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Être là

J'ai longtemps cru qu'être-là était un de ces concepts traduits de l'allemand Da-Sein qui prenait une place centrale, notamment chez Heidegger. Une façon de dire l'humanité de l'être-au-monde. Mais à songer à ce qu'abandon peut signifier, je réalise que, plus simplement, être là, signifie aussi être présent.

 Être là pour l'autre, notamment quand il est démuni ou désemparé ... c'est être présent. Or si la présence a à voir avec l'être - ce qui s'avance, s'approche (præ ens) - en même temps elle engage la générosité pour signifier aussi le don.

Être là c'est être proche, ce proche dont il est dit qu'il faut l'aimer comme soi-même. Il en va de bien plus que de la main tendue ; bien mieux que du mur que l'on démolit ou de la frontière qui serait enfin passage. M Serres n'a sans doute pas tort de dire que l'oubli demeure encore ce qui nous permet de supporter les abandons que nous subîmes ou provoquâmes ... mais alors être présent, ne jamais se retirer, ne jamais être absent ou tenter au moins de ne l'être pas, trouver ce mélange subtil qui autorise d'être à la fois en face de l'autre, différent sans en être jamais étranger, doit bien aussi signifier ne pas oublier.

La mémoire, cette faculté dorénavant tellement négligée que nous la déléguons à nos machines pour avoir la prétention d'en croire la pensée renforcée, en tout cas préservée, la mémoire, oui, participe de l'être en cette croisée où gravité et légèreté s'enchevêtrent.

La présence est le don de l'être.

Mais qu'il est difficile de le recevoir et autant de l'offrir.

Telle est peut-être la malédiction qu'évoque Serres : non peut-être pas tant que celle d'être ici et là abandonné que fatalement de devenir un jour celui qui abandonne. Je vois bien qu'aux deux extrêmes de la ligne de l'abandon il y a d'un côté la négligence et de l'autre la trahison : d'un côté la paresse ou l'oubli ; de l'autre la violence de celui qui renverse la table. Mais entre ... toutes les nuances possibles du lien qui se défait, des fils qui se séparent, de l'oubli, de la désinvolture à la nonchalance, de la paresse à la désaffection. C'est qu'il y a un pas, immense, ténu, d'entre ne plus aimer et haïr, d'entre oublier et ourdir. C'est qu'à tout prendre il est tellement plus élégant, même si plus douloureux, d'être du côté de l'abandonné que du traître ...

Rien derechef ne me parut jamais plus révélateur, plus tragique aussi, de ce point de vue, que l'épisode du jardin de Gethsémani : le Christ s'éloigne pour prier, et se préparer à l'épreuve qu'il sait imminente et inéluctable, emmène avec lui quelques uns de ses disciples les plus sûrs et leur demande d'attendre ... mais ils s'endorment. Dans ce moment intense qui précède le dénouement, en cet instant qui appelle la prière - qui est ici lien d'avec le Très-Haut, qui signifie la présence de l'être affirmée en dépit de tout, et la fidélité du service ; en cet instant qui est celui, éminemment religieux, du recueillement et du rassemblement, l'homme défaille et laisse le divin seul.

γρηγορεῖτε καὶ προσεύχεσθε, ἵνα μὴ εἰσέλθητε εἰς πειρασμόν· τὸ μὲν πνεῦμα πρόθυμον ἡ δὲ σὰρξ ἀσθενής.

Veillez et priez, afin que vous ne tombiez pas dans la tentation; l'esprit est bien disposé, mais la chair est faible.
Mt, 26,41

En dépit de leur incontestable bonne volonté, Pierre, Jacques et Jean s'endorment. L'endormissement des apôtres ponctue les trois prières que le Christ adresse au Père.

Il y a bien, ici, un triple face à face que l'iconographie a très bien perçu :

- d'un côté, le Fils face au Père, en prière, se préparant à affronter l'épreuve. Entre eux, des anges, protecteurs, on le devine. Le Christ n'est pas abandonné, même s'il demeurera seul face au supplice de la Passion. Il est simplement d'un autre monde et s'apprête à quitté celui qui ne l'a ni reçu ni entendu.

- de l'autre le Fils face à ses disciples : en réalité, sans vraiment leur tourner le dos, il regarde déjà ailleurs. Aux trois prières, répondirent les trois suppliques à rester éveillé ; trois suppliques vaines. Le constat de la faiblesse - celui de la pesanteur. Ceux-ci dorment, et passent à côté de l'épreuve. Comprennent-ils ce qui est en jeu ? saisiront-ils la gravité de ce qui va se passer ? Pierre reniera par trois fois avant de se ressaisir ; les autres tenteront d'opposer la force au moment de l'arrestation. Ils manquent de confondre mission temporelle et spirituelle.

