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La démocratie n’est pas la guerre
EDWY PLENEL
20 NOVEMBRE 2015 Médiapart

 

Le débat sur l’état d’urgence est une question d’efficacité : quelle est la bonne riposte au défi totalitaire de l’État islamique ? La surenchère sécuritaire de la présidence Hollande est une réponse de court terme, inspirée par l’immédiateté politicienne plutôt que par le souci de solutions durables. Concédant à l’adversaire une victoire symbolique, elle désarme notre société autant qu’elle la protège, mettant en péril nos libertés individuelles et nos droits collectifs.

 

Il n’y a pas, d’un côté, des gouvernants responsables et, de l’autre, des commentateurs irresponsables, des hommes d’État versus des enfants de chœur, des impliqués face à des indifférents. Les six députés – trois socialistes, trois écologistes – qui, jeudi 19 novembre, ont voté contre la prolongation pour trois mois de l’état d’urgence, alors même que, légalement, il pouvait encore durer six jours, ne sont pas moins soucieux de leurs concitoyens et sensibles à leur sécurité que les promoteurs de cette fuite en avant vers l’état d’exception et, par conséquent, la mise en suspens de la démocratie.

Car la démocratie, ce n’est pas simplement le fait de voter, qui n’en est qu’un des instruments. C’est une culture concrète, une pratique vivante, un écosystème complexe qui suppose la participation des citoyens, l’équilibre de pouvoirs et de contre-pouvoirs, l’indépendance de la justice, des libertés d’expression et d’information, de réunion et de manifestation, une société mobilisée, un contrôle des gouvernants par les gouvernés… Sans compter le respect des opposants. Or c’est déjà la preuve d’une brutale régression démocratique, témoignant d’un état de panique plutôt que de sang-froid, qu’il soit presque devenu intolérable à certains qu’on puisse s’alarmer de cette brusque accélération sécuritaire, opérée sous le coup de l’émotion, pratiquement sans débats approfondis ni réflexion poussée.

Que ses partisans soient, sur le moment, largement majoritaires dans notre monde politique, voire dans l’opinion, ne vaut pas jugement définitif : l’Histoire ne manque pas d’exemples où des positions très minoritaires dans l’instant ont préservé l’avenir, ses possibles et ses lucidités. Il n’y eut ainsi qu’une voix, une seule, celle du sénateur démocrate Russ Feingold, pour voter contre le Patriot Act, un mois après les attentats du 11 septembre 2001. Mais, un an plus tard, en octobre 2002, à la Chambre des représentants, ils étaient 133 (contre une majorité de 296) à s’opposer au recours à la force contre l’Irak. À prendre date par leur refus d’une politique affolée par l’idéologie, aux conséquences plus durablement catastrophiques que l’attaque à laquelle elle prétendait répondre : l’invasion d’un pays souverain, l’Irak, hier allié et armé face à l’Iran, qui n’avait aucun lien, idéologique ou logistique, avec les terroristes d’Al-Qaïda et qui ne menaçait le monde en rien, ne détenant plus d’armes de destruction massive.


De cette législation d’exception et de l’aveuglement qui l’a accompagnée, entre délires étatiques et mensonges médiatiques, ennemi déshumanisé et guerre barbarisée, la démocratie américaine et le monde entier ont pu mesurer, depuis, l’immensité des dégâts, dont nous payons précisément le prix aujourd’hui, en France. Catastrophique, le bilan est sans appel : impuissance à juguler ce terrorisme totalitaire, qui n’a cessé d’étendre son champ d’action au point de revendiquer un territoire étatique aux moyens financiers considérables ; incapacité à faire reculer l’idéologie qui le cimente, cet islam sectaire wahhabite dont le premier foyer est l’Arabie saoudite, monarchie obscurantiste pourtant ménagée et toujours soutenue ; en revanche, large capacité à produire et aggraver les désordres dont Daech s’est nourri, par la destruction totale de l’État irakien, la brutalisation inimaginable de sa société, le demi-million de morts, au bas mot, des huit années d’occupation américaine (2003-2011), la plongée du pays dans une guerre de religions au sein même de l’Islam, entre sunnites et chiites.

