Textes

Discours de réception de
Marguerite Yourcenar
Le 22 janvier 1981

Messieurs,

Comme il convient, je commence par vous remercier de m’avoir, honneur sans précédent, accueillie parmi vous. Je n’insiste pas — ils savent déjà tout cela — sur la gratitude que je dois aux amis qui, dans votre Compagnie, ont tenu à m’élire, sans que j’en eusse fait, comme l’usage m’y eût obligée, la demande, mais en me contentant de dire que je ne découragerais pas leur effort. Ils savent à quel point je suis sensible aux admirables dons de l’amitié, et plus sensible peut-être à cette occasion que jamais, puisque ces amis, pour la plupart, sont ceux de mes livres, et ne m’avaient jamais, ou que très brièvement, rencontrée dans la vie.

D’autre part, j’ai trop le respect de la tradition, là où elle est encore vivante, puissante, et, si j’ose dire, susceptible, pour ne pas comprendre ceux qui résistent aux innovations vers lesquelles les pousse ce qu’on appelle l’esprit du temps, qui n’est souvent, je le leur concède, que la mode du temps. Sint ut sunt : Qu’ils demeurent tels qu’ils sont, est une formule qui se justifie par l’inquiétude qu’on ressent toujours en ne changeant qu’une seule pierre à un bel édifice debout depuis quelques siècles.

Vous m’avez accueillie, disais-je. Ce moi incertain et flottant, cette entité dont j’ai contesté moi-même l’existence, et que je ne sens vraiment délimité que par les quelques ouvrages qu’il m’est arrivé d’écrire, le voici, tel qu’il est, entouré, accompagné d’une troupe invisible de femmes qui auraient dû, peut-être, recevoir beaucoup plus tôt cet honneur, au point que je suis tentée de m’effacer pour laisser passer leurs ombres.

Toutefois, n’oublions pas que c’est seulement il y a un peu plus ou un peu moins d’un siècle que la question de la présence de femmes dans cette assemblée a pu se poser En d’autres termes c’est vers le milieu du XIXe siècle que la littérature est devenue en France pour quelques femmes tout ensemble une vocation et une profession, et cet état de choses était encore trop nouveau peut-être pour attirer l’attention d’une Compagnie comme la vôtre. Mme de Staël eût été sans doute inéligible de par son ascendance suisse et son mariage suédois : elle se contentait d’être un des meilleurs esprits du siècle. George Sand eût fait scandale par la turbulence de sa vie, par la générosité même de ses émotions qui font d’elle une femme si admirablement femme ; la personne encore plus que l’écrivain devançait son temps. Colette elle-même pensait qu’une femme ne rend pas visite à des hommes pour solliciter leurs voix, et je ne puis qu’être de son avis, ne l’ayant pas fait moi-même. Mais remontons plus haut : les femmes de l’Ancien Régime, reines des salons et, plus tôt, des ruelles, n’avaient pas songé à franchir votre seuil, et peut-être eussent-elles cru déchoir, en le faisant, de leur souveraineté féminine Elles inspiraient les écrivains, les régentaient parfois et, fréquemment, ont réussi à faire entrer l’un de leurs protégés dans votre Compagnie, coutume qui, m’assure-t-on, a duré jusqu’à nos jours ; elles se souciaient fort peu d’être elles-mêmes candidates. On ne peut donc prétendre que dans cette société française si imprégnée d’influences féminines, l’Académie ait été particulièrement misogyne ; elle s’est simplement conformée aux usages qui volontiers plaçaient la femme sur un piédestal, mais ne permettaient pas encore de lui avancer officiellement un fauteuil. Je n’ai donc pas lieu de m’enorgueillir de l’honneur si grand certes, mais quasi fortuit et de ma part quasi involontaire qui m’est fait ; je n’en ai d’ailleurs que plus de raisons de remercier ceux qui m’ont tendu la main pour franchir un seuil.

Messieurs, laissons cela. Nous nous sommes réunis aujourd’hui pour célébrer ce rite émouvant qui consiste à louer publiquement un mort. Quoi de plus beau, dans un pays qui fut celui de Bossuet, que d’axer la cérémonie d’une réception académique sur la mémoire du prédécesseur disparu ? Cet hommage rendu par celui qui vient à celui qui partit, dissipe, comme un grand vent salubre, toute bouffée de vanité de la part du nouveau venu, et l’oblige à de sages retours sur soi-même Marie-Thérèse d’Espagne, cette épouse assez terne du Grand Roi, m’est chère pour avoir dit à ceux qui lui parlaient de sa splendide entrée dans Paris, jeune épousée et jeune reine, que de tels honneurs lui faisaient penser à ceux qui, un jour, l’attendraient à Saint-Denys. Le nouveau venu parmi vous ne peut que se tourner un instant vers le successeur inconnu, anonyme encore, qui aura un jour la tâche, peut-être à ses yeux la corvée, de célébrer à son tour un disparu.

Naguère, dans un de mes livres, j’ai fait dire à un empereur présidant à l’apothéose de son prédécesseur, qu’une éloge ne sied bien qu’aux morts. Vivants, la polémique nous poursuit ; les justes ou injustes critiques, les justes ou injustes éloges ; mais les morts, eux, lui faisais-je dire, ont droit à cette sorte d’intronisation dans la tombe, avant les siècles de gloire et les millénaires d’oubli Messieurs, à notre époque chancelante, nul n’est assuré de siècles de gloire, mais nous le sommes toujours des millénaires d’oubli, — et personne, mieux que Roger Caillois, que nous célébrons aujourd’hui, n’eût sans doute approuvé cette allusion aux couches quasi géologiques du temps, aux innombrables particules d’une durée coulant incessamment comme du sable, et s’amoncelant sur nous quand nous ne serons plus.

Quant à moi, parmi les privilèges qui me sont échus, je n’en connais pas de plus haut que celui d’avoir à faire l’éloge d’un grand esprit.

