Dix textes sur l'imagination
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Nouveau Dictionnaire d'Histoire naturelle, 1817.
L'imagination et les sciences de la nature


IMAGINATION. Mot par lequel on désigne une des plus belles facultés que l'homme puisse acquérir ; celle d'inventer, d'imaginer, c'est-à-dire, de former arbitrairement, avec des idées acquises, des idées nouvelles d'un autre ordre que celles qui proviennent de ses jugements et de ses raisonnements ordinaires.
En rendant à la fois plusieurs idées présentes à notre esprit, nous les mettons en comparaison, nous en obtenons une idée nouvelle à laquelle nous donnons les noms de conséquence, de jugement ; et l'on sait que des séries de conséquences constituent nos raisonnements, et que chaque raisonnement amène une conséquence générale relativement aux objets considérés. Or, ce n'est point de ces opérations de notre esprit dont il est ici question ; mais de celles qui consistent à former, avec des idées acquises rendues présentes à notre pensée, des idées nouvelles qui ne sont pas des conséquences directes de celles employées, et qui sont, au contraire, ou de nouveaux rapports trouvés entre ces idées, ou des transformations opérées parmi elles par l’imagination.
Quoique souvent peu facile à saisir et à limiter, on sent qu'il y a une distinction à faire entre la faculté d'invention et celle plus éminente encore qui constitue réellement l'imagination.
Inventer, c'est trouver des moyens nouveaux de faire ou d'exécuter quelque chose. La faculté d'invention se bornant à la recherche de nouveaux rapports entre les objets considérés, peut se concentrer dans un ordre particulier d'idées, et l'individu qui la possède, peut y exceller sans être doué d'une grande imagination. Cette faculté ne s'appliquant guère qu'à des objets qui nous sont directement utiles, comme aux arts industriels, aux arts mécaniques, etc., il suffit, pour l'obtenir, d'être très fécond en idées qui concernent l'ordre de celles auxquelles on s'est adonné, et de s'être exercé à les rendre facilement présentes à son esprit. Mais un individu, très fertile en inventions dans l'ordre particulier d'objets à l'étude desquels il s'est habituellement livré, peut n'avoir pas assez d'imagination pour se distinguer d'une manière éminente dans quelqu'un des arts libéraux, pour composer, soit un poème riche en idées et en figures diverses, convenablement employées, soit un morceau d'excellente musique, soit un tableau bien pensé et bien exécuté. En effet, à part du talent d'exécution, sans une imagination vaste et féconde, dirigée par un goût épuré, les productions de ces ordres sont sans vie, pour ainsi dire, et sans intérêt.
L'imagination, plus rare encore que la faculté d'invention, parce qu'elle est moins bornée, exige, effectivement, beaucoup plus pour être de quelque valeur. Elle nécessite une abondance et une grande généralité d'idées diverses, un tact et un goût sûr formés par la comparaison de tout ce qui a été produit de beau par le génie, et surtout l'habitude de rassembler les idées acquises, de les rendre présentes à l'esprit, et de s'exercer à en faire des combinaisons différentes, des contrastes, des transformations même, qui amènent, presque sans limites, des idées nouvelles. [...]
Cette faculté plait, en général, à l'esprit de l'homme ; lui offre un refuge dans sa pensée, dans ses illusions même, lorsque les peines inséparables de la vie le tourmentent ou l'accablent, et amène les plus beaux produits lorsque ses actes sont dirigés par le goût et avec un discernement convenable. On l'a considérée mal à propos comme sans limites, parce qu'on ne l'a point approfondie, qu'on n'en a connu ni la nature, ni les moyens qu'elle est obligée d'employer et qui la bornent.
Les idées acquises par la voie de la sensation, ainsi que celles qui en proviennent, sont les uniques matériaux des actes de l'imagination. Elle les emploie arbitrairement, comme je l'ai dit, pour en former des idées nouvelles ; mais elle ne peut employer que celles-là : hors de là, elle est absolument sans pouvoir. [...]
Qu'un poète, pour la commodité de ses fictions, imagine un griffon ou un hippogriffe, que peut-il nous présenter, sinon un animal auquel il donne arbitrairement des parties ou des traits de divers animaux connus, afin d'attribuer à l'être fabuleux qu'il compose, des facultés favorables à son histoire ! Si l'on a voulu déterminer les peines réservées aux méchants après leur mort, comment l'a-t-on fait, si ce n'est en citant les causes de tourment et de douleur que la sensation a fait connaître ! Si nous examinons les différentes mythologies, les ingénieuses fictions des poètes, les romans féériques, enfin les contes et les fables inventés pour notre amusement ou notre délassement, et dans lesquels les auteurs, s'affranchissant de la considération de ce qui est possible, ont créé tout ce qu'ils ont pu imaginer ; qu'y verrons-nous, sinon, partout, l'emploi d'idées qui retrouvent leurs modèles dans celles que nous nous sommes procurées par la sensation, et jamais d'autres ? Que de citations je pourrais faire à l'égard des produits de l'imagination de l'homme, si je voulais montrer que partout où il a voulu créer des idées quelconques, ses matériaux ont toujours été des idées déjà acquises directement ou indirectement par la sensation, idées qui ont été les modèles de toutes celles qu'il a imaginées !