Ne pas apprendre de l’Histoire, c’est fragiliser l’avenir. Des ripostes qui, par agendas idéologiques ou tactiques, profitent des peurs pour des visées de politique intérieure, de popularité immédiate ou d’habileté politicienne, peuvent être lourdes de désastres à terme. Violenter la démocratie que l’on prétend défendre contre des adversaires qui la haïssent ; parler le même langage d’anéantissement, d’éradication et de destruction que ces derniers ; habituer notre propre société à baisser la garde sur les libertés fondamentales : non, ce n’est pas montrer notre force, mais prouver notre faiblesse. C’est se laisser prendre au piège des terroristes, tels des lapins aveuglés par des phares : épouser leur temporalité qui est celle d’un présent monstre, sidérant et paralysant, un présent sans passé ni futur. Un présent mort, inerte, sans espoir ni promesse.

En assénant d’emblée, tel un axiome qui n’appellerait aucune démonstration raisonnée et informée, que « la France est en guerre », François Hollande a fait précisément ce choix, le 16 novembre, devant les parlementaires réunis en congrès à Versailles. Uniquement dévolu aux enjeux sécuritaires, son discours était doublement aveugle : aux causes, donc au passé ; aux solutions, donc au futur. Le seul horizon qu’il propose est l’immédiat de la guerre, non seulement au lointain mais au plus proche, ici même. C’est une perspective sans issue parce que sans mémoire. Indifférente aux contextes, généalogies et héritages qui ont façonné la menace, cette réponse présidentielle est de courte vue et de souffle court. Sous l’apparence de sa détermination, elle est comme hors sol : à la fois déconnectée des origines internationales du drame et, ce qui est plus grave, inconsciente des conséquences nationales de son entêtement.

Aussi risque-t-elle fort de n’avoir d’autre avenir que la perpétuation, sinon l’extension, de la catastrophe comme l’annoncent déjà tous les spécialistes, chercheurs ou diplomates, connaisseurs de la région ou vétérans du renseignement, dont le constat est unanime : c’est un retour de boomerang qui, aujourd’hui, meurtrit la France (voir ici, lire là, là et là sur Mediapart, mais aussi ici sur Libération ou là sur Le Monde). L’inédit qui nous saisit tous d’effroi, cette violence déchaînée contre une société ouverte et diverse, est porté par des décennies d’erreurs stratégiques, de l’Afghanistan à l’Irak. Elles sont nées d’anciennes logiques de puissance qui refusent de se mettre en cause en prenant en compte les nouvelles donnes d’un monde devenu multipolaire. Un monde plus imprévisible et plus insaisissable, issu des progressives émancipations des tutelles coloniales ou impériales, avec leurs zones d’influence ou leurs blocs d’appartenance.

Fédérant une gauche conservatrice qui, si elle avait été au pouvoir, aurait sans doute suivi l’aventure américaine que refusa, en 2003, la droite chiraquienne, François Hollande persiste dans ce contresens tragique. Mais, ce faisant, il expose dangereusement une démocratie française déjà bien fragile tant elle est de basse intensité, mal armée pour résister aux tentations autoritaires, et, surtout, gangrénée depuis trente ans par la diffusion d’un imaginaire antirépublicain où l’identité supplante l’égalité, où la sécurité s’impose à la liberté, où la peur des autres détruit la fraternité des hommes. Quand l’erreur américaine a surtout malmené le monde, à raison de la puissance des États-Unis, la faute française risque surtout d’abîmer notre pays, de malmener sa démocratie, voire de donner la main à ses fossoyeurs.