J’ai personnellement peu connu Caillois, si l’on peut appeler connaître quelqu’un que lui avoir quelquefois serré la main et avoir partagé avec lui quelques repas. Mais j’ai fait mieux : j’ai lu ses livres. Toutefois, je tiens d’abord à acquitter envers l’homme une très vieille dette de reconnaissance. Vers 1943, quand nous étions volontairement des exilés l’un et l’autre, lui, sous la Croix du Sud, moi dans une île qu’illumine assez souvent l’aurore boréale, il voulut bien accepter un long essai de moi pour la revue Les Lettres Françaises, qu’avec l’appui de cette admirable protectrice des lettres, Victoria Ocampo, il dirigeait à Buenos Aires. À cette époque où la voix de la France n’arrivait que rarement jusqu’à nous, ces minces cahiers nous apportaient une preuve rassurante de la vitalité de la culture française, venue, certes, d’un autre point du monde, mais n’en prouvant que mieux son don d’universalité. Peu importe ce qu’étaient ces quelques pages assez informes, qui plus tard m’ont servi de brouillons pour certaines parties d’autres livres J’avoue même, en les relisant dans de vieux numéros des Lettres Françaises, m’étonner qu’un esprit doué d’une si parfaite rigueur les eût acceptées. Sans doute avait-il deviné dans cet essai quelque peu hâtif consacré à l’influence de la tragédie grecque sur les littératures modernes, un peu de ce respect qu’il éprouvait pour tout ce qui touche à la transmission des mythes, à leurs changements aux mains des générations successives, et aux grandes vérités sur la nature humaine que les poètes ont enrobées en eux. Quoi qu’il en soit, à une époque où nous n’étions guère rassurés sur la survie de la culture (le sommes-nous aujourd’hui ?) ni du reste sur notre propre avenir, un tel accueil était pour un jeune écrivain encore dépaysé aux États-Unis une grâce accordée et un service rendu. Cher Caillois, je saisis cette occasion de vous en remercier en public.

Et maintenant, regardons un grand esprit se former, s’exercer, parfois se dédire ou se contredire, devenir soi, et finalement plus que soi. Ce n’est pas, certes, une biographie que j’esquisse ici, Messieurs, mais prenons néanmoins un point de départ dans ce que Caillois lui-même eût reconnu comme une série infinie. Un enfant, né près de Reims, peu avant 1914, et qui eut le privilège devenu rare d’une enfance paysanne ; un enfant, quelque peu retardé dans ses premières écoles du fait de la guerre et de l’immédiat après-guerre, qui longtemps joua dans les ruines, comme j’ai vu naguère encore jouer dans les ruines les enfants de Gdansk qui fut Danzig. Si j’insiste sur cet enfant, c’est que rien, sauf cette chose encore imperceptible, le don, et les futurs hasards qui permettront le développement de ce don, ne le distingue encore des autres petits Champenois jouant dans les ruines d’une guerre qu’ils apercevaient, comme lui, de très loin, c’est-à-dire du fond de leur enfance. Rien non plus dans ce rejeton d’une terre crayeuse n’annonçait l’amant des pierres.

Au Lycée de Reims, ce don se manifeste d’abord, comme il le fait si souvent à cet âge, par la curiosité, l’audace, la révolte d’un esprit qui, comme il l’a dit plus tard, n’aime pas ne pas comprendre, donc bien décidé à pousser le plus loin qu’il se pourra sa quête, fût-elle dangereuse, et à rejeter le plus violemment possible ce qui lui paraît faire obstacle à celle-ci. Encore écolier, il participe au Grand Jeu. Messieurs, même à notre époque, où tout paraît public, éclairé par les lampes à arc de la publicité ou crié par les amplificateurs des media, les véritables influences demeurent souvent silencieuses et minoritaires, émanent d’un petit groupe de personnes encore inconnues, et parfois, comme c’est ici le cas, très jeunes. Caillois rencontre au Lycée trois ou quatre camarades dont l’un est René Daumal, et le petit groupe s’organise en une sorte de société secrète de la connaissance. Non cogitat qui non experitur, disait la sagesse alchimique, et, plus fortement encore, dans une inimitable expression grecque que je traduis de mon mieux : Ne pas comprendre, mais subir. Les expérimentations de Daumal sont célèbres, en particulier celle, inoubliable, des approches de la mort provoquées, qu’il a narrée lui-même. Des expériences de Caillois à l’époque du Grand Jeu nous ignorons presque tout. Une seule, banale, mais essentielle, puisqu’il a pris la peine de nous la raconter, avait été faite dès l’enfance: c’est celle de l’lllinx, du vertige, qui prendra plus tard sa place dans sa théorie du jeu. Ce qui surnage le plus de cette période formative, c’est encore une liste de livres, sublimes, bons, médiocres, ou même mauvais, lus hâtivement, semble-t-il, et qui déjà, les eût-il plus longuement médités, l’eussent mené sur une route qui finalement sera la sienne, et dont ils constituent les premiers jalons.

Mais ce jeune Caillois, tout intelligence, déjà pareil sans le savoir à ces quartz aux arêtes aiguës qu’il allait aimer plus tard, n’a jamais pu supporter le flou et les bavures de l’émotion humaine au sein de la connaissance ésotérique ou du moins de sa recherche, telles ces boues que furent, avant leur splendide concrétion, les pierres. Le jeune homme intransigeant passe outre, piétinant parfois des notions qu’il fera siennes plus tard, rejetant, par exemple, le système paracelsien des signatures qui décèle dans les apparences extérieures l’unité cachée de la matière, et que, par un biais bien personnel, il rejoindra par la suite; ou encore reprochant à Léonard ses rapprochements quasi obsessionnels entre des nuages et des chevelures de femmes, ses transformations de taches de lichen en visions oniriques, alors qu’une partie de sa vie se passera plus tard à poursuivre ces récurrences dérobées, ces démarches transversales de la nature. Mais il est bon sans doute de ne pas découvrir trop tôt ce qui sera un jour pour nous le centre des choses. Reste que, bien que vite désolidarisé du Grand Jeu, Caillois, pas plus que Daumal, n’a cessé de gravir jusqu’au bout son Mont Analogue.

Le surréalisme, sa seconde grande expérience, sera de même vite traversé, et l’alliance avec Georges Bataille, esprit aigu et à vif, mais sur tant de points différent du sien, durera moins longtemps encore. Mais le surréalisme l’a profondément marqué. On voit ce qui l’attira dans ce poétique tourbillon : révolte contre des pratiques littéraires sclérosées liées à une image conventionnelle du monde ; sentiment en matière poétique et prosodique de revenir à l’état brûlant de la lave ; rapprochement explosif d’images insolites, brèves conflagrations peut-être plus verbales que mentales, à la lueur desquelles Caillois a pu percevoir déjà certaines "diagonales" bien cachées. Mais la rigueur obstinée qui le distingua toujours lui a vite fait sentir la différence entre le fantastique d’ordre littéraire, toujours si proche du factice et du fabriqué, et l’étrange ou l’inexpliqué véritables.