Il me semble voir un enfant, au milieu d'une quantité considérable de poupées et de joujoux différents, occupé à les démembrer pour en composer un de toutes pièces, selon sa fantaisie. Quelque bizarre que soit sa composition, ce ne sera toujours qu'avec les objets à sa disposition qu'elle sera formée, et jamais autrement. [...]
Dans ce champ des fictions, vaste domaine de l'imagination humaine, la pensée de l'homme se plaît à s'enfoncer, à s'égarer même, quoique rien n'y soit soumis à son observation, et qu'elle n'y puisse rien constater ; mais elle y crée arbitrairement et sans contrainte, tout ce qui peut l'intéresser, la charmer ou la flatter. Elle y parvient, comme je l'ai dit, en combinant, modifiant, transformant même les idées que les objets du champ des réalités lui ont fait acquérir.
C'est, effectivement, un fait singulier et auquel il paraît que personne n'a encore pensé ; savoir : que l'imagination de l'homme ne saurait créer une seule idée qui ne prenne sa source dans celles qu'il s'est procurées par ses sens. Nous l'avons montré plus haut : partout, l'imagination de l'homme est assujettie à n'opérer ses combinaisons, ses modifications, ses transformations d'idées que sur des modèles que le champ des réalités lui fournit ; modèles qu'elle change à son gré et de toute manière, mais sans lesquels elle ne saurait créer une seule idée quelconque.
Quoique limitée d'une manière absolue, comme je viens de le dire, la pensée de l'homme, tout à fait souveraine dans le champ de l'imagination, y trouve des charmes qui l'y entraînent sans cesse, s'y forme des illusions qui lui plaisent, la flattent, quelquefois même la dédommagent de tout ce qui l'affecte péniblement ; et, par elle, ce champ est aussi cultivé qu'il puisse l'être.
Parmi les productions de ce champ, la seule peut-être dont l'homme ne puisse se passer, est l'espérance : il l'y cultive, en effet, généralement. Ce serait être son ennemi que de lui ravir ce bien réel, trop souvent le seul dont il jouisse jusqu'à ses derniers moments d'existence.
Il en est bien autrement à l'égard de ce que je nomme le champ des réalités. La nature toujours la même ; ses lois constantes et de tous les ordres, qui régissent tous les mouvements, tous les changements ; enfin, ses productions de tous les genres, de toutes les sortes, constituent l'immense champ dont il s'agit. [...]
Quoique le champ des réalités soit immense, comme on vient de le voir, quoique ce champ soit le seul qui doive fixer l'attention et les études de l'homme, puisque c'est là seulement qu'il peut recueillir des connaissances solides et utiles pour lui, qu'il peut découvrir des vérités exemptes d'illusions; il le néglige néanmoins, et sa pensée s'y complaît difficilement.
Là, effectivement, nécessairement sujette et soumise ; là, bornée à l'observation et à l'étude des faits et des objets ; là, encore, ne pouvant rien créer, rien changer, mais seulement reconnaître ; la pensée de l'homme ne pénètre dans ce champ que parce qu'il peut seul fournir à ce dernier ce qui est utile à sa conservation, à sa commodité ou à ses agréments, en un mot, à tous ses besoins physiques. Il en résulte que ce même champ est, en général, bien moins cultivé que celui de l'imagination, et qu'il ne l'est que par un petit nombre d'hommes qui, la plupart, y laissent même en friche les plus belles de ses parties.
Sans doute, l'imagination de l'homme est une de ses plus belles facultés ; mais comme elle est susceptible de degrés différents, à raison de l'état des idées et des connaissances des individus qui sont parvenus à l'obtenir, qu'elle est à peu près nulle dans ceux qui ne possèdent qu'un petit cercle d'idées ou qui n'en ont guère que dans un ordre particulier ; cette belle faculté n'a réellement de valeur que lorsqu'elle est acquise dans un degré un peu éminent. Aussi, dans ses degrés les plus relevés, est-elle extrêmement rare, et les productions de ceux qui la possèdent font le charme des hommes en état de les apprécier, de les goûter.
Cependant, si l'imagination, considérée dans ses degrés les plus relevés, offre un intérêt si grand, cet intérêt néanmoins se borne aux agréments, aux jouissances que l'homme peut y rencontrer, aux dédommagements qu'il peut y trouver dans les maux qui l'assiègent : sous ce point de vue, il doit la cultiver.
Mais cet intérêt est bien plus grand à l'égard de l'étude de la nature : voilà ce qu'il lui importe de considérer.