« Les noces sanglantes de la répression et du terrorisme »

Pour dévaler un escalier, il n’y a que le premier pas qui coûte. La prolongation de l’état d’urgence, indissociable dans l’esprit de l’exécutif de sa perpétuation par son inscription dans la Constitution, est ce premier mouvement d’un désastre démocratique, non pas annoncé mais déjà en cours. Le spectacle du Premier ministre enjoignant les députés, supposés faire la loi, de ne pas céder au « juridisme » (lire l’article de Mathieu Magnaudeix) ou demandant à leurs collègues sénateurs de ne pas prendre le « risque » de saisir le Conseil constitutionnel, pourtant garant du respect de nos droits fondamentaux (voir là), est comme l’instantané de cette brutale régression. Dans l’esprit de nos gouvernants, l’état d’urgence signifie bien le congédiement de l’État de droit, illustré par le silence abyssal, sinon l’éclipse totale, de la ministre supposée garder les libertés, la garde des Sceaux, ministre de la justice.

Plutôt qu’un raccourci momentané, permettant de faire face à des impératifs sécuritaires, c’est un court-circuit durable, accompagnant un recul des principes, réflexes et repères démocratiques (lire l’article de Lénaïg Bredoux). L’argumentaire qui justifie son imposition repose sur un mensonge factuel, doublé d’une irresponsabilité politique. La contrevérité, c’est l’affirmation que les forces de sécurité n’auraient pas, sans son adoption, les moyens de traquer les terroristes, avec toutes les possibilités légales de surveillance, de perquisition, d’arrestation exorbitantes du droit commun que réclame une situation d’urgence.

Comme si la France ne disposait pas d’une législation antiterroriste spécifique, cadre répressif dense et sévère, révisé plus d’une dizaine de fois en dix ans, complété par une nouvelle loi il y a un an à peine et par la loi dite renseignement il y a moins de six mois. Comme si l’arsenal juridique n’avait pas cessé d’être renforcé, endurci, aggravé depuis les années 1980, et la première vague d’attentats de 1982, suivie de celle de 1986, puis par celle de 1995 (ici un bref récapitulatif). Comme si la question pertinente était l’adéquation de loi en vigueur et non pas l’efficacité des services de renseignement. Comme s’il suffisait de changer la règle pour s’exonérer de tout examen critique.

À cette désinformation, faite pour habituer le pays au recul des libertés, le pouvoir ajoute la proposition sidérante, alors même qu’il sera en vigueur et pèsera de tout son poids sur la vie publique, de faire entrer l’état d’urgence dans la Constitution, aux côtés des pouvoirs exceptionnels déjà accordés par l’article 16 au seul chef de l’État et de l’état de siège prévu par l’article 36 pour les temps de guerre. Face à une question d’ordre public, fût-elle dramatique, aucune démocratie sûre d’elle-même, de sa stabilité institutionnelle et de sa solidité constitutionnelle, n’oserait une telle embardée : modifier, par opportunité, la loi fondamentale. Est-il besoin de rappeler qu’aussi liberticide soit-il, le Patriot Act américain est une loi provisoire, révisable et prolongeable à intervalles réguliers, soumise à évaluations et contrôles, enquêtes bipartisanes sur ses dommages collatéraux, etc. ?

Mais le pire, c’est que ce coup de force se double d’une profonde irresponsabilité : le satisfecit donné par une majorité de gauche à l’agenda idéologique de la droite autoritaire, sinon de l’extrême droite. Extension de la déchéance nationale aux binationaux nés Français, même s’ils n’ont d’autre pays d’appartenance que le nôtre (lire l’article de Louise Fessard) ; autorisation donnée aux policiers de porter leurs armes hors du temps de service, et par conséquent d’en faire usage quand ils sont des citoyens ordinaires ; inclusion du « comportement », et non plus seulement des activités, pour autoriser des mesures privatives de liberté par simple suspicion ; généralisation des intrusions, surveillances, assignations à résidence, etc., hors de tout cadre judiciaire, par simple décision de police administrative ; pouvoirs exceptionnels donnés aux préfets et à leurs services dans l’application de dispositions dont l’équilibre ou la pertinence reposera sur leur seul discernement tant le simple soupçon, qui n’exclut pas le préjugé, y aura sa part ; aggravation du contrôle étatique, et donc de la censure d’Internet, tandis que la tentation d’un contrôle direct des médias eux-mêmes, et donc une régression de leur pluralisme, resurgit via un amendement parlementaire… socialiste (le lire ici et lire là le billet de Mathieu Magnaudeix).

