y en eût plus du tout !

S'il est si difficile d'appréhender ce qu'est le mal, c'est parce qu'il semble lié à l'invention d'un système dans lequel l'homme devient superflu
Arendt

Or ce n'est pas le travail, qui renvoie uniquement à la production d'objet de consommation et réduit l'homme à sa condition d'être biologique condamné à puiser dans la réalité de quoi survivre, mais l'œuvre qui seule est création d'un monde humain durable ; elle seule constitue la condition d'un monde où l'autre s'approche et que pensée et action parachèveront. [1]

Nous voici au cœur de ce qu'exister peut vouloir dire : Hegel comme Marx l'avaient vu, il n'est d'homme que face à un autre homme et c'est cette rencontre seule, qui dépasse de loin la seule reproduction de ses conditions de vie qui ressortissent de la vie privée et certainement pas publique, qui est à même de créer un espace humain qui puisse si peu que ce soit perdurer et se transmettre. Eriger le travail en valeur suprême comme le fait l'idéologie désormais dominante, c'est ramener l'individu à lui seul, à l'étroitesse de son espace privé, c'est l'arracher à ce qui lui eût permis de se dépasser - d'être homme. De le demeurer

Arendt a raison : on ne peut rien imaginer de pire !

 

 


1)

Le monde fait de main d'homme des objets, l'artifice humain érigé par l'homo faber, ne devient pour les mortels une patrie, dont la stabilité résiste et survit au mouvement toujours changeant de leurs vies et de leurs actions, que dans la mesure où il transcende à la fois le pur fonctionnalisme de8 choses produites pour la consommation et la pure utilité des objets produits pour l'usage. La vie au sens non biologique, le laps de temps dont chaquehumain dispose entre la naissance et la mort, se manifeste dans l'action et dans la parole qui l'une et l'autre partagent l'essentielle futilité de la vie. Accomplir de grandes actions et dire de grandes paroles ne laisse point de trace, nul produit qui puisse durer après que le moment aura passé de l'acte et du verbe. Si l'animal laborans a besoin de l' homo faber pour faciliter son travail et soulager sa peine, si les mortels ont besoin de lui pour édifier une patrie sur terre, les hommes de parole et d'action ont besoin aussi de l' homo faber en sa capacité la plus élevée : ils ont besoin de l'artiste, du poète et de l'historiographe, du bâtisseur de monuments ou de l'écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l'histoire qu'ils jouent et qu'ils racontent, ne survivrait pas un instant. Afin d 'être ce que le monde est toujours censé être, patri des hommes durant leur vie sur terre, l'artifice humain doit pouvoir accueillir l'action et la parole, activités qui, non seulement sont tout à fait inutiles aux nécessités de la vie, mais, en outre, diffèrent totalement des multiples activités de fabrication par lesquelles sont produits le monde et tout ce qu'il contient. Nous n'avons pas ici à choisir entre Platon et Protagoras, ni à décider qui de l'homme ou d'un dieu doit être la mesure de toutes choses. Ce qui est sûr, c'est que la mesure ne peut être ni la nécessité contraignante de la vie biologique et du travail ni l'instrumentalisme utilitaire de l'usage et de la fabrication.
Arendt Vita activa, 4 l'œuvre, p 198-199