Textes

Spinoza
Traité de la réfonne de l'entendement, (1) et (2).

L'expérience  m'avait  appris que toutes  les  occurrences les  plus  fré­quentes de la vie ordinaire sont vaines et futiles; je voyais qu'aucune des choses, qtû étaient pour moi cause ou objet de crainte, ne contient rien en soi de bon ni de mauvais, si ce n'est à proportion ·du ·mouvement qu'elle excite dans l'âme: je résolus enfin de chercher s'il existait quelque objet qtû fût un bien véri­ table,capable de secommuniquer, et par quoi l'âme, renonçant ·à tout autre, pût être affec­ tée uniquement:, un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continue et souveraine. Je résolus, dis­ je, enfin: au premier regard, en effet, il sem­ blait inconsidéré, pour une chose encore incertaine, d'en vouloir perdre une certaine; je voyais bien quels avantages se tirent de l'honneur etde la richesse, et qu'il me faudrait en abandonner la poursuite, si je voulais m'appliquer sérieusement à quelque entre­ prise nouvelle: en cas que la félicité suprême y fût contenue, je devais donc renoncer à la posséder; en cas au contraire qu'elle n'y fût pas contenue, un attachement exclusif à ces avantages me la faisait perdre également. Mon âme s'inqtûétait donc de savoir s'il était possible par rencontre d'instituer une vie nou­ velle, ou du moins d'acquérir une certitude touchant cette institution,sanschanger l'ordre ancien ni la conduite ordinaire de ma vie. Je le tentai souvent en vain. Les occurrences les plus fréquentes dans la vie, celles que les hommes, ainsi qu'il ressort de toutes leurs œuvres,  prisent  comme  étant  le souverain bien, se ramènent en effet à trois objets: richesse, honneur, plaisir des sens. Or chacun d'eux distrait l'esprit de toute pensée relative à un autre bien: dans le plaisir l'âme est sus­ pendue comme si elle eût trouvé un bien où se reposer; elle est donc au plus haut point empêchée de penser à un autre bien; après la jouissance d'autre part vient une extrême tristesse qtû, si elle ne suspend pas la pensée, la trouble et l'émousse. la poursuite de l'hon­ neur et de la richesse n'absorbe pas moins l'esprit ;celle de la richesse, surtout quand on la recherche pour elle-même, parce qu'alors on ltû donne rang de souverain bien; quant à l'honneur, il absorbe l'esprit d'une façon bien plus exclusive encore, parce qu'on ne manque jamais de le considérer comme une chose bonne par elle-même, et comme une fin der­ nière à laquelle se rapportent toutes les actions. En outre l'honneur et la richesse ne sont point stûvis de repentir comme le plaisir ; au contraire, plus on possède soit de l'un soit de l'autre, plus la joie qu'on éprouve est accrue, d'où cette conséquence qu'on est de plus en plus excité à les augmenter ; mais si en quelque occasion nous sommes trompés dans notre espoir, alors prend naissance une tristesse extrême. L'honneur enfin est encore un grand empêchement en ce que, pour y parvenir, il faut nécessairement diriger sa vie d'après la manière de voir des hommes, c'est­ à-dire fuir ce qu'ils fuient communément et chercher ce qu'ils cherchent.