Tandis que l’État se libère ainsi du droit, préférant l’exception à la règle, la société est mise en congé, ou plutôt en quarantaine. Comment sérieusement imaginer que l’on puisse convier les électeurs aux urnes régionales alors même que l’on invite la démocratie à faire silence, à ne pas se rassembler, à ne plus tenir meeting, à ne pas défiler et manifester ? L’argument sécuritaire est utilisé pour fermer la société sur elle-même et vider l’espace public de sa substance. Alors que le défi climatique est un enjeu de civilisation, les autorités arguent des attentats pour fermer les frontières aux citoyens du monde qui se mobilisent pour cette cause universelle. Et les marches internationales de la COP21 sont d’ores et déjà interdites comme le sera, très probablement, toute manifestation de rue exprimant dissonances et dissidences.

Ayez peur, et je m’occupe du reste, nous dit désormais le pouvoir, érigeant la défiance envers une société pluraliste, vigilante et mobilisée, en principe de survie et de durée. Les terroristes ne pouvaient rêver victoire plus symbolique : l’invite à déserter la démocratie et à déléguer aveuglément notre pouvoir pour mieux le perdre durablement. C’est cet engrenage que nous refusons car, plutôt que de nous protéger, il nous fragilise et nous expose. Loin d’être irresponsable, cette position de principe préserve l’avenir, en refusant que se perpétuent « les noces sanglantes de la répression et du terrorisme ».

Cette injonction fut celle de l’écrivain et journaliste Albert Camus, en 1955, l’année même où fut inventé, par une loi du 3 avril, cet état d’urgence aujourd’hui imposé pour une durée de trois mois, ce qui ne s’était jamais produit depuis la guerre d’Algérie (1954-1962). Et peut-être pérennisé, demain, dans notre Constitution. Des Justes, pièce de 1949, à L’Homme révolté, essai de 1951, Albert Camus n’a jamais eu de complaisance pour le terrorisme. Quelle que soit l’accumulation de misères, de désespoirs et d’humiliations qui peut en être l’origine, il ne lui trouvait aucune excuse, condamnant un moyen d’action qui, invariablement « cesse d’être l’instrument contrôlé d’une politique pour devenir l’arme folle d’une haine élémentaire ». Son alarme de principe n’en a que plus de portée, d’autant qu’elle fut lancée sur la scène inaugurale du débat qui nous occupe aujourd’hui, dans un climat d’urgence dramatique.

Camus, comme tous les démocrates sincères, c’est-à-dire tous les républicains véritables, s’alarmait d’une course à l’abîme où « chacun s’autorise du crime de l’autre pour aller plus avant ». Dans un contexte franco-algérien de guerre civile et de crise morale, dont les enjeux mémoriels ne sont pas sans lien avec nos défis présents, il pressentait combien l’aveuglement immédiat aux causes et aux solutions allait durablement faire le jeu du pire et des pires, dans les deux camps. De la chute d’une République (française) sous les coups de boutoir des ultras de la colonisation à la déchirure d’une Nation (algérienne) par la militarisation du mouvement indépendantiste, sans compter la banalisation contagieuse de la torture, la suite allait hélas lui donner raison.

Mais en 1955, il pense qu’il est encore possible d’enrayer la machine infernale, et c’est pourquoi il redevient un temps journaliste à L’Express, avant de retourner au silence, dans l’incompréhension de ses propres amis, après l’échec de son appel à la « trêve civile », à Alger, en janvier 1956. L’Express était aussi la tribune de l’homme politique sans doute alors le plus lucide, Pierre Mendès France. Le 14 mai 1955, il y signait un appel à ne pas laisser la politique à ses professionnels. En ces temps aussi troublés que les nôtres, il appelait à une « mobilisation de la volonté populaire » face au risque de confiscation d’une « politique réservée aux initiés, chasse gardée des techniciens ».

« La politique appartient au citoyen, si le citoyen veut la prendre », concluait Mendès France. C’est ce que nous faisons en refusant un état d’urgence dont l’idéologie guerrière nous dépossède de notre exigence commune : la démocratie.