G Doré

Il y a ici une lutte que le dualisme métaphysique chrétien poussera jusqu'à l'extrême entre l'esprit, a priori bien orienté, et le corps qui ne cesse de l'entraver. Le sommeil, qui peut aussi être ici synonyme d'abandon, est bien ici l'écôt que nous payons à la pesanteur. La chrétienté ne cessera plus d'osciller d'entre la règle et le siècle ne pouvant inciter tous à l'érémitisme ou au monachisme, mais ne se résolvant jamais vraiment au siècle. La chair en paiera le prix qui sera bien plus que celui seulement de l'asthénie ; celui de la faillibilité - pour ne pas écrire de la faute. Augustin ne s'y était pas trompé qui trouvera argument supplémentaire pour dénier au libre arbitre humain puissance suffisante pour esquiver la tentation, éviter le mal et assurer le salut. La chair - σὰρξ- n'est pas le corps dont on peut admirer la beauté, la complexité organique etc ; non la chair, ma matière brute, informe, dont on se repaît, dont on est fait - celle qui pèse et entraîne.

En face, la prière qui est d'ordre spirituel - pas même seulement de la volonté - entraîne, élance. L'oraison qui en français fut supplantée par prière ne suppose pas que sollicitation ou supplication mais aussi vénération, reconnaissance... Autre façon de suggérer qu'il n'est jamais de victoire acquise, ni sur soi ni sur la tentation ; que l'être est décidément un processus et que, dans ce dialogue toujours si difficile que l'homme entretient avec le divin, la prière est la réponse faite à la grâce et à la miséricorde.

- le Fils enfin face à son peuple, aux prêtres. Judas en tête, pointant du doigt celui dont il veut la perte et qu'il embrassera bientôt pour que son identification ne prête à aucun doute. Le Fils prie encore qu'ils s'approchent déjà.

Stade ultime de l'abandon : loin de la détresse et de la faiblesse, à l'autre bord de cette ligne où tout est désormais contrefaçon, où le lien est déchiré avec la même ferveur qu'il avait été noué, où rien ne ressemble plus à l'amour que la rage, où le lien par un certain égard se maintient d'être à ce point honni - ce que symbolise parfaitement le baiser dénonciateur. Le paradoxe du traître est de n'être qu'un truchement. Il semble être au centre de l'histoire puisque c'est par lui qu'elle bifurque ; pourtant, sitôt son œuvre faite, il disparaît, dans l'ombre ou la honte. Symbole absolu de la trahison, Judas, pourtant est le grand absent de l'histoire. Pris ou non de remords, pendu ou non qu'importe au fond ! il quitte l'histoire sitôt qu'il s'y illustre. A peine entré, il quitte la scène. On peut gloser à l'infini sur les raisons qui le firent donner le Christ, voire même sur son éventuel repentir. Sa place même est ambiguë que l'interprétation chrétienne de la rédemption rend plus confuse encore : après tout si le sacrifice de l'Agneau était nécessaire pour qu'il porte sur lui les péchés du monde, alors sans conteste, la trahison de Judas était nécessaire et devait bien, comme l'affirma Leibniz, faire partie des plans divins. Est-il l'illustration du mal nécessaire ? la preuve que le mal est un certain bien, pour la part de défaillance qu'il implique ? est-il simplement aux antipodes de la présence celui qui absent, est celui qui se retire et retire, celui qui biffe et gomme, le parasite par excellence qu'on voit peu ou pas du tout, la bête qui contrefait l'ange ? Sans doute la trahison fut elle de traduire le spirituel en politique. Ni la grandeur ni la présence n'appartiennent-elle à ce côté-ci.

Michna 10. Chemaya et Abtalion reçurent d'eux. Chemaya dit : Aime le travail, hais la fonction dirigeante et ne cherche pas à être connu du pouvoir.

Paradoxalement, le mal d'universellement tonitruer, oui, est le grand absent. Il n'est pas au monde, il est retrait du monde.

La prière y prend son sens qui est celui de la présence et du soin que l'on accorde aux liens que l'on tisse. La tension qui vous arrache à ce qui entrave et pèse, ces délices illusoires du monde, du pouvoir ou de la possession imbécile ; celle qui vous élève ou augmente et fait entrevoir parfois, ce qui du divin se réverbère encore dans le monde.

Serres sans doute a raison d'évoquer la joie plus que le plaisir et cette inclination qui vous porte vers le plus léger, toujours vers le plus léger.

Si le mot veille a un sens, ce doit bien être celui-ci.