Textes

M Serres Le Mal propre p 8 -17

 

Le squat exproprie


Pudiques, les dictionnaires disent que, selon le sens du mot, le squatter occupe la surface du terrain sur laquelle il peut s'accroupir. Cela ferait peu d'étendue ;quel nain y pourrait coucher ? Non, le squat décrit la posture accroupie de la défécation et celle des femelles quand elles pissent ou accouchent.

Le vieux verbe français es-quatir, origine de ce mot, utilisé d'abord dans le Far West et en Australie, se réfère au verbe latin co-acticare, vieille et curieuse racine du cogito, par co-agere ou co-agitare : mes pensées, en effet, s'agitent en moi tout autant que,dans la prairie,des brebis en nombre rassemblées. Or, les éleveurs de ces deux Nouveaux Mondes conduisaient des troupeaux, plus nombreux encore, sur des terres qu'ils considéraient sans ne préparait donc ce terme à désigner l'accroupissement. Dès qu'il prend ce sens, on le relie à l'ancien : envahir et posséder. Reste que les bêtes ne laissent jamais, en trottant, les lieux libres de leurs crottes.

De la maison à la ferme


Je passe de la soupe, souillée de crachat, aux draps, salis, ou de la table au lit, pour en arriver maintenant de l'appropriation individuelle à la propriété familiale ; et du rat des villes au rat des champs. Le carré de terre labourable, la pièce de vigne ou de luzerne,le pagus des anciens Latins, appartenait, en propre, en effet,à la tribu paysanne, en raison de la présence des cadavres des ancêtres,enterrés là, dans une tombe ou sous une stèle de pierre.Sait-on que le mot paix vient du bornage, par un pieu,de ce pagus travaillé ? Cette stèle mortuaire pouvait aussi servir de limite, autour de laquelle s'apaisent les relations avec les voisins. Je finirai mon propos en parlant de cette paix.

Que ledit paysan ou païen -mêmes termes mêmement dérivés de pagus - s'approprie ainsi ce lopin, je peux l'expliquer encore de la même façon, quasi animale :qu'y a-t-il, en effet, de plus répugnant que ce qui n'a de nom dans aucune langue,la puanteur émanée d'un charnier ?

Sauf, peut-être, celle du fumier, répandu à la saison propice, pour améliorer, amender, engraisser le terrain. Ce gras de l'engrais, cet azote de l'urine, vous douterez peut-être que leur couche, biodégradable, recouvre d'abord le champ pour raison d'appropriation. J'aimerais vous convaincre pourtant que je découvre là une origine possible de l'agriculture. Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire à ses enfants, ses parents et sa femme,de les imiter,lui et ses bêtes,en déposant partie de leur urine et de leurs fèces dessus,pour en faire une terre appartenant à la famille, s'aperçut, étonné,le printemps et l'été venus, que le champ,ainsi souillé,verdissait plus et fructifiait mieux que le sol du voisinage... Fonda-t-il, de ce geste,le métier de cultivateur et la société rurale ?


Admirez donc ,lorsque vous les traversez, les paysages paisibles-mêmes mots que pagus -et bellement découpés des anciens pays -encore le même mot - d'Europe : ils déploient dans l'espace rustique les fumiers fertilisants et la Cité des Morts.

Du paysage au pays


De la tribu à la patrie, de la ferme rustique à nos villes et de celles-là aux nations.Ces dernières révèrent,parfois,la tombe d'un soldat inconnu, non pas tant pour se souvenir, comme les inscriptions le prétendent, des horreurs de la guerre-qu'il vaudrait mieux oublier -,que pour s'incliner devant les restes ignobles qui consacrent l'appropriation, urbaine ou nationale,du sol. Mon livre Statues comme Les Morts de Robert Harrison développent longuement cette intuition. Stanford construisit notre campus commun sur les restes de son fils bien-aimé, comme Romulus bâtit la Ville Éternelle sur le cadavre de son frère.


Les millions de jeunes gens dont les restes reposent dans des cimetières militaires, sous l'ombre de statues de bronze érigées à la gloire immonde de leurs propres sacrificateurs -inconscients, criminels ? -,marquèrent de leur sang et marquent de leurs cadavres la propriété de la patrie. Nés sur le sol de la nation, ils moururent sur lui et pour lui ;voici qu'ils dorment en lui.

