Textes

M Serres
Hermès III, la traduction. Trahison: la thanatocratie, éd. de Minuit, 1974, p. 73-74.

Qu'arriverait-il si quelque fou dangereux, parvenu au pouvoir, décidait, sur l'instant, de déclencher l'apocalypse nucléaire, pendant un accès de manie psychotique ? La réponse est sans dilemme : la fin du monde et de l'espèce humaine. Le stock d'armement disponible, aux bilans les plus restrictifs, dépasse d'assez loin la possibilité d'atteindre ce but. Mais la question est très mal posée. Ce n'en est une que pour ceux qui admettent le cauchemar contemporain comme constituant des conditions normales. En fait, il n'y a même pas de question, il n'y a qu'une évidence : les fous dangereux sont déjà au pouvoir, puisqu'ils ont construit cette possibilité, aménagé les stocks, finement préparé l'extinction totale de la vie. Leur psychose n'est pas un accès momentané, mais une architecture rationnelle, une logique sans rature, une dialectique rigoureuse. Étudiez de près les documents, observez les faits, vous êtes persuadés sur l'heure que seule quelque chose comme une psychiatrie peut expliquer vraiment le segment historique de l'après-guerre. Vous êtes persuadés que nous avons vécu et que nous vivons sous la postérité d'Hitler : il me paraît démontré qu'il a gagné la guerre. Comme on disait que les Grecs l'avaient gagnée contre les Romains, dès après leur défaite. Sa paranoïa propre, qui n'était pas individuelle, mais historique, a gagné tous les États, investi leur politique extérieure, et ceci sans aucune exception. Pas un chef d'État, aujourd'hui, ne se conduit autrement que lui, sous le rapport de la stratégie, de l'armement, de l'aveuglement complet sur les fins poursuivies au moyen de ces stocks. Pas un ne se conduit autrement que lui quant au détournement de la science à des fins de mort. Pas un ne se conduit autrement que lui quant à l'habillage de cette seule vérité à l'égard de son peuple. Quelle que soit l'intention, le discours idéologique, la conduite est constante, invariable, structurale, sur la planète entière, par rapport aux forces thermonucléaires et aux missiles intercontinentaux. Je ne dis pas : il y a des fous dangereux au pouvoir — et un seul suffirait —, je dis bien : il n'y a, au pouvoir, que des fous dangereux. Tous jouent au même jeu, et cachent à l'humanité qu'ils aménagent sa mort. Sans hasard. Scientifiquement.