Cet homme de lettres, au sens fort du terme, s’est vite aperçu qu’un système poétique se dissociant radicalement d’avec la tradition à l’aide d’images fracassantes et de phrases fracassées, battait en brèche certaines des valeurs intellectuelles qui lui importaient le plus. Il sait que le secret en matière de poésie n’a de valeur que s’il est gardé pour des raisons profondes, quasi involontaires, et non lorsqu’il est un procédé pour surprendre le lecteur, et que la révolte contre l’évidence s’accompagne souvent d’une révolte contre la raison. À ce point de sa carrière, il prend presque à son compte la légende que Goya a placée sous l’un de ses dessins : Le sommeil de la Raison produit des monstres. Le passage d’une évidence extérieure à une évidence plus interne, qu’il cherchera toute sa vie, ne se situait pas là, ou n’était là que figuré par une fausse porte. « Il ne s’agissait véritablement que d’une surenchère, d’un concours de définitions délirantes et ornées, dont le brillant faisait le mérite, et dont on n’attendait rien d’autre qu’un éblouissement passager. » Cet écrivain vite dépris des modes n’ignore pas que ce qui semble encore une révolte aux veux de contemporains plus naïfs est en réalité une routine; et qu’à trois quarts de siècle de distance les disciples des grands novateurs sont des épigones. « Pour Voltaire, la tragédie racinienne est un modèle ; pour Racine, c’est une aventure. »

La notion que toute poésie est un rite, et qu’un rite se caractérise par des pratiques soigneusement transmises et strictement observées, s’imposa de bonne heure à lui, même si, dans ses poèmes, il allait rester jusqu’au bout fidèle au vers libre. « Le rappel d’un son, précise-t-il en parlant de la rime, agit comme un signal qui jalonne une durée. La première ligne est une attente que la seconde vient combler... Le vers libre n’est que pure illusion d’optique et mensonge de l’imprimerie. Par définition, le vers libre c’est le langage affranchi de toute régularité rythmique, donc la prose. » L’homme qui codifiera les divers aspects du jeu sent déjà que la poésie en est un (peut-être le plus grave de tous) et que le jeu se soumet nécessairement à des règles sévères. L’emploi anarchique d’images vidées de tout contenu intellectuel ou même émotif ne l’inquiète pas moins que le bris des formes. « Et voici que la poésie se distingue de la prose par une double dégradation. Après la rime, elle perd la raison. Un philosophe de Koenigsberg avait déjà parlé d’une colombe qui, agacée par la résistance de l’air, s’imagina qu’elle volerait mieux dans le vide »

La même rigueur d’un esprit capable, non de penser à contre-courant, ce qui est relativement facile, mais de trouver les courants qui mènent à la mer libre, lui fait distinguer entre la sincérité et la vérité, distinguo dont trop de littérateurs de nos jours n’ont pas su tenir compte. Elle lui inspire ses réfutations de ce qu’on pourrait appeler les sciences dogmatiques, alliance de mots, je l’avoue, paradoxale, mais qui définit, hélas, toute science passant de la recherche désintéressée du vrai à l’obtuse assertion d’un dogme. Le marxisme et le freudisme ont été l’objet de ses justes attaques, parce que leur triomphe même a contribué à les pétrifier. Il s’élève contre leur casuistique analogue à celle de tous les théologiens de religions intransigeantes, tournant à leur profit les faits mêmes qui les ébranlent et les arguments qui les réfutent. C’est surtout dans l’explication du mythe que Roger Caillois ne pouvait que se heurter à certain freudisme intégral : « Le besoin de transposer dans l’analyse des mythes un principe d’explication qu’il est déjà abusif d’étendre à toute psychologie, l’emploi mécanique et aveugle d’un symbolisme imbécile, l’ignorance totale des difficultés propres à la mythologie, l’insuffisance de la documentation facilitant tous les laisser-aller... ont abouti à des résultats auxquels on ne peut guère souhaiter qu’un éternel silence. » Mais cette attaque est loin d’être une condamnation totale : « Il ne faut pas tirer argument contre la doctrine des faiblesses de ses fidèles. Il reste que la psychanalyse a posé le problème dans toute son ampleur, qu’en définissant les processus de transfert, de concentration et de surdétermination, elle a jeté les bases d’une politique valable de l’imagination affective ; il reste surtout que, par les notions de complexe, elle a mis sur pied une réalité psychologique profonde, qui, dans le cas spécial des Mythes, pourrait avoir à jouer un rôle fondamental. »

Ses objections au marxisme s’adressent, de même, moins à une doctrine qui s’est inévitablement située à un moment de la sociologie et de l’histoire et dont les résultats sont incommensurables, qu’à sa position présente de dogme monolithique. « Chaque système est vrai par ce qu’il propose et faux par ce qu’il exclut. » En d’autres termes, toute vérité est parcellaire, et doit soigneusement être extraite de la gangue de notions confuses ou de la croûte de routines qui la recouvrent encore ou déjà.

Dans toute cette période de sa vie, Caillois, soit qu’il argumente, soit qu’il classifie, s’applique à ce grand œuvre que Confucius eût appelé « corriger les dénominations ». De ce génie pour ordonnancer les données, sort le plus beau livre de sa période de pur humanisme, Les Jeux et les Hommes. Œuvre toute d’ordre et de clarté élucidant un sujet qui n’avait guère jusque-là produit qu’un seul travail de premier plan, celui d’Huizinga, et dont Georges Dumézil, bon juge, a dit n’avoir pu jamais le trouver en défaut. Comme un temple à quatre colonnades, Caillois nous présente l’édifice du jeu sous ses quatre faces, auxquelles il donne des noms. L’Agon, compétitif sous tous ses aspects, qu’il s’agisse des exercices athlétiques de l’ancienne Grèce, du joueur de football, dépensant tous deux le maximum de forces physiques, ou au contraire du joueur d’échecs immobile devant ses cases noires et blanches : en fait, de tous les jeux dont décident la vigueur, l’agilité, l’endurance, ou l’intelligence des concurrents, ou une combinaison de celles-ci, même lorsque l’homme joue seul et cherche à battre son propre record. L’Alea : roulette, loterie, dés, machines électroniques à sous, jeux de hasard enfin sous toutes leurs formes, au cours desquels l’homme s’abandonne avec une passivité quasi religieuse à des forces qu’il ne régente pas, et dont l’issue ne dépend de lui que s’il viole les règles, c’est-à-dire s’il triche. La Mimicry, où Caillois range à la fois le carnaval, le théâtre, le masque et le travesti, tous les bruyants, factices ou bizarres, mais toujours profonds divertissements grâce auxquels, actif ou passif, acteur ou spectateur, l’homme cesse d’être soit pour devenir autre, ou en acceptant qu’un autre le devienne : ivrogne de mardi gras, homme-panthère dans la brousse africaine, enfant déguisé en Peau-Rouge ou jeune acteur élizabéthain travesti en femme. Dans tous les cas, il s’agit de libérer, grâce à ce simple jeu d’apparences qu’on joue ou auquel on se laisse prendre, une part cachée ou brimée de nous-mêmes. Enfin, quatrième forme de jeu, l’lllinx, le vertige, celui des voladores mexicains s’élançant d’un mât, opérant une descente en spirale attachés à une corde, du parachutiste plongeant en plein ciel, de l’alpiniste défiant ; le vertige, mais perpétuellement menacé ou tenté, du badaud criant de peur avec joie dans les montagnes russes ou sur les roues d’une fête foraine, ou tout simplement de l’enfant qui regarde, hypnotisé, sa toupie qui tourne.

