Textes

Traité théologico-politique préface, p. 19.

Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais prisonniers de la superstition. Mais souvent réduits à une extrémité telle qu'ils ne savent plus que résoudre, et condamnés, par leur désir sans mesure des biens incertains de fortune, à flotter presque sans répit entre l'espérance et la crainte, ils ont très naturellement l'âme encline à la plus extrême crédulité; est-elle dans le doute, la plus légère impulsion la fait pencher, dans un sens ou dans l'autre, et sa mobilité s'accroît encore quand elle est suspendue entre la crainte et l'espoir, tandis qu'à ses moments d'assurance elle se remplit de jactance et s'enfle d'orgueil.

Cela, j'estime que nul ne l'ignore, tout en croyant que la plupart s'ignorent eux-mêmes. Personne en effet n;a vécu parmi les hommes sans avoir observé qu'aux jours de prospérité presque tous, si grande que soit leur inexpérience, sont pleins de sagesse, à ce point qu'on leur fait injure en se permettant de leur donner un conseil; que dans l'adversité, en revanche, ils ne savent plus où se tourner, demandent en suppliant conseil à tous et sont prêts à suivre tout avis qu'on leur donnera, quelque inepte, absurde ou inefficace qu'il puisse être. On remarque en outre que les plus légers motifs leur ·suffisent pour espérer un retour de fortune, ou retomber dans les pires craintes. Si en effet, pendant qu'ils sont dans l'état de crainte, il se produit un incident qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent que c'est l'annonce d'une issue heureuse ou malheureuse et pour cette raison, bien que cent fois trompés, l'appellent un présage favorable ou funeste. Qu'il leur arrive maintenant de voir avec grande surprise quelque chose 'd'insolite, ils croient que c'est un prodige manifestant la colère des Dieux ou de la suprême Divinité[ ... ] . De la sorte ils forgent d'innombrables fictions et, quand ils interprètent la Nature, y découvrent partout le miracle comme si elle délirait avec eux. En de telles conditions nous voyons que les plus adonnés à tout genre de superstition ne peuvent manquer d'être ceux qui désirent sans mesure des biens incertains; tous, alors surtout qu'ils courent des dangers et ne savent trouver aucun secours en eux-mêmes, implorent le secours divin par des voeux et des larmes de femmes, déclarent la Raison aveugle (incapable elle est en effet de leur enseigner aucune voie assurée pour parvenir aux vaines satisfactions qu'ils recherchent) et traitent la sagesse humaine de vanité; au contraire les délires de l'imagination, les songes et les puériles inepties leur semblent être des réponses divines; bien mieux, 9ieu a les sages en aversion; ce n'est pas dans l'âme, c'est dans les entrailles des animaux que sont écrits ses décrets, ou encore ce sont les insensés, les déments, les oiseaux qui, pâr un instinct, un souffle divin, les font connaître. Voilà à quel point de déraison la crainte porte les hommes.» •