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Au jour le jour

La faute à Voltaire ? Mai 68

Ils ont fermé Nanterre, est-ce la faute à Voltaire ? Dans la mesure où le nom de Voltaire symbolise ici – bien imparfaitement d'ailleurs – une certaine forme de la contestation révolutionnaire et du "mauvais esprit" politique, il semble qu'on doive le mettre hors de cause.
Rien n'est moins révolutionnaire, rien n'est plus conformiste que la pseudo-colère d'un casseur de carreaux, même s'il habille sa mandarinoclastie d'un langage marxiste ou situationniste. A vrai dire, ce sont les jeunes gens en colère qui font les meilleurs mandarins. Les autres, qui veulent vraiment changer l'état des choses et bouleverser la règle du jeu, ont besoin de tout leur sang-froid et de toute leur énergie, surtout s'ils doivent ensuite continuer à désirer le changement.
Lorsque, dans dix ou vingt ans, Daniel Cohn-Bendit et ses amis seront doyens, recteurs, ministres ou l'équivalent sous quelque autre nom, je leur souhaite d'affronter la révolte de leurs propres étudiants avec autant de modération qu'on en fait preuve à leur égard, aujourd'hui, à Nanterre.

 

Bastilles à prendre 13 octobre 1955

LA SOCIÉTÉ nationale des chemins de fer français avait trois classes. Voici qu'elle en supprime une. Sera-t-elle bientôt une société sans classes ?

Sérieusement, il me semble que la décision qu'on nous annonce est un signe de la révolution sociale qui s'accomplit un peu partout dans le monde. Aristocratie, bourgeoisie, prolétariat, voilà quelques siècles que nous étions accoutumés à cette structure ternaire. Ce n'était qu'une phase, une transition. Elle s'achève et l'on revient au jeu à deux : les supérieurs contre les inférieurs.

C'est un jeu dangereux. Et tout d'abord on peut se demander quelle est la classe qui disparaît : la première, la deuxième ou la troisième ? Est-ce l'aristocratie qui s'encanaille, le bourgeois qui s'ennoblit ­ ou se perd dans le salariat ­ ou le prolétaire qui s'embourgeoise ? Prudente, la SNCF cache ses intentions en répartissant adroitement les avantages matériels et les charges tarifaires. Pour le même prix, le petit dormira beaucoup mieux, et pour un peu moins cher le gros dormira tout aussi bien. Quant au moyen, il aura le choix entre le confort et l'économie.
Mais je crains fort que la disparition de la première classe ne crée soudain entre les voyageurs des jalousies et des rivalités. Le vide de ses somptueuses banquettes, de ses velours au subtil parfum de poussière cossue avait comme une valeur de symbole : bourgeois des secondes et prolétaires des troisièmes y trouvaient la preuve d'une victoire commune.

Et si d'occasion un voyageur se prélassait dans ce paradis désuet, il se vouait à l'exécration générale qui entourles budgétivores voyageant gratis. En déblayant les ruines de la Bastille prise on risque de faire surgir de nouvelles Bastilles à prendre.

Mathusalem et sa retraite 17 mai 1951

BERNARD SHAW l'avait prévu. Un jour devait venir où les gouvernants s'inquiéteraient de l'accroissement en durée de la vie humaine et soulèveraient la question des retraites. C'est fait : au récent congrès socialiste, un de nos plus brillants économistes a proclamé que l'ère de la pénicilline rendait impraticables les limites d'âge actuellement en vigueur.

Tant que la longévité moyenne n'a guère dépassé cinquante ans, l'Etat et les caisses spécialisées n'ont vu aucun inconvénient à promettre le paiement d'une retraite à l'âge moyen de soixante-cinq ans. Il y avait là pour eux une marge confortable de quinze ans au cours de laquelle chaque jour apportait sa fructueuse moisson de décès opportuns. Maintenant c'est fini. On vit trop longtemps, et l'affaire est devenue mauvaise.

Si notre vie augmente, c'est par le milieu, la partie la plus désagréable, celle du travail. Pas de danger que l'on prolonge outre mesure la période bleu ciel et rose bonbon de la première enfance. Non ! C'est sur la scolarité qu'on tire, avec tout ce que cela comporte de pensums supplémentaires et d'ennuis à revendre. Et il est bien entendu qu'on ne nous accordera point le repos avant que nous soyons tout à fait incapables d'en jouir.
C'est dans l'ordre, au fond. Il faudrait être bien naïf pour espérer recevoir gratis un supplément d'existence. Il en coûte cher d'allonger la vie des hommes. Mais alors pourquoi, pourquoi, au nom de Mathusalem et de tous les patriarches, pourquoi dépense-t-on tant d'argent pour se procurer les moyens de la raccourcir ?