Toutes les activités ludiques possibles prennent ainsi place dans la belle structure logique et géométrique de cette œuvre. Mais quelque chose me suggère que ce livre axial est en même temps une plaque tournante : Caillois y inscrit déjà ces diagonales qu’il allait en tous sens renforcer plus tard. L’Agon a beau être par définition une lutte dont l’intelligence ou la force décident ; l’Alea s’y mêle par mille impondérables qui échappent aux prévisions humaines. L’Alea et l’Agon tous deux côtoient le vertige, que ce soit celui du sportif emporté par l’action et outrepassant ses forces, ou du joueur sentant venir sa ruine qui dépassera la durée du jeu. Le matador tient du danseur de ballet et du personnage d’un drame sacré, qui tourne parfois pour l’homme, et toujours pour la bête, en tragédie véritable ; toute compétition sportive a ses aspects de parade : l’athlète qui se sent le représentant d’un groupe ou d’une patrie passe de l’état d’individu à celui d’étendard humain. Le joueur d’échecs, occupé, semble-t-il, de seuls problèmes abstraits, opère en soi cette métamorphose qui consiste à être pour un temps son propre adversaire, afin de mieux prévoir les coups qu’il aura à parer et les dilemmes qu’il lui faudra résoudre ; le plastron de l’escrimeur, la grille du joueur de kendo, le costume rembourré du joueur de football américain, si fonctionnels qu’ils soient, rentrent dans la catégorie du costume ; le joueur de poker, presque autant que le sorcier de la brousse, porte un masque pour intimider l’adversaire. Mieux encore : l’homme qui écrira Bellone ou la Pente de la guerre sait combien le jeu se confond avec le combat : l’auteur de Méduse et Cie sait que le goût de l’ivresse ou celui du déguisement nous est commun avec d’autres espèces animales. Le sociologue qui écrivit L’homme et le sacré n’ignore pas que tout jeu comporte un rite. La différence entre le jeu et les activités utiles de l’existence, si importante au départ, semble parfois tomber d’elle-même. Dans Cases d’un échiquier, le jeu d’échecs et l’humble jeu de l’oie deviennent le symbole d’on ne sait quoi qui englobe et dépasse toute vie :

« ... Comme l’échiquier lui-même, la partie peut n’avoir ni commencement ni fin... Il est clair qu’un être dont l’existence est brève ne peut intervenir que dans un temps dérisoire par rapport à celui que nécessite l’affrontement d’un très grand nombre de pièces sur un quadrillage immense. Chaque joueur hérite d’une situation donnée, mène à bien ou fait échouer des combinaisons dont il n’a pas le temps d’informer son successeur, qui le plus souvent ne tient pas compte de ses directions. » « Dans le jeu d’oie infini où ne manquent ni le puits, ni la prison, ni les étapes fécondes, il n’est pas le joueur ni même le dé, mais une marque promenée de case en case parmi d’autres emblèmes réitérés. Ébloui ou illuminé, il essaie d’entendre, parfois d’étendre, les règles d’un jeu où il n’a pas demandé de prendre part et qu’il ne lui est pas permis d’abandonner. » Si Caillois n’était pas en garde contre toute métaphysique, on trouverait dans ce passage et dans bien d’autres une image de la vie, non pas absurde au sens que donne à ce mot l’existentialisme, mais telle que l’ont vue certains philosophes hindous, comme un jeu qui nous manipule pour des raisons et à des fins inconnues, ou plutôt sans raisons et sans but, une lila divine. La logique classificatrice a peu à peu mené à une vision qui fait exploser toute définition.

Contrairement à Les Jeux et les Hommes, dont Caillois ne semble avoir tiré les conséquences profondes que par la suite, L’incertitude qui vient des rêves se situe d’emblée en un domaine où la lucidité frôle le vertige. Tout d’abord, peut-être est-il permis à quelqu’un qui s’est beaucoup penché toute sa vie sur le monde fuyant des songes, de faire observer que cet ouvrage n’est pas à proprement parler un livre sur le rêve. Caillois se sert de l’onirique pour reposer l’éternelle question : comment distinguons-nous entre la vie diurne, supposée réelle, et l’inane vie nocturne des songes ? Cette question, Descartes se l’était posée et n’avait pu y répondre que par un acte de foi en Dieu qui ne peut pas vouloir nous induire en erreur. Privé de ce recours, Caillois poursuit seul l’investigation amorcée par un grand esprit dont le nom rassure le lecteur — surtout le lecteur qui ne l’a pas lu — parce qu’une légende de type scolaire fait de Descartes l’incarnation même d’une logique et d’une raison supposées françaises, alors que cet homme de génie a su lui aussi ce qu’était le vertige de l’inconnaissance, et a été, lui aussi, un porteur de masque. En fait, nous sentons tous, ou croyons sentir, que la vie diurne a une continuité, une logique de causes et d’effets que le rêve n’a pas. D’autre part, la certitude, erronée ou non, d’être plusieurs à la vivre, nous rassure contre l’angoisse qu’il pourrait aussi ne s’agir que d’un songe. Mais ces arguments ne tiennent pas pour un esprit sorti des routines. Caillois concède qu’en un sens le rêve est plus réel que la vie, parce que « foyer de forces cachées ». De même que Cases d’un échiquier semble parfois postuler que nous sommes joués, L’incertitude qui vient des rêves semble çà-et-là mener à l’hypothèse d’on ne sait quoi d’immense par quoi nous sommes rêvés.

Nous l’avons vu, Caillois a longtemps considéré la logique comme l’arme absolue de la raison humaine. C’est la position traditionnelle de l’humaniste. C’est aussi, on l’oublie trop, celle de Pascal, accordant à son roseau pensant le privilège de jauger l’univers qui l’écrase, au moment même où il en est écrasé. L’Homme juge et arbitre, constructeur et ordonnateur, pour ne pas dire ordinateur. Cette position humaniste sera peu à peu supplantée, ou plutôt amplifiée, chez Caillois par ce que j’ai essayé de définir à propos d’un autre grand écrivain moderne, Thomas Mann, comme « l’humanisme qui passe par l’abîme». Dans une œuvre de sa jeune maturité, prenant parti contre une littérature qui, par goût d’étonner, s’associait au désordre et à l’informe, Caillois notait : « Quand Rimbaud écrit : « Je fixais des délires », c’est fixer qui définit la tâche du poète. » Jusqu’au bout, il restera fidèle à cette formule, et cela d’autant plus que les objets que fixeront, non ses délires, mais ses suprêmes méditations, seront les plus concrets, les plus denses, les plus immobiles que nous offre le paysage terrestre, sur lesquels il concentrera sa vision comme de plus banals voyants sur une boule de cristal. Mais l’intelligence est désormais devenue « cette part aimantée d’elle-même qui palpe en aveugle. » Il s’agit de la sortir de ses propres routines, de lui apprendre, en recourant à des facultés qui, d’ordinaire, dorment en elle inemployées, à voir et à sentir autre chose que nos habituelles données humaines.