Le sens peu connu de quelques mots


Je décris, vite, des conduites vives, individuelles ou collectives,sans trop faire attention aux mots que j'emploie, comme propre, lieu ou location. En ce commencement, je clarifie donc le sens de quelques-uns de ces termes qui expriment la propriété. Voici :le verbe avoir a la même origine, latine, qu'habiter. Du fond des siècles, nos langues se font l'écho du rapport profond entre la niche et l'appropriation, entre le séjour et la possession :j'habite, donc j'ai.


Appartenir vient, quant à lui, d'ad-per-tinere,qui signifie tenir ou e rattacher à. Tenure et tenant répètent, en anglais, cette description d'un tenancier qui se maintiendrait là. Nous tenons en main notre habitat, nous y tenons. Habiter,avoir.Même rapport entre appartenance et appartement :ils impliquent cette tenue,ce lien solide que je viens d'évoquer entre un corps et son nid, entre la vie et son lieu, l'objet même de ce livre. Du verbe latin ligare descendent ob-ligation, re-ligion, nég-ligence... l'ensemble des liens qui rattachent quelqu'un à une référence, à un point ou à un lieu. J'appartiens à un espace où tel lieu m'appartient.


Lieu, donc, qu'est-ce à dire ? Fastueuse et peu connue, son étymologie, le latin locus, désigne l'ensemble des organes sexuels et génitaux de la femme :vulve, vagin, utérus. Sic loci muliebres, ubi nascendi initia consistunt (Emout et Meillet, Dictionnaire étymologique de la languelatine, Paris, Klincksieck, 1985, p. 364b ; ceci, vite cité, pour donner des gages aux lecteurs qui croiraient à un fantasme de ma part). Le τόπος (topos) qui exprime, en grec, le même sens, précéda, bien sûr, le terme latin et désigne d'identiques délices. Nous avons tous habité neuf mois la matrice, premier lieu ;nous tous naquîmes en transitant par le canal vaginal ; une bonne moitié d'entre nous quête le retour à la vulve d'origine .L'amant dit à son amante : « Tu es ma maison. » Lieu néonatal, de naissance et de désir. Voilà notre premier lieu :tiède, humide,intime.


Venu d'ailleurs que de la location latine, le terme logement, germanique d'origine (laube, vestibule), la quitte,et signifie un bâti hâtif de feuillages, par exemple la tente dite, en latin, tabernaculum. La religion juive fête tous les ans cet habitat mobile, planté çà ou là, comme au désert de l'Exode ;voilà une tente nomade,en apparence au moins locative. J'y reviendrai.


Parmi les lieux du monde extérieurs au corps, notre langue appelle ici celui où reposent nos ancêtres :ci-gît. Je reviens au pays et au paysage de tantôt. En Égypte, à la Cité des Morts, au Caire, les misérables ont envahi un immense cimetière dont ils hantent les tombeaux : nécropole, métropole. Là, j'ai compris qu'une première maison, de nouveau, se construisit auprès de la tombe où gisait celui ou celle que le malheureux ne voulait pas quitter. Non que le ci du ci-gît désigne le site funéraire : tout au contraire il signale qu'il ne peut y avoir de lieu que celui qui s'enracine en ces corps.Le lieu n'indique pas la mort, la mort désigne le lieu -souvent sa limite. Autre lien inévitable.


Ici, en somme, pour dormir, aimer, accoucher, souffrir et mourir... nous nous couchons. Encore l'étymologie :ce verbe vient de col-locare, dormir en colocation, partager un lieu. Vulve première,tombe dernière... Cette troisième location désigne le lit, le grabat, où, tout justement, peuvent avoir lieu la naissance et l'agonie,mais encore le sommeil,la copulation,  la maladie,le repos,le rêve...


À elle seule, ma langue déploie trois des thèmes propres de ce livre, qui va dire qu'il existe au moins trois lieux fondamentaux : l'utérus, le lit et le tombeau. Savons- nous vraiment ce que nous disons ? Habiter hante donc les niches nécessaires aux moments de faiblesse et de fragilité :l'état embryonnaire, le risque de naître, la petite enfance au sein, la caresse dans l'oblation amoureuse, somme, paix, repos... requiescat in pace ;vie fœtale, acte d'amour,noir de la tombe, horizontalité  de la nuit.


Tout le reste : supporter le jour et la station debout, les activités d'économie ou de cuisine,la comédie publique, la politique, la chaleur et le froid du désert... dépend de ces nécessités intimes qui, le plus fortement du monde, nous lient à ces niches.

Offerte à l'espace, notre force sort de nos faiblesses, gisant, elles, dans ces lieux ; elle jaillit d'eux. Besoin premier :habiter ici. Habiter, avoir... comment décrire la force du lien qui les unit ? Qui manque d'un ici où s'étendre n'a pas longtemps la force de se tenir debout.


