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Qui écrit, bientôt se contentera de lire

 

On glose ici et là sur la fin de l'écriture : en réalité on aura sûrement tort de ne pas s'apercevoir que c'est seulement le support qui change. Nos plumes asséchées, oubliées même vaincues par l'ordinateur - ce que la machine à écrire n'avait su réaliser. Nos livres, plus lentement chez les anciens mais assez rapidement chez les plus jeunes s'empoussièrent dans nos bibliothèques que le livre numérique rêve de détrôner.

Voire !

Je devine plus aisément la révolution du côté de l'écrivant que du lecteur : paradoxalement, alors que tout dans les réseaux qui s'entrebouclent joue sur la gamme du processus, l'ordinateur, lui, avale les versions successives, les ratures, les reprises, les corrections qu'un manuscrit laissait entrevoir. Pauvres éxégètes de demain, malheureux critiques qui ne se verront plus offrir qu'une version finale pour seule proie de leur sagacité ! [1]

Le lecteur quant à lui ne lit tout simplement plus la même chose ni de la même manière. On s'accorde à regretter que les jeunes générations lisent peu : vrai si l'on entend par là littérature, essais etc ; faux si l'on considère la fréquentation assidue d'Internet qui, après tout, donne certes à voir ou à jouer, mais aussi et surtout à lire.

Au même titre que photos et vidéos qui ont toujours vanté leurs disponibilités et leur aisance d'utiliation entraînant les uns et les autres à changer d'appareil, de l'argentique au numérique, du super 8 au camescope détruisant à mesure la maniabilité et la mémoire tant vantée, au même titre le livre digital, demain remplacé par quoi ? dont nous ne sommes pas vraiment propriétaires, ne réalise qu'une toute petite partie de ses promesses.

Le livre n'est sans doute pas mort : depuis son apparition (codex) dès le IIe siècle avant JC, il s'est très vite amélioré - ponctuation au VIIIe ; table des matières, titres - jusqu'à atteindre avec l'imprimerie - page de titre - sa forme actuelle. Qu'on le veuille ou non, il est l'objet par excellence, et, souvent synonyme de civilisation - même si je n'aime pas le mot. Culture du livre, ce fut le cas pour les juifs et bientôt pour les grecs puis les latins. Socrate décidément avait tort : le livre ouvre un dialogue et, de boucles en boucles, il est infini. Je le crois vivant, dès lors en tout cas qu'il s'y agit d'une œuvre. Ce serait gravement se méprendre que de prétendre qu'un livre se consommerait à l'instar de n'importe quelle marchandise. Dans le fameux Dieu n'est pas un artiste ; M Mauriac non plus de Sartre, tout injuste que fût l'observation s'agissant de Mauriac, il y avait décidément une profonde justesse d'intuition : le livre échappe tant à son auteur qu'à son lecteur ; il fuit par toutes les pages et s'évade de toutes les rêveries. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ; on le relit jamais identiquement le même livre : tout au mieux le relie-t-on. Un regard partagé, une musique intérieure qui s'élève ... une perspective parmi d'autre. Borgès a sans doute raison : un livre les contient tous : il est une combinaison parmi toutes les combinatoires qu'il recèle.

 

 

 

 


1) Je sais bien que les logiciels de traitement de texte ménagen l'option de révision qui permettrait de retrouver les strates successives d'une œuvre. Mais qui l'utilise ?