Patagonie, court chef-d’œuvre, me semble la ligne de partage des eaux. Les années de la seconde guerre mondiale et celles qui l’ont immédiatement précédée ou suivie ont opéré pour certains d’entre nous une sorte de reconversion. Durant la trouble avant-guerre, en présence de forces du mal de plus en plus déchaînées, il semblait à un esprit comme celui de Caillois que la prise de parti en faveur de la raison et de la rigueur s’imposait. Il fait même, oserait-on dire, une sorte de pétition de principe au profit de l’intelligence et de l’énergie humaines, de ce qui construit plutôt que de ce qui détruit, sans réexaminer, contrairement à sa propre méthode, si les éléments d’irrationnel et de désordre n’ont pas, eux aussi, leurs raisons d’être et leurs vertus, qu’il entreverra, non sans frémissement, plus tard. Mais l’exil, surtout dans un pays neuf situé à d’immenses distances, et plus encore l’exil hors des idées reçues, ont d’étranges pouvoirs. Patagonie évoquait pour la première fois, sous la dureté nette et pure d’un ciel austral, ces grands pays muets, qui ne doivent rien encore à l’effort de l’homme ; et ne sont pas non plus salis par lui, paysages fossiles d’un monde qui, semble-t-il, a accumulé sur soi des milliers d’années sans vivre au sens où l’homme entend vivre, réserve anachronique d’espaces grands ouverts. Néanmoins les quelques pages consacrées au Saint-Exupéry de Courrier Sud remettaient fortement l’accent sur le courage humain. Dans un court essai composé bon nombre d’années plus tard, après une seconde visite en Patagonie, le même acte de confiance en la valeur humaine se retrouve ou, tout au moins, l’espoir que « l’homme saura mettre bon ordre au moment voulu au désarroi qu’il a lui-même créé ».

Mais déjà, et Caillois l’a dit lui-même, « une fêlure s’était faite et secrètement agrandie en lui ». Sans me comparer le moins du monde à ce grand esprit, j’ai connu vers la même époque quelque chose de la même scission. Ces années furent celles où, cherchant dans le passé un modèle resté imitable, j’imaginais comme encore possible l’existence d’un homme capable de «stabiliser la terre», donc d’une intelligence humaine portée à son plus haut point de lucidité et d’efficacité. Mais c’est aussi le moment où je commençais à fréquenter, avec une passion qui n’a fait que grandir, le monde non-humain ou préhumain des bêtes des bois et des eaux, de la mer non polluée et des forêts non encore jetées bas ou défoliées par nous. En d’autres termes, que je prêtais à l’Empereur Hadrien lui-même, mon allégeance commençait à passer « du nageur à la vague ». Cette évolution m’aide à situer le moment où chez Caillois le grand flot cosmique a tout roulé, ou plutôt tout soulevé. « J’ai peu à peu cessé, dit-il, de considérer l’homme comme extérieur à la nature et comme sa finalité. » «Ma première attitude témoignait », continue-t-il, « d’une adhésion aveugle et jalouse à l’aventure humaine. » « Je me demande, poursuit-il encore, s’il n’y a pas des cas où la lucidité est achetée trop cher ; à vrai dire, l’idée continue à me paraître presque sacrilège. Mais je pense aujourd’hui qu’il faut apprendre à composer la lucidité avec autre chose qu’elle ne comporte pas nécessairement et qui même la contrarie. J’ai conscience de cette nouvelle exigence comme d’une apostasie commençante dont j’ignore encore si elle est résignation ou conquête. »

Elle était conquête. Loin de déprécier l’humain, comme on l’a dit, il le retrouvait le long d’une échelle qui va des molécules aux astres. Parce qu’il disait constater, dans tout l’univers, la présence d’une sensibilité et d’une quasi-conscience analogues aux nôtres, on a parlé d’anthropomorphisme. Caillois lui-même a passionnément argué qu’il exaltait, au contraire, un anthropomorphisme à rebours, dans lequel l’homme, loin de prêter, parfois avec condescendance, ses propres émotions au reste des êtres vivants, participe avec humilité, peut-être aussi avec orgueil, à tout ce qui est inclus ou infus dans les trois règnes. Il s’était passé en somme pour ce grand esprit l’équivalent de la révolution copernicienne : l’homme n’était plus au centre de l’univers, sauf pourtant que ce centre est partout ; il faisait partie, comme le reste des choses, de l’engrenage des roues qui tournent. De bonne heure, entré dans « les laboratoires interdits », Caillois s’était appliqué à l’étude des diagonales qui relient entre elles les espèces, des récurrences qui servent pour ainsi dire de matrice aux formes. Ses études sur la pieuvre et la mante religieuse lui avaient démontré le rapport entre l’être situé au plus profond du gouffre animal et les fantasmes ou les désirs de l’abîme humain. Dans Méduse et Cie, autre chef-d’œuvre, il avait médité sur l’imagination de l’insecte dans ses transformations somptuaires ou terrifiantes, masques de parade ou de combat, ornements nuptiaux ou panoplie d’hypnose, qui tous ne sont pas à fins utilitaires, mais témoigneraient d’un besoin quasi conscient de changement et d’élaboration. L’une des hypothèses de travail de la science moderne, à savoir que la nature agit toujours avec la plus grande économie de moyens possible, et dans les plus pratiques des buts, avait fini par lui paraître inacceptable. « La nature n’est pas avare. » Il était devenu plus sensible à son aspect de fête prodigue et de débordement superflu, à l’élément de jeu fantastique et d’esthétique inconsciente ou non, inhérent à chaque parcelle de matière, et dont l’esthétique de l’homme ne serait plus qu’une manifestation parmi d’autres, souvent faussée par la conscience trop grande que nous avons d’elle.