Ces mots ne parlent pas seulement des espaces occupés par les hommes, car, j'y reviens comme à une origine vive, tout vif se réfugie dans de telles niches et d'elles aussi jaillit :huîtres et bénitiers, mésanges et guêpes, lièvres et taupes, sangliers, chamois, isards... ont ou habitent coque ou coquille, ruche, aire ou terrier, bauge, remise, je l'ai dit... Ainsi les plantes poussent­ elles dans des sites dont l'altitude reproduit le froid ou la chaleur de leurs latitudes .Preuve : si elles changent d'environnement, ou elles meurent ou il faut leur bâtir des serres,des hôtels qu'un toit de verre protège,mimant l'effet connu sous ce nom. Quittant l'anthropomorphisme, considérons donc les lieux en général comme des partages de l'espace habitable, découpage pratiqué aussi bien par les animaux, les végétaux, algues et champignons,même par les monocellulaires ... découpage nécessaire donc à la continuation de la vie en général. Sous nos cartes, cadastres ou portulans s'en dessinent donc bien d'autres, vitaux...


Revenons aux hommes. Cette niche,ce lieu viennent-ils à manquer ? Fort exacte,encore,sur ce point,notre langue dit pauvre celui dont s'amenuisent les ressources pécuniaires ; indigent 1'affamé privé même de pain ;misérable celui qui
erre, dénué de toit, sans lieu. La misère humaine marque la limite de la vie possible. Ceux qui habitent ont ;ceux qui n'habitent aucun lieu n'ont point,absolument parlant. Sont­ ils encore ? Ils viennent de chuter en deçà des animaux. J'aurai, pour finir,à revenir vers eux.

Fondement naturel du droit de propriété


Nécessaire à la survie, l'acte de s'approprier  me paraît donc issu d'une origine animale, éthologique, corporelle, physiologique, organique, vitale... et non d'une convention ou de quelque droit positif. J'y sens un recouvrement d'urine,de déjections, de sang,de cadavres pourrissants ... Son fondement vient du fondement ... son fondement vient du corps, vivant ou mort. Je vois là une
action, une conduite, une posture... assez générales chez le vivant, assez indispensables, aussi, pour que je puisse les dire naturelles. Ici, un droit naturel précède le droit positif ou conventionnel.


Rousseau se trompe. Il écrit : « Le premier qui, ayant enclos un terrain,s'avisa de dire :"Ceci est à moi",et trouva des gens assez simples pour le croire,fut le vrai fondateur de la société civile » (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, seconde partie, début). Décrivant un acte imaginaire , il décide pour un fondement conventionnel du droit de propriété. Quelques siècles avant lui, dans le premier livre de son Histoire romaine, Tite-Live aurait pu dire,plus concrètement :« Le premier,Romulus, qui, ayant enclos un terrain par un sillon qu'il laboura au soc autour de Rome, s'avisa de dire : "Ceci est à moi"ne trouva personne pour le croire,mais trouva, au contraire, un frère jumeau -un rival, un concurrent, quelqu'un qui eut le même désir que lui... -pour s'y opposer. » Cette réaction  jalouse  foudroyante,  Tite-Live   l'a   finement vue et l'a fait faire par un double, donc par  un gémeau. Romulus tua donc ce Remus-là, opportunément  survenu, et s'empressa de l'enterrer  sous les murs de la Ville dont il devint, par là, tout justement, fondateur, propriétaire, maître, roi. Les restes sanglants de son crime souillèrent la terre qu'il s'appropria ainsi, selon la loi que je viens d'appeler naturelle ou vive. Romulus resta fidèle aux loups qui l'avaient e1evé. Aussi faux, du point de vue de l'histoire, que celui de Rousseau, le récit de l'historien latin exprime une vérité anthropologique, dont le contenu renvoie aux mœurs bestiales que ne cesse de voir le passant dans les rues compissées par les chiens, et que décrit l'éthologie.


Venu ainsi de la vie et des conduites animales, notre droit, je vais le dire, longuement s'en arrachera, s'en détachera, s'en libérera peu à peu et finira, parfois, par les oublier pour donner naissance à un ensemble de conventions ou de législations culturelles. Le droit dit naturel devient, peu à peu, positif. Comment ?


De deux manières : en faisant, d'abord, évoluer ces pratiques, aussi dures que possible : crimes, envahissements violents, ordures puantes ... vers les signes que j'appelle .doux. Enfin, en se libérant de ces marques. Voilà tout le propos de ce livre