Dix textes sur l'imagination
index précédent suivant

Accueil->Bloc-Notes->Décembre 15->Appel->textesRoger CAILLOIS,
Images, images (José Corti, 1966).
Les images des pierres

Dans les montagnes, dans les dunes des déserts, dans les rochers, qui ne prend plaisir à déceler les formes d'animaux gigantesques ? De même, les nodules de silex dessinent des torses, des requins, des ours. Les concrétions des grottes comme les rapides nuages simulent un félin bondissant, un vaisseau fantôme, un hibou hérissé, un astronome collé à son télescope, [...] en un mot tout ce qu'il plaît de reconnaître à une imagination avide d'identifier.


Plus la scène est complexe et la ressemblance précise, et plus le simulacre procure de griserie. Il en va de même pour les images devinées ou déchiffrées dans les fentes des murs, dans les taches d'encre écrasées, sur les écorces des arbres. Les images des poètes, qui font briller un rapport inédit entre deux réalités éloignées, jouent elles aussi sur la satisfaction que l'esprit éprouve à constater ou à découvrir, là où il l'attend le moins, quelque similitude tantôt incertaine et tantôt flagrante. Tout se passe comme si l'esprit était ainsi fait qu'il ne puisse s'empêcher de chercher une image reconnaissable dans ce qui ne saurait rien représenter, de la même façon qu'il se précipite à conférer une signification à ce qui ne saurait rien signifier. Il est contraint d'interpréter, d'essayer de projeter une forme familière dans chaque système de lignes ou de volumes, de lumières ou d'ombres, qui visiblement n'offrent rien de stable ou de définissable. C'est au point que les psychologues utilisent cette pente de l'esprit. A celui dont ils s'efforcent de découvrir les secrètes préférences et le caractère profond, ils présentent des taches confuses et ambiguës et, à partir des formes qu'il y a lues, ils s'estiment en mesure de tirer des conclusions mieux assurées que d'aveux plus directs.


Je ne crois pas qu'on doive négliger une sollicitation à laquelle il est répondu de façon si constante et avec tant d'empressement, surtout quand elle se montre en outre capable de provoquer une sorte d'ébriété ou de vertige.
Quand l'image est changeante, le miracle est moindre. Une nuée, une fumée, une flamme prennent toutes les formes et n'en conservent aucune. Mais l'image cachée dans la pierre et qui n'est révélée qu'au moment où le minéral est ouvert, possède à un degré éminent la capacité de surprendre, d'être présumée impossible et de manifester soudain une évidence, une durée surgie du cœur de la matière et qui humilie la vraisemblance.


Certes, l'image est équivoque, sollicitée, reconstruite, mais elle est là, comme est présente la pierre qui la supporte, l'un et l'autre irréfutables, tellement hors de portée de l'homme et de l'art, tellement antérieures à eux, en un sens tellement admissibles. Par quel miracle peut-il exister, enfermé à l'intérieur d'une pierre, un dessin identifiable ? A n'en point douter, ce qui déconcerte l'homme, c'est ici l'apparence d'une œuvre exécutée avec adresse et décision, telle que seul il semble désigné pour en accomplir et telle qu'en aucun cas une puissance aveugle n'en saurait réaliser. De là vient le fantastique naturel propre aux « peintures » et aux « sculptures » des pierres. [...] L'esprit extasié se croit alors sur le point de découvrir les secrets de l'univers.


Assurément, il n'en est rien. La fantasmagorie, fût-elle de pierre, est bientôt dissipée. La réflexion a vite fait d'en isoler les lambeaux et de les restituer à leur insignifiance. Ce ne fut qu'illusion. La complicité entrevue se révèle ce quelle est : une chance merveilleuse et qui ne trahit aucun mystère. Pourtant chacun des rapports fragiles que conjecture et risque la poésie, et qui émeuvent, qui éclairent, qui enrichissent, relève du même parti-pris de divination. Il est si vaste et si premier que jusqu'aux sciences les plus précises en sont tributaires et commencent par lui. Elles aussi cherchent des similitudes dont elles éprouvent la solidité. Leur démarche consiste à substituer à des ressemblances grossières et évidentes d'autres, toujours plus subtiles et abstraites, moins perceptibles, qui tiennent aux structures et non aux apparences Un reclassement perpétuel préside ainsi au progrès de l'investigation rigoureuse. Celle-ci marque un point, franchit une étape nouvelle, chaque fois qu'un esprit averti, attentif, téméraire, reconnaît et exploite une relation inédite, qu'elle aura entrevue le temps d'un éclair comme effigie sur la nuée ou l'écorce. La chute d'un fruit et un astre qui ne tombe pas apprennent à Newton que pesanteur et gravitation sont effets d'une même cause. Mais il faut que le rapport inédit ait été depuis longtemps cherché et qu'il s'avère exact.


La rêverie qui s'attarde sur les images des pierres [...] n'est sans doute qu'une forme humble et sauvage d'une aptitude destinée à de plus hauts usages. Elle est fruste, présomptueuse et un peu ivre, un peu mécanique aussi, turbulente et distraite, sans discipline ni contrôle. Mais elle répond au même appel et emprunte, quoique en titubant, les mêmes sentiers que les fières rigueurs qui permettent à l'homme d'interroger l'univers, d'amasser un savoir et de le composer en de vastes systèmes. Sans cette manie permanente de tout interpréter à tort et à travers, selon la vraisemblance ou contre elle, qui sait si les démarches de la connaissance ne manqueraient pas à la fois de l'impulsion dont elles ont besoin et de l'instrument premier de la méthode même de leur réussite ?