Déjà, à l’époque où seul l’humain l’intéressait, Caillois avait pris position, avec une force peu commune, contre ceux qui portent aux nues certaines réussites esthétiques approuvées de tous, et négligent ou dénigrent d’autres productions plus grossières. Il avait dit, et l’argument me semble très fort, que la plus grande musique, la plus grande littérature ou la plus grande peinture lui apparaissaient factices et dénuées d’intérêt, si une traînée secrète ne reliait pas Mozart au moindre flonflon de village, Guerre et Paix au pire roman-feuilleton, et Vélasquez au calendrier de la cuisine Il s’agit toujours, à des degrés divers de talent, d’astuce, ou de génie, d’extérioriser le fonds humain. Désormais, cette même argumentation s’applique chez Caillois au Tout. Les diaprures des ailes de papillons ne lui paraissent pas différer de taches jetées sur la toile par un peintre non représentatif ; les coupes faites dans des blocs par les marbriers de la Renaissance évoquent irrésistiblement des paysages tracés de main humaine ; mieux encore, la photographie en couleur lui prouve que la nature compose comme l’eût fait un peintre. Vues audacieuses certes, et pourtant quiconque a rêvé devant le délicat tissage des mousses et des écorces végétales sur la surface des mares, ou admiré les exquises variations tonales des feuilles mortes juxtaposées à terre par le vent, n’ignore pas que de tels agencements naturels égalent ou surpassent en perfection nos agencements humains.

De même, l’asymétrie et la symétrie déterminent à elles deux non seulement toutes les formes façonnées par l’homme, mais aussi la torsion des troncs d’arbres et les striures des pierres. Par delà le domaine esthétique lui-même, des poussées d’énergie travaillent dans le même sens toute matière : « Une sorte de réflexe, nous dit-il, pousse le savant à tenir pour sacrilège la comparaison entre les cicatrisations des tissus vivants et celles des minéraux. Toujours est-il qu’un travail intense rétablit la régularité dans le minéral comme dans l’animal. Je sais comme tout le monde l’abîme qui sépare la matière inerte et la matière vivante, mais j’imagine aussi que l’une et l’autre pourraient présenter des propriétés communes. Je n’ignore pas non plus qu’une nébuleuse qui comprend des millions de mondes et la coquille sécrétée par quelque mollusque marin défient la moindre tentative de comparaison. Pourtant, je les vois toutes deux soumises à la même loi du développement spiral. » C’est aussi la même loi qui préside à la torsion des colonnettes byzantines et aux spirales de bronze baroques du baldaquin de Saint-Pierre. L’argument dispose une fois pour toutes du sordide point de vue qui fait de l’art un luxe inutile. L’aventure esthétique de l’homme, vue dans de telles perspectives, apparaît, non diminuée mais sacralisée.

Et cependant, avouons-le, non seulement dans ses dernières œuvres, mais peut-être même dans ses productions plus anciennes, se décèle chez Caillois une sorte d’indifférence à l’humain. Son adhésion à l’aventure de l’homme avait, certes, été d’abord aussi totale que possible : il l’a souvent répété lui-même, mais il est vrai qu’on trouve rarement, au moins dans son œuvre publiée, l’expression de la curiosité ou de l’amour à l’égard des individus ou des êtres. Ce manque d’intérêt, apparent ou réel, explique peut-être aussi son dédain du roman, miroir des émotions humaines auquel il préférait la poésie, qui, dans ses meilleurs moments, dépersonnalise Il semble même que cette indifférence s’étendît chez lui au règne animal, sauf à l’insecte, anatomiquement et physiologiquement très éloigné de notre espèce, ou à des créatures devenues traditionnellement des réceptacles d’épouvante et de cauchemar, comme la pieuvre. L’animal au sang chaud, notre frère, n’a guère, dirait-on, préoccupé Caillois ; et pas davantage le poisson, parent déjà plus éloigné, mais que nous apercevons néanmoins, arraché à ses abîmes, sous la forme d’un agonisant, pareil à l’agonisant humain. L’arbre même ne l’émeut guère, en dépit des dragonniers quasi fossiles qu’il est allé voir, comme je le fis moi-même, au jardin botanique d’Orotava ; il l’aime surtout, fragment incorruptible, transformé par des millions de siècles durant lesquels tout ce qui a été suc, sève, et délicate fibre végétale s’est transmué ou coulé en ambre, en agate ou en opale doués d’une endurance minérale quasi éternelle.

Toutefois, nos routines seules à l’égard de ce qui est ou n’est pas l’humain nous empêchent de constater que Caillois, en fait, continue toujours à s’intéresser à l’homme. Sa démarche nous rappelle, à nous qui avons si souvent ennuyé un médecin de nos maladroites descriptions de symptômes, de nos gauches explications psychosomatiques, qui d’ailleurs ont leur prix, celle du grand spécialiste consultant ses radiographies et ses résultats d’analyses chimiques, et s’efforçant de nous faire comprendre que les maux qui nous rongent, la mort qui nous menace et la vie qui nous anime, se situent par-delà leurs signes physiologiques eux-mêmes, régis qu’ils sont par des combinaisons chimiques qui se passent à mille lieues de notre conscience, et même de nos sens. Ces combinaisons, ces convulsions et ces effritements, plus immémoriaux seulement que les nôtres, Caillois les retrouve dans l’histoire tumultueuse des pierres.

Le voici donc parvenu, et ce n’est pas sans timidité qu’il l’avoue, à une « mystique de la matière ». Je crois sentir dans cette timidité l’effet de deux états d’esprit souvent présents chez l’intellectuel de type purement rationaliste, et peut-être surtout en France, l’un, une crainte presque superstitieuse du mot mystique, comme si ce mot signifiait autre chose qu’adepte de doctrines restées plus ou moins secrètes ou chercheur de choses demeurées cachées. Et pourtant, nous savons tous que toute pensée profonde reste en partie secrète, faute de mots pour l’exprimer, et que toute chose nous demeure en partie cachée. Le second de ces deux états n’est autre qu’un certain dédain du mot matière, celle-ci étant trop souvent considérée comme la substance à l’état brut, placée aux antipodes du mot âme, non seulement, comme on le croit trop, par la pensée chrétienne, mais encore par un Platon ou un Aristote eux-mêmes. J’aurais aimé lui rappeler (mais à coup sûr il ne l’oubliait pas) que les pré-socratiques l’avaient précédé sur sa route, ou encore que, de l’autre côté de la planète, Tchang-Tzev l’eût loué d’avoir passé « de l’intelligence qui discrimine » (et nul ne discriminait mieux que lui) «à l’intelligence qui englobe». David de Dinant, brûlé aux Halles au XIIe siècle, est loué par Giordano Bruno, autre brûlé, « d’avoir élevé la matière à la dignité d’une chose divine ». Le Corpus Hermeticum conseille d’entendre « la grande voix des choses ».

