Dix textes sur l'imagination
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Le Jeu des possibles, 1981.
La science et les mythes

 


Mythique ou scientifique, la représentation du monde que construit l'homme fait toujours une large place à son imagination. Car contrairement à ce qu'on croit souvent, la démarche scientifique ne consiste pas simplement à observer, à accumuler des données expérimentales pour en déduire une théorie. On peut parfaitement examiner un objet pendant des années sans jamais en tirer la moindre observation d'intérêt scientifique. Pour apporter une observation de quelque valeur, il faut déjà, au départ, avoir une certaine idée de ce qu'il y a à observer. Il faut déjà avoir décidé ce qui est possible. Si la science évolue, c'est souvent parce qu'un aspect encore inconnu des choses se dévoile soudain; pas toujours comme conséquence de l'apparition d'un appareillage nouveau, mais grâce à une manière nouvelle d'examiner les objets, de les considérer sous un angle neuf. Ce regard est nécessairement guidé par une certaine idée de ce que peut bien être la « réalité ». Il implique toujours une certaine conception de l'inconnu, de cette zone située juste au-delà de ce que la logique et l'expérience autorisent à croire. Selon les termes de Peter Medawar1, l'enquête scientifique commence toujours par l'invention d'un monde possible, ou d'un fragment de monde possible.


Ainsi commence la pensée mythique. Mais cette dernière s'arrête là. Après avoir construit ce qu'elle considère non seulement comme le meilleur des mondes mais comme le seul possible, elle insère sans peine la réalité dans le cadre qu'elle a créé. Chaque fait, chaque événement est interprété comme un signe qui est émis par les forces régissant le monde et qui, par là même, prouve leur existence et leur importance. Pour la pensée scientifique, au contraire, l'imagination n'est qu'un élément du jeu. A chaque étape, il lui faut s'exposer à la critique et à l'expérience pour limiter la part du rêve dans l'image du monde qu'elle élabore. Pour la science, il y a beaucoup de mondes possibles, mais le seul intéressant est celui qui existe et qui, depuis longtemps déjà, a fait ses preuves. La démarche scientifique confronte sans relâche ce qui pourrait être et ce qui est. C'est le moyen de construire une représentation du monde toujours plus proche de ce que nous appelons « la réalité ».


L'une des principales fonctions des mythes a toujours été d'aider les êtres humains à supporter l'angoisse et l'absurdité de leur condition. Ils tentent de donner un sens à la vision déconcertante que l'homme tire de l'expérience, de lui rendre confiance en la vie malgré les vicissitudes, la souffrance et la misère. C'est donc une vue du monde étroitement liée à la vie quotidienne et aux émotions humaines que proposent les mythes. En outre, dans une culture donnée, un mythe qui est répété sous la même forme, avec les mêmes mots, de génération en génération, n'est pas simplement une histoire dont on peut tirer des conclusions sur le monde. Un mythe a un contenu moral. Il porte sa signification propre. Il sécrète ses valeurs. Dans un mythe, les êtres humains trouvent leur loi, au sens le plus élevé du mot, sans même avoir à l'y chercher.


Même en l'y cherchant, ils ne peuvent trouver de loi ni dans la conservation de la masse et de l'énergie, ni dans la soupe primordiale de l'évolution. En fait, la démarche scientifique représente un effort pour libérer de toute émotion la recherche et la connaissance. Le scientifique tente de se soustraire lui-même du monde qu'il essaie de comprendre. Il cherche à se mettre en retrait, à se placer dans la position d'un spectateur qui ne ferait pas partie du monde à étudier. Par ce stratagème, le scientifique espère analyser ce qu'il considère être « le monde réel autour de lui ». Ce prétendu « monde objectif » devient ainsi dépourvu d'esprit et d'âme, de joie et de tristesse, de désir et d'espoir. Bref, ce monde scientifique ou « objectif » devient complètement dissocié du monde familier de notre expérience quotidienne. Cette attitude sous-tend tout le réseau de connaissance développé depuis la Renaissance par la science occidentale.




1 Biologiste britannique, auteur de L'Espoir du progrès (1973).