Mais c’est surtout lorsque nous approchons de ce qui allait être pour Caillois le suprême objet d’amour et d’étude, c’est-à-dire les pierres, que de lointaines harmoniques répondent à ses émouvants derniers livres. Le symbolisme alchimique a, chose curieuse, comparé la pierre au corps humain, qui, si instable qu’il soit (comme l’est d’ailleurs, vue à travers des durées infiniment plus longues, la pierre elle-même), constitue néanmoins « un fixe » comparé aux éléments psychiques plus fluides et plus instables encore. Il n’est donc pas étonnant que l’alchimiste ait choisi, de préférence à l’or, qui n’est que matière transmuée, la Pierre Philosophale pour symbole même de la transmutation. Mais écoutons d’autres grandes voix. Songeons d’abord, et peut-être surtout, à l’admonition du Jésus des Évangiles Apocryphes : « Romps le bois, et je suis dans l’aubier; soulève la pierre, et je suis là. » Pensons, plus explicite encore, à l’un des plus grands mystiques de la Chrétienté médiévale, Maître Eckhart : « La pierre est Dieu, mais elle ne sait pas qu’elle l’est, et c’est le fait de ne pas le savoir qui la détermine en tant que pierre. » Souvenons-nous de Piranèse, qui semble parfois, bien plus que le monument antique qu’il gravait, chérir le bloc originel lui-même, la pierre délitée par le temps, dévorée par la végétation, ignorante à jamais des grands petits événements humains qui l’ont marquée ou se sont succédé autour d’elle. Tournons-nous vers Gœthe, si appliqué à l’étude des pierres qu’une variété de gemmes porte son nom, la Gœthite (et l’on rêve, souhaitant pour Caillois un honneur semblable, une nomenclature où figurerait la Cailloise) ; à Gœthe vieillissant, qui, paraît-il, se plaisait à dire : « Laissez le vieil homme jouer avec les pierres. » Pensons, à propos de l’auteur de Le Mythe et I’Homme et de L’Homme et le Sacré à l’antique Mithra, dieu né du rocher. À ce que m’assure une des meilleures amies de Dag Hammarkjold, cet homme d’État qui fut non seulement l’admirateur de Saint-John Perse, poète également cher à Caillois, mais aussi l’un des plus poignants mystiques de notre temps, aurait fait établir, dans le bâtiment new-yorkais des Nations-Unies, un oratoire ne contenant qu’une puissante masse de minerai de fer, le fer encore dans son état géologique, gisement et veine au sein de la roche originelle. Dag Hammarkjold, cet homme harcelé par les conflits éphémères et récurrents, factices et mortels, de l’ère de l’acier et de l’arme atomique, venait recomposer en soi un peu de silence et de sérénité devant le bloc immémorial, plus ancien que les usages qu’on a faits de lui, et encore innocent.

Sans comparer le moins du monde ces deux hommes, dont l’un jusqu’au bout dialogua avec Dieu, tandis que l’autre se concentrait sur l’immanence cachée au fond des choses, le lecteur de Pierres Réfléchies, de Récurrences Dérobées, et surtout du Fleuve Alphée ne peut douter que Roger Caillois, comme tant d’entre nous, n’ait ressenti une immense lassitude en présence de l’agitation humaine à notre époque et des bouleversements quasi planétaires qu’elle a provoqués. Le cas de l’homme est anormal, « donc précaire ». L’avenir est sombre. « À force de savoir et de génie, l’homme a obtenu de puiser l’énergie au noyau des particules fondamentales où gisent les réserves profondes : il n’est pas invraisemblable qu’une réaction en chaîne, mal contrôlée, ou qu’on ne savait pas imprudente, en libère une quantité excessive qui volatilise toute matière. Les voies croisées de la Chance et de la Nécessité ont présidé à son prodigieux destin ; elles indiquent également que le miracle peut avoir lieu tout aussi bien en sens contraire, et restituera la vie à l’inertie impassible, immortelle, d’où un bonheur statistique la fit surgir. » En présence de cette humanité sentie plus que jamais comme précaire, en présence même de ce monde animal et végétal dont nous accélérons la perte, il semble que l’émotion et la dévotion de Caillois se refusent ; il cherche une substance plus durable, un objet plus pur. Il le trouve dans le peuple des pierres : « le miroir obscur de l’obsidienne », vitrifiée voici des milliers de siècles, à des températures que nous ne connaissons plus ; le diamant qui, encore enfoui dans la terre, porte en soi toute la virtualité de ses feux à venir ; la fugacité du mercure, le cristal, donnant d’avance des leçons à l’homme en accueillant en soi les impuretés qui mettent en péril sa transparence et la rectitude de ses axes — les épines de fer, les mousses de chlorite, les cheveux de rutile — et en poursuivant malgré elles sa limpide croissance ; le cristal dont les prismes, Caillois nous le rappelle en une formule admirable, pas plus que les âmes, ne projettent des ombres. Non seulement l’étonnante diversité de leurs formes l’a persuadé que l’invention humaine ne fait que prolonger des données inhérentes aux choses, mais encore, par-delà l’esthétique, il retrouve en elles l’histoire. Ces fusions, ces pressions, ces ruptures, ces empreintes de la matière sur la matière ont laissé au dedans et à l’extérieur des traces qui parfois ressemblent à s’y tromper à une écriture, et qui, en effet, transcrivent des événements de millions d’années antérieurs aux nôtres. « Il existe d’impossibles grimoires naturels que n’ont écrits ni les hommes ni les démons », et qui semblent préfigurer la passion qu’a l’homme de signifier et de mémorialiser jusqu’au bout. « Dans les archives de la géologie était déjà présent, disponible pour des opérations inconcevables, le modèle de ce qui sera plus tard un alphabet. » Cet alphabet inconscient, dont personne mieux que Caillois ne sait qu’une distance incommensurable le sépare de nos lignes de lettres produites par le mouvement du poignet, lui-même esclave de muscles, de tendons et de neurones, n’en est pas moins pour ainsi dire une ébauche de chronique des pierres.

Caillois nous dit lui-même qu’il avait fini par passer des concepts à l’objet. À force « d’attention soutenue, presque lassante », l’observateur remonte pensivement de l’objet dur, arrêté, ayant acquis à jamais son poids et sa densité propres, résultat lui-même d’un tâtonnement millénaire, vers un univers où la pierre qu’il soupèse a été boue, sédiment ou lave. Roger Caillois, dans son seul récit romanesque, Ponce Pilate, qui est surtout un surprenant poème, montre deux mille ans de notre histoire rêvés durant l’espace d’un seul soir, et, du fait d’une chance qui aurait pu se produire, ne s’actualisant jamais, ou s’actualisant autrement ; il a senti plus fortement encore que l’obscure histoire de la planète consistait en changements violents ou lents, en récurrences, en métamorphoses, en coups de force, en occasions manquées ou en réussites également inexplicables. Les pierres, comme nous, sont situées à l’entrecroisement d’innombrables transversales se recoupant les unes les autres et fuyant à l’infini, d’un nœud de forces trop imprévisibles pour être mesurables, et que nous désignons gauchement du nom de chance, de hasard, ou de fatalité.

Une telle méditation est une ascèse. Son premier résultat est l’humilité. Elle oblige l’homme de science, et l’homme tout court, à s’interroger sur les vertus qu’il a faites siennes, comme pour Caillois son obstinée rigueur, à réexaminer leur utilité. Dans Le Fleuve Alphée, il constate que le vertige (certains d’entre nous eussent dit l’extase), classifié d’abord par lui comme l’une des formes du jeu, est un besoin fondamental de l’être. Il s’étonne qu’on n’accorde pas à cet instinct une place plus grande dans la discussion du comportement humain, alors qu’on fait à l’instinct sexuel ou à la lutte de classes une part si considérable. « Il manque quelque chose, nous dit-il, à l’homme qui ne s’est jamais senti éperdu. » Mais, se sentir éperdu, c’est sortir en partie de ce qu’on est ou de ce que les autres croient que nous sommes. Peu à peu, il s’aperçoit aussi que, comme le mythologique fleuve Alphée venu d’Olympie et coulant sous la mer pour émerger à Syracuse, quelque chose d’inexplicable existe en nous au départ et se retrouve à la fin, après une longue éclipse, en dépit des circonstances extérieures qui nous ont enrichis, mais aussi adultérés. Parmi ces expériences qu’il juge maintenant de l’autre rivage, il y a celle des livres.

L’érudit, l’homme de science, l’admirable et diligent fondateur de cette grande revue internationale d’anthropologie, Diogène, qu’il n’a pas cessé d’animer jusqu’à la fin de ses jours, déclare ne pas croire qu’un mot de plus de quatre syllabes soit jamais nécessaire pour désigner une notion importante : de nos jours, c’est là jeter bas bien de triomphants clichés. L’écrivain si sévère envers soi-même que, très jeune, à l’âge où une publication compte, il avait déchiré les épreuves d’un article prêt à paraître dans la plus importante revue du temps, parce qu’il ne lui paraissait pas tout à fait répondre aux exigences de sa pensée, en vient à se dire que ce que l’on peut écrire dépend de tout, sauf de soi. L’homme qui souhaitait naguère « apporter au trésor commun, à force de décence et de rigueur, et la chance aidant, une minuscule paillette », continue d’y travailler mais, en présence de la disparition fatale, et peut-être prochaine, de l’espèce, il se sent, nous dit-il, réconcilié avec l’écriture, du moment où il a pris conscience qu’il écrivait en pure perte. Autrement dit, tout effort est finalement vain, mais tout effort correspond à une nécessité essentielle de l’être.

Il se trompait cependant sur un point : il n’a pas écrit en pure perte. Et, à coup sûr, le temps alloué à ses livres est peu de chose, au prix des durées vertigineuses dans lesquelles son esprit plongeait, peu de chose auprès de ce grand silence minéral qu’il aimait, et dans lequel il est entré désormais. En ce moment, néanmoins, ces émanations d’un esprit disparu nous touchent encore ; il arrive même qu’elles nous enveloppent. Durant ces mois pendant lesquels j’ai su que j’aurais l’écrasant honneur de vous parler de lui, j’ai souvent senti sa présence quand il m’est advenu de regarder ou de manier des pierres. Je pense à une promenade au soleil couchant, sur une plage isolée de l’île des Monts-Déserts, où il s’était rendu naguère, m’a-t-on dit, malheureusement en mon absence, pour examiner une collection de gemmes originaires de cette région. L’ami qui m’accompagnait et moi-même étions venus pour y voir des phoques, mais la marée était beaucoup trop basse, si basse même qu’elle découvrait d’innombrables rocs sous-marins, encore oints, semblait-il, par la mer qui depuis plusieurs heures les avait quittés, chevelus d’algues sur lesquelles on glissait et qui s’éployaient comme les tresses de noyées de légende. Rocs ignés, ou plutoniens, datant de millénaires où l’eau, l’air et le feu régnaient seuls dans un monde d’avant l’homme, et à un moment où l’élément terre commençait seulement d’exister ; roches sédimentaires ou composites, témoins d’un lent brassage qui dure encore. L’ocre, le fer, le sulfate de cuivre ou le chrome avaient différemment teinté ce peuple de pierres ; le granit, comme toujours sur ces rivages, régnait ; je vois encore un granit gris strié de basalte comme de veines noires ; et un autre, gris aussi, mais fourré d’un magma rose débordant de partout, espèce de pâtisserie millénaire. Une étrange chaleur montait de ces pierres après quelques heures passées au soleil, une tiédeur à peine différente de celle des éphémères mains humaines qui, un instant, se posaient sur elles, où l’élément terre commençait seulement d’exister ; j’ai pensé à Caillois tout récemment, dans le cercle de pierres levées de Keswick en Cumberland, où je fis ce geste qui consiste à appliquer l’oreille, la joue et les paumes sur la roche pour tenter de saisir la vibration des pierres. Non pas l’écho des voix du néolithique, déjà si voisines des nôtres, dans ce lieu où de préhistoriques disparus ont certainement parlé et prié. Rien que le son inouï du roc, la sourde vibration qui dure depuis des âges que nous ne chiffrons même pas. Je ne dirai pas, notion que pourtant j’accepte à demi, que son fantôme était tout proche : quiconque a foi en la communion des esprits n’a que faire de fantômes. Son nom, tout au plus, fut peut-être prononcé, petit bruit de souffle qui, si vite, expire sur nos lèvres. Mais je me disais que cet homme dont j’allais avoir à parler devant vous, non pas n’était plus, car tout ce qui fut dure encore, mais se trouvait rentré dans son royaume. Il était allé jusqu’au bout de « l’acquiescement profond » qu’à l’en croire, vivant, il avait déjà donné. Il n’avait plus besoin de s’interroger ni de penser ; comme le dit si bien un personnage de Ionesco dans Le Roi se meurt, il n’avait plus besoin de respirer. Les minéraux qui le composaient appartenaient de nouveau à ce sol dont sont nés les beaux objets qu’il ne se lassait pas d’aimer. Mais il nous avait laissé son exemple, celui d’un homme qui, disait-il, « essayait de se diriger dans le sens des choses ». Cher Caillois, il m’arrivera encore de penser à vous en m’efforçant d’